Monsieur le président, madame la ministre des armées, mes chers collègues, c’est avec gravité que nous abordons le débat de cet après-midi, dans un monde de plus en plus dangereux, où le terrorisme frappe à nos portes et où la guerre est à nouveau possible, du Moyen-Orient à l’Asie nucléarisée, mais aussi aux frontières de l’Europe, avec l’annexion de la Crimée.
Pourquoi une revue stratégique ? C’est notre commission, par la voix de mon prédécesseur, Jean-Pierre Raffarin, qui avait suggéré dès le mois de juin dernier au Président de la République et à vous-même, madame la ministre, la formule souple d’une revue stratégique plutôt qu’un Livre blanc, pour aller, sans perdre de temps, vers une nouvelle loi de programmation militaire. Au fond, la menace était connue : du terrorisme djihadiste asymétrique jusqu’aux stratégies de puissance dans le haut du spectre – les grandes puissances –, dans un environnement de plus en plus incertain et instable, nous assistions à une accélération de tendances déjà en germe dans le Livre blanc de 2013.
La revue remarquablement menée par le député européen Arnaud Danjean confirme pleinement notre analyse. Je voudrais lui rendre hommage personnellement, car il a accepté de consacrer ses compétences, son temps, voire ses vacances d’été, au service de ce devoir important. Il a su réunir autour de lui une équipe compétente et il nous livre aujourd’hui un diagnostic imparable.
Mettons de côté les deux composantes de la dissuasion, que le Président de la République lui-même, dans sa lettre de mission, indiquait vouloir maintenir et qui sont donc hors du champ du débat. La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées souscrit à cette approche, comme nous l’avons dit dans notre rapport d’information de juin dernier sur la modernisation des forces nucléaires.
Ce qui est frappant, c’est évidemment le décalage, le hiatus, pour ne pas dire la contradiction manifeste entre l’aggravation de la menace décrite par la revue stratégique et l’état de nos armées, aujourd’hui saturées d’engagements – je rappelle que plus de 30 000 hommes sont actuellement en opérations intérieures et extérieures – et fragilisées par une décennie d’éreintement et de sous-investissement. Nous en sommes tous responsables !
La description de la menace est saisissante à la lecture de la revue.
Le durcissement des engagements est vécu chaque jour par nos soldats confrontés, au Mali, en moyenne, à un engin explosif improvisé par jour ou, en République centrafricaine, à des scènes dépassant l’horreur.
Une attaque nucléaire n’est plus, aujourd’hui, impensable. Les crises sont dispersées, depuis les immensités sahéliennes jusqu’à la mer de Chine méridionale et même à l’espace extra-atmosphérique.
L’incertitude, la confusion, les menaces hybrides, les postures d’ambiguïté stratégique sèment le doute partout, répandant ce « brouillard de la guerre », parfois jusqu’au cœur de nos alliances. La menace se numérise : cyberattaques sur nos économies et sur nos systèmes politiques, guerre informationnelle et bataille de la communication.
Nos engagements, enfin, sont écartelés entre un temps politique précipité par la pression médiatique et un temps des opérations, lequel se compte en années, voire en dizaine d’années.
Si la revue n’adopte pas d’approche géographique, une priorité euro-méditerranéo-sahélienne se dessine toutefois, avec une attention particulière portée à notre voisinage immédiat, en particulier à la rive sud de la Méditerranée. Nous y souscrivons pleinement : le danger n’est pas loin. Que se passerait-il si un pays à nos rives était déstabilisé ? Cette revue stratégique doit nous inciter à y réfléchir plus activement.
Forts de ce constat, c’est maintenant vers l’étape d’après que nous devons nous tourner : la préparation de la loi de programmation militaire. Or l’état des armées offre, en comparaison, un singulier contraste. Le maintien d’un modèle d’armée complet et équilibré, prôné par la revue, implique, il faut le mesurer pleinement, un considérable effort sur les moyens, car le modèle est bon, mais il est exsangue !
Trente capacités sont nécessaires pour assumer les cinq fonctions stratégiques. Le maintien de certaines d’entre elles est un défi, la revue le dit sans détour : entrer sur le champ de bataille en premier et durer, en particulier. Entrer en premier sur un théâtre d’opérations, c’est pouvoir agir seul, contre tout type d’ennemi, c’est avoir la capacité d’agréger des alliés, c’est conserver son autonomie stratégique. Cela implique non seulement de combler nos lacunes capacitaires bien connues – moyens de surveillance, ravitailleurs, hélicoptères, moyens de transport stratégique… –, mais aussi de mener une action réparatrice de régénération du potentiel et d’intégration de l’innovation pour conserver notre ascendant sur l’ennemi.
Durer, c’est avoir suffisamment de masse, de chair, pour pouvoir tenir. Or les faits sont têtus.
Nos forces armées ont perdu, entre 2008 et 2015, 50 000 effectifs ; la force opérationnelle de l’armée de terre entrerait tout entière dans le Stade de France, elle compte moins d’effectifs que la RATP !
Les véhicules de l’avant blindé ont quarante ans ; il faudra attendre 2028 pour doter tous les fantassins de leur nouveau fusil d’assaut ; quant au pistolet automatique de l’armée de terre, il a soixante ans.
Parmi les pilotes d’hélicoptères de l’ALAT, 20 % d’entre eux ne sont pas aptes aux « missions de guerre », faute d’heures de vol.
Le format de la marine nationale a fondu ; le programme de frégates multi-missions n’atteindra même pas la moitié de sa cible initiale. Pendant ce temps, la Chine produit chaque année l’équivalent du quart de la marine française. Les pétroliers ravitailleurs, d’âge canonique, ne sont pas aux normes environnementales, les patrouilleurs outre-mer, désarmés, ne sont pas remplacés et les hélicoptères Alouette volaient déjà à l’époque de Fantômas !
Les vingt avions de combat de l’armée de l’air engagés en opérations consomment à eux seuls le potentiel de cinquante appareils en pièces détachées. Les ravitailleurs de l’armée de l’air, qui servent à la dissuasion nucléaire, ont cinquante-cinq ans. Mes chers collègues, c’est comme si nous voyagions toujours en Caravelle quand nous prenons l’avion !
Tout cela démontre l’ampleur du besoin de régénération, de réparation et de modernisation.
Je n’évoque pas le secteur sinistré qu’est le soutien, l’éternel sacrifié, ou l’état déplorable du parc immobilier de la défense. Après avoir bradé l’hôtel de l’Artillerie à Sciences Po ou l’îlot Saint-Germain à la Ville de Paris, mieux vaudrait conserver le Val-de-Grâce pour loger les soldats de Sentinelle.