Intervention de Nicole Belloubet

Réunion du 17 octobre 2017 à 14h30
Réforme du droit des contrats du régime général et de la preuve des obligations — Discussion d'un projet de loi dans le texte de la commission

Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice :

Madame la présidente, monsieur le vice-président de la commission, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, c’est avec grand plaisir que je viens devant vous pour évoquer l’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, qui a permis à la France de se doter enfin d’un droit des obligations modernisé, accessible et attractif. Le Gouvernement vous propose de ratifier explicitement ce texte, comme l’engagement en avait été pris en 2015, alors même que votre assemblée avait exprimé clairement et fermement son opposition au principe de l’habilitation.

Je ne reviendrai pas sur ce débat, qui est maintenant derrière nous. Je crois en effet que, au-delà des questions de méthode, nous pouvons nous accorder pour affirmer que cette réforme historique, entrée en vigueur depuis un an maintenant, était devenue urgente et indispensable. En effet, alors que des pans entiers de notre code civil avaient été rénovés au cours des décennies précédentes, notamment dans le domaine du droit de la famille, que des pays qui s’étaient pourtant autrefois inspirés du code Napoléon s’étaient depuis affranchis de ce modèle, jugé trop ancien pour demeurer source d’inspiration, et n’avaient pas attendu pour réformer leur propre droit des obligations, le droit français des obligations était, lui, toujours régi par des dispositions inchangées depuis 1804.

Depuis ce constat, formulé à l’occasion du bicentenaire du code civil, en 2004, ni le principe ni l’urgence de la réforme n’avaient été remis en cause. Pourtant, rien n’avait été fait ; aucun processus législatif n’avait été enclenché. L’habilitation accordée au Gouvernement en 2015 a permis de mener cette réforme dans des conditions de publicité tout à fait exemplaires, que je veux rappeler aujourd'hui devant vous.

L’avant-projet d’ordonnance a été transmis aux présidents de la commission des lois de chaque assemblée au moment du débat de 2015. Ce texte s’appuyait sur des travaux menés sous l’égide des professeurs Catala et Terré, qui avaient étudié ces sujets pendant plus de cinq ans, entre 2005 et 2011. Ces projets doctrinaux s’étaient par ailleurs enrichis des apports des professionnels du droit et des acteurs économiques.

Dès le vote de l’habilitation acquis – en 2015 –, la Chancellerie a rendu public un projet d’ordonnance, qui a alors été soumis à une très vaste consultation publique, d’une part, sur le site internet du ministère et, d’autre part, adressée directement aux administrations concernées, aux représentants des professions du droit, des milieux économiques ainsi qu’aux universitaires. Cette large consultation, qui a été ouverte pendant plus de deux mois, a permis de recueillir près de 300 contributions, représentant plus de 3 200 pages, émanant d’universitaires, de praticiens, de représentants des entreprises. Chacune de ces pages a été lue et analysée par la direction des affaires civiles et du sceau, que je remercie du travail qu’elle a effectué. De très nombreuses réunions de travail ont été organisées avec l’ensemble des parties intéressées, afin de leur soumettre les modifications envisagées à la suite de cette consultation publique.

L’ordonnance, qui a été publiée le 10 février 2016, n’est donc pas une œuvre élaborée dans le secret d’un bureau ministériel, ce qui n’aurait pas été acceptable. Elle est bien le résultat d’un dialogue fructueux et d’une collaboration importante.

Le seul examen comparé de l’avant-projet d’ordonnance et de l’ordonnance qui a finalement été publiée révèle l’attention portée par le Gouvernement aux critiques et aux propositions formulées dans le cadre de cette consultation. De nombreuses améliorations ont en effet été apportées au texte à la suite de celle-ci : certaines d’ordre technique, d’autres en réponse à des inquiétudes légitimes, manifestées notamment par les acteurs économiques. C’est ainsi que le champ d’application de la prohibition des clauses abusives a été restreint aux contrats d’adhésion, qu’un critère tenant à l’avantage manifestement excessif a été ajouté à la définition de l’abus de dépendance ou encore que le mécanisme de la subrogation conventionnelle a été réintroduit.

La publication de l’ordonnance sur le droit des contrats a par ailleurs été accompagnée de la publication d’un rapport de présentation au Président de la République particulièrement substantiel, de plus de 50 pages. Ce rapport constitue un remarquable outil pour éclairer le juge comme la doctrine sur les intentions du Gouvernement lors de l’élaboration de l’ordonnance et forme, depuis l’entrée en vigueur de ce texte, un guide précieux pour les praticiens.

Il aura ainsi fallu attendre près de douze années entre le lancement des travaux à l’occasion des cérémonies du bicentenaire du code civil et la publication de l’ordonnance du 10 février 2016. Comme je viens de le rappeler, ces douze années ont été particulièrement riches de contributions académiques, de réflexions, d’échanges nourris avec les acteurs économiques et les professionnels du droit. Cette méthode a entraîné l’organisation de multiples consultations et débats.

L’ordonnance, qui est entrée en vigueur le 1er octobre 2016, ne constitue donc pas une révolution. Elle est le fruit né progressivement et collectivement d’un travail incessant de collaboration avec les praticiens, qui ont tous eu, à tous les stades de l’élaboration du texte, l’oreille attentive de la Chancellerie.

Cette méthode de concertation, qui a été saluée par tous, a permis de mener à bien cette réforme dans le respect du double objectif fixé par la loi d’habilitation : satisfaire à l’objectif constitutionnel d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi ainsi que rendre le droit plus efficace et plus attractif, sans sacrifier l’intérêt des parties les plus faibles.

L’ordonnance consiste avant tout, et c’est le premier objectif, en une œuvre de codification de la jurisprudence. Cette jurisprudence, remarquable et abondante, s’était développée depuis deux siècles pour combler les silences du code civil ou adapter un texte devenu trop ancien aux exigences de notre société contemporaine. Par essence fluctuantes, et donc source d’insécurité juridique, ces solutions jurisprudentielles largement admises ont été inscrites dans le code civil par le texte de l’ordonnance, pour plus de prévisibilité.

L’accessibilité du droit civil a également été renforcée par l’adoption d’un plan plus clair, par un vocabulaire rénové et par des formulations plus simples, sans sacrifier à la tradition très française de concision et de clarté du code civil, indispensables à sa pérennité.

Le second objectif était le renforcement de l’efficacité et de l’attractivité du droit français. De fait, ce droit des contrats rénové réaffirmera – du moins est-il permis de l’espérer – la capacité de la France à servir de modèle en la matière. Les parties aux contrats internationaux, qui peuvent choisir la loi applicable à leurs relations, pourront désormais s’en saisir pleinement.

Dans cette perspective, au-delà de l’abandon formel de la notion de « cause », incomprise de nos partenaires européens notamment, l’ordonnance consacre dans la loi certains mécanismes issus de la pratique, tels que la cession de contrat ou la cession de dette.

L’ordonnance simplifie également d’autres dispositifs, afin d’en rendre l’utilisation plus aisée. Ainsi en est-il des formalités nécessaires à l’opposabilité de la cession de créance, assouplies en réponse aux besoins nés de la pratique.

Dans le souci de limiter le contentieux, l’ordonnance développe les remèdes unilatéraux à la disposition du créancier dans le cas d’une obligation inexécutée, pour lui permettre de réagir rapidement en cas d’inexécution. Ces remèdes lui permettent, sans avoir à attendre l’issue d’un procès, d’éviter une perte de temps et d’argent qui peut être préjudiciable à la poursuite de son activité économique.

Des solutions innovantes sont par ailleurs proposées à celui qui s’apprête à conclure un contrat ou à celui qui l’a déjà conclu, à l’image des actions interrogatoires qui lui permettent de mettre fin à une situation d’incertitude juridique, telle qu’un risque de nullité, en mettant en demeure un tiers ou son cocontractant de prendre position sur cette situation dans un certain délai.

Renforcer l’attractivité de notre droit n’impliquait pas pour autant de renoncer à nos valeurs traditionnelles et humanistes. Le texte propose à cet égard des instruments garants de la justice contractuelle, protecteurs de la partie faible, tout en étant efficaces et adaptés aux exigences de l’économie de marché.

Au-delà de la consécration générale du principe de bonne foi, l’ordonnance sanctionne ainsi l’exploitation abusive d’une situation de dépendance par un contractant ou les clauses créant un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties, comme cela existe déjà dans les contrats de consommation notamment. Enfin est introduite la révision du contrat pour imprévision, qui permet l’adaptation du contrat dont l’exécution est rendue excessivement difficile pour l’une des parties du fait d’un changement de circonstances indépendant de la volonté des parties.

L’ordonnance, qui a intégré notre régime juridique depuis le 1er octobre 2016 et qui a nécessité un très important effort d’adaptation de la part des praticiens, est aujourd’hui soumise pour ratification à votre assemblée. Si son entrée en vigueur est encore trop récente – elle date d’à peine un an – pour permettre d’en apprécier, en pratique, l’incidence sur le contentieux, l’équilibre semble aujourd'hui atteint entre la modernisation nécessaire et le maintien des grands principes fondateurs de notre droit des contrats.

Ainsi que la garde des sceaux d’alors s’y était engagée devant la Haute Assemblée, un projet de loi de ratification autonome a été déposé par le Gouvernement. Ce texte est inscrit à l’ordre du jour des travaux du Sénat d’aujourd'hui.

Mesdames, messieurs les sénateurs, cette ratification s’impose. Elle s’impose en raison de la confiance accordée par le Parlement pour mener à bien cette réforme substantielle et historique – je crois que le mot n’est pas trop fort même si l’objet du texte est juridique –, qui porte sur plus de 300 articles de notre code civil, socle des échanges économiques pour le simple particulier comme pour la grande entreprise ou encore pour la très petite entreprise qui ne dispose pas de service juridique. Mais cette ratification est aussi un exercice qui suppose un « grand esprit de responsabilité », comme l’a affirmé très justement votre rapporteur, M. François Pillet.

Le texte est en vigueur depuis le 1er octobre 2016 et s’applique aux seuls contrats conclus depuis cette date. Cette réforme a rendu nécessaire un important travail de mise en œuvre, en particulier de la part des professions du droit et des entreprises, qui ont dû adapter leurs pratiques. C’est pour prendre en compte ces considérations que le Gouvernement avait d’ailleurs prévu une entrée en vigueur des nouvelles dispositions différée au 1er octobre 2016.

Nous sommes donc aujourd’hui face à un enjeu puissant en termes de stabilité de notre droit.

Par des modifications substantielles du texte de l’ordonnance, nous prendrions un risque, celui de créer un nouveau droit transitoire, ce qui s’avérerait néfaste sur le plan de la lisibilité et de la sécurité juridique. En renvoyant une image d’instabilité, l’attractivité du droit français, qui est pourtant un objectif de la réforme, se trouverait gravement compromise.

Je souhaite, à cet égard, rendre hommage à l’état d’esprit qui a présidé au travail de votre commission des lois et de son rapporteur. En effet, le texte dont nous allons discuter démontre, si besoin était, que nous avons en partage, monsieur le rapporteur, l’impérieuse nécessité de préserver cette sécurité juridique. Sur certains points qui ne modifient ni le sens ni même l’esprit des textes, la commission a effectué des choix. Le Gouvernement proposera de revenir sur certains d’entre eux, dans un seul but, celui de préserver l’ordre juridique établi depuis un an maintenant et de ne pas créer, je me répète, un nouveau droit transitoire.

La majeure partie des observations formulées par les commentateurs, extrêmement nombreux, qui ont écrit depuis la publication de l’ordonnance relèvent souvent de l’interprétation des textes. À cet égard, je forme le vœu que les débats qui s’ouvrent maintenant sur cette réforme permettent au Gouvernement d’éclairer son intention et contribuent à résoudre les difficultés d’interprétation éventuelles, sans qu’il soit pour autant nécessaire de modifier substantiellement le texte.

Pour conclure, je nous convie collectivement à la prudence et à la prévoyance de Portalis, qui, dans son discours de présentation du code civil, nous mettait en garde : « Il faut laisser le bien, si on est en doute du mieux ; qu’en corrigeant un abus, il faut encore voir les dangers de la correction même ; qu’il serait absurde de se livrer à des idées absolues de perfection, dans des choses qui ne sont susceptibles que d’une bonté relative ; qu’au lieu de changer les lois, il est presque toujours plus utile de présenter aux citoyens de nouveaux motifs de les aimer ».

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