Intervention de Nicole Belloubet

Réunion du 24 octobre 2017 à 14h30
Redressement de la justice — Discussion d'une proposition de loi et d'une proposition de loi organique dans les textes de la commission

Nicole Belloubet :

Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, je me réjouis d’être aujourd’hui devant vous pour débattre des deux propositions de loi que viennent de présenter M. Bas, leur auteur, et les deux rapporteurs. Je me dois de saluer d’emblée le travail considérable qui a été mené sous l’égide de son président par votre commission des lois.

Permettez-moi d’évoquer une anecdote personnelle. Vous m’avez remis, cher Philippe Bas, le rapport de la mission d’information très exactement – je l’ai daté – cinq jours après ma nomination. §Il a constitué un élément puissant de mon acculturation avec le milieu de la justice, et de cela aussi je vous remercie.

Que ces textes soient inscrits à l’ordre du jour du Sénat témoigne, s’il en était besoin, de l’intérêt soutenu et constant porté par la Haute Assemblée à la justice. Ce faisant, vous vous inscrivez résolument dans la grande tradition sénatoriale.

Le rapport de la mission d’information de la commission des lois, présenté le 4 avril 2017, dont ces textes se veulent la traduction, constitue un socle important. Il montre que l’objectif d’améliorer le fonctionnement de la justice dépasse largement tous les clivages partisans. Le débat d’aujourd’hui donnera l’occasion à chacun des groupes qui constituent le Sénat de démontrer que l’on peut s’accorder sur des propositions consensuelles en la matière. J’y vois la confirmation que la transformation de la justice ne doit pas seulement relever d’un enjeu idéologique. C’est pour moi une conviction profonde.

Qu’on ne s’y trompe pas ! Cela ne signifie pas que je ne suis pas attentive aux impératifs de l’État de droit et que je ne mesure pas les exigences constitutionnelles ou conventionnelles de protection des libertés publiques et individuelles.

Je ne veux pas signifier que des débats de cette nature seraient illégitimes ou inutiles. Ce serait absurde et contraire à toute idée démocratique. Je pense simplement qu’en tant que responsables politiques, que nous soyons parlementaires ou membres de l’exécutif, nous devons aussi apporter à la justice des solutions concrètes, opérationnelles, qui améliorent vraiment les choses, et non pas des idées préconçues qui se grefferaient sur une réalité qui serait tout autre.

Je partage en grande partie les orientations mises en avant par la mission d’information et reprises dans le rapport annexé à la proposition de loi.

Je ne peux que souscrire à la volonté qui y est exprimée de « renforcer les capacités de pilotage du ministère de la justice », de « moderniser le service public de la justice en innovant et en maîtrisant la révolution numérique », de « rendre l’institution judiciaire plus proche des citoyens », d’« améliorer l’organisation et le fonctionnement des juridictions en première instance et en appel », d’« accroître la maîtrise des dépenses » ou, enfin, de « redonner un sens à la peine d’emprisonnement ».

Je partage bien entendu toutes ces ambitions et je tiens d’ailleurs à remercier M. le président de la commission des lois d’être venu m’en présenter l’économie et la portée.

Dans le rapport de la mission comme dans les deux propositions de loi, l’accent est tout d’abord mis sur les questions budgétaires. Vous avez raison sur ce point, et le Gouvernement sait qu’il est nécessaire de donner, sur la durée, des moyens supplémentaires à la justice.

C’est une volonté forte qui a été exprimée par le Président de la République et par le Premier ministre, qui en a fait l’un des points essentiels de son discours de politique générale en juillet dernier.

Les paroles se sont traduites en actes : le budget du ministère augmentera de près de 4 % en 2018 à périmètre constant. Dans le contexte contraint de nos finances publiques, une telle augmentation est assez significative. La progression sera encore plus rapide dans les années à venir, puisqu’elle devrait s’élever à 4, 3 % en 2019 et à 5, 1 % en 2020.

En trois ans, le budget de la justice augmentera ainsi de près de 900 millions d’euros. L’un de mes prédécesseurs avait fixé l’objectif d’un accroissement d’un milliard d’euros sur l’ensemble du quinquennat. Cet objectif sera donc quasiment atteint sur les trois premières années. Sans en tirer gloire, c’est évidemment un motif de satisfaction, car c’est l’assurance que nous pourrons avoir les moyens indispensables pour soutenir les évolutions profondes que nous souhaitons mettre en œuvre en faveur de la justice.

Mais je pense aussi, comme j’ai eu l’occasion de le dire à plusieurs reprises, que l’augmentation des moyens ne suffira pas à elle seule à transformer la justice. C’est d’ailleurs un constat partagé avec la commission des lois.

Depuis plusieurs années, les discours sur la justice portent essentiellement sur des questions de principe et sur des questions budgétaires. Évidemment, ces enjeux sont légitimes et importants. Mais il faut aussi s’interroger sur l’adéquation de l’organisation de la justice et de ses procédures avec les missions qui nous sont assignées. Je veux traiter ces questions, car les augmentations budgétaires ne seront efficaces que si nous nous lançons dans une transformation en profondeur de notre système.

Dès son discours de politique générale, le Premier ministre avait annoncé, je le rappelais à l’instant, un projet de loi de programmation pour la justice qui devrait être présenté au Parlement au printemps prochain.

Cher Philippe Bas, vous souhaiteriez que ce projet de loi de programmation s’appuie sur la proposition de loi dont nous discutons aujourd’hui. Permettez-moi d’avoir sur ce point une divergence de nature plus méthodologique que principielle.

L’article 34 de notre Constitution prévoit que les lois de programmation déterminent les objectifs de l’action de l’État. Même si rien ne fait naturellement obstacle à ce que le Parlement prenne des initiatives en ce domaine, il me semble logique, sur le plan institutionnel, que le Gouvernement, qui détermine et conduit la politique de la Nation en application de l’article 20 de la Constitution, soit à l’initiative d’une loi de programmation pour la justice, laquelle traduit une volonté politique et une action dans la continuité.

Comme vous, je souhaite aller vite, car la justice ne peut plus attendre, mais je veux aussi agir avec méthode et pragmatisme, deux valeurs que vous ne renierez pas.

Plus fondamentalement sans doute, je pense que l’excellente base de travail que constituent les travaux de la commission des lois doit être encore enrichie par les propositions venues des acteurs mêmes de notre justice. Je n’ignore pas que la mission d’information que vous avez conduite est allée à la rencontre d’un nombre important d’entre eux et les a auditionnés.

Cependant, j’ai souhaité aller plus loin dans la consultation de celles et ceux qui peuvent être porteurs d’idées nouvelles, efficaces et réalistes, car j’ai la conviction, après quelques mois passés place Vendôme, que ce sont les acteurs au quotidien de la justice qui détiennent les clés de sa transformation.

Sans eux, rien n’est possible. Ce sont eux qui peuvent nous apporter les solutions concrètes dont nous avons besoin pour engager les indispensables évolutions. Leur expérience, leur engagement, leur imagination doivent nous être utiles. J’ai rencontré des magistrats et des personnels qui prennent des initiatives, fourmillant d’idées pour améliorer le traitement des dossiers, aller plus vite, mieux accueillir les justiciables… C’est sur eux que je veux m’appuyer.

C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de lancer des chantiers de la justice articulés autour de cinq thèmes : la transformation numérique, la simplification de la procédure pénale, la simplification de la procédure civile, l’adaptation de l’organisation territoriale, le sens et l’efficacité des peines.

Chaque chantier est coordonné par deux chefs de file choisis pour leur expérience sur chacun des sujets. Chaque chantier sera mené selon une méthode spécifique, ajustée au mieux aux besoins de l’exercice.

Je suis persuadée que la transformation numérique est la première priorité. Le justiciable ne peut plus comprendre que la justice reste à l’écart de l’évolution numérique, qui facilite l’accessibilité et l’efficacité des services publics. Le numérique offre l’opportunité unique de rendre notre justice accessible à chacun très simplement, de rendre des décisions plus rapidement, de réduire les distances géographiques, d’introduire de la transparence sur l’avancée des procédures. Vous l’avez, cher Philippe Bas, très bien écrit.

Ce sujet irrigue en réalité tout le fonctionnement de la justice. Ainsi, il n’est pas normal que les justiciables ne puissent suivre l’état de leur procédure en ligne, comme cela se fait, toute comparaison gardée, devant la juridiction administrative depuis plusieurs années. Il n’est pas normal non plus que l’on ne puisse pas saisir les juridictions en ligne, notamment pour les petits litiges. Enfin, on ne peut accepter que les procédures pénales ne soient pas dématérialisées, de l’enquête jusqu’à l’audience, et que les magistrats et les greffes se trouvent noyés sous le papier. Le plan de transformation numérique doit être ambitieux. Les acteurs de terrain, par leurs exigences, nous aideront à fixer les bonnes priorités.

Cette réflexion autour de la numérisation doit aller de pair avec la réforme des procédures civile et pénale. C’est une question de cohérence, puisque le cœur du procès sera, dans un futur proche, je l’espère, constitué d’un dossier numérique.

C’est pourquoi nous avons lancé, avec le ministre de l’intérieur, mon collègue Gérard Collomb, un ambitieux chantier d’amélioration et de simplification de la procédure pénale. Nous souhaitons ensemble – j’insiste sur cette volonté commune, concernant notamment la phase de l’enquête – que l’on puisse alléger et rendre plus efficace et plus fluide le travail des enquêteurs, dans le respect des libertés individuelles. Il faudra également renforcer l’efficacité du travail des magistrats, en leur permettant de se concentrer sur le cœur de leur activité.

Je souhaite donc que le débat s’engage, pour évaluer l’ensemble des propositions et, surtout, celles qui sont issues des consultations effectuées auprès des professionnels de la justice, mais aussi, pour la partie qui les concerne, auprès des enquêteurs, qu’ils soient policiers ou gendarmes.

Il va de soi que ce chantier trouvera sa concrétisation et ses prolongements dans les textes que nous présenterons au printemps.

Il en ira de même pour le chantier sur le sens et l’efficacité de la peine. Notre ordre pénal républicain est fondé sur le principe de l’individualisation des peines. Cela doit demeurer ainsi. Mais la réflexion n’a pas encore suffisamment investi le champ de l’exécution des peines. Je suis pourtant convaincue que, ce qui garantit l’efficacité de la répression, c’est le caractère adapté de la peine, mais aussi sa certitude et sa promptitude.

Outre un plan de construction de 15 000 nouvelles places de prison, qui traduit un engagement présidentiel et permettra d’assurer la prise en charge des détenus dans des conditions tout à la fois de plus grande sécurité pour la société et de plus grande dignité pour eux, une réflexion doit être conduite sur le sens de la peine. Elle devra prendre en compte ses trois dimensions : sécuriser la société, punir le condamné et assurer la réinsertion sociale de ceux qui ont purgé leurs peines.

Nous travaillons sur la manière de donner aux magistrats les moyens de prononcer des peines réellement diversifiées, en ne faisant plus de la peine d’emprisonnement la seule peine de référence et en réinscrivant à son côté des peines autonomes, notamment les peines de travaux d’intérêt général et le bracelet électronique pour les courtes peines.

Dans le cadre de ce chantier sera évalué notre système d’aménagement et d’exécution des peines, devenu, vous l’avez rappelé, messieurs les rapporteurs, trop complexe. Il faut aussi nous pencher sur le parcours des détenus en détention et l’aménagement des fins de peine. C’est essentiel pour la prévention de la récidive et la réinsertion des condamnés. Tous ces points se traduiront par des modifications de notre législation.

La simplification que j’appelle de mes vœux portera aussi sur la procédure civile.

La réforme de la procédure en appel, qui vient d’entrer en vigueur, doit être pleinement assimilée par les acteurs, et il faut se donner le temps d’une première évaluation avant de la retoucher profondément. En revanche, nous pouvons aller plus loin, me semble-t-il, s’agissant de la procédure civile de première instance.

Dans le cadre de la dématérialisation, il faut simplifier les règles de saisine du juge et développer puissamment la conciliation et la médiation. Il nous faudra travailler sur la déjudiciarisation d’un certain nombre de procédures, dans le cadre de ce chantier.

Je souhaite, entre autres choses, que l’on puisse expertiser l’idée de deux « procédures cibles » – procédure avec avocat et procédure sans avocat –, au sein desquelles viendraient se fondre les particularismes qui distinguent aujourd’hui les contentieux.

Il faut aussi que l’on puisse s’interroger sur l’office du juge et le rôle des parties quant à l’objet du litige : faut-il davantage responsabiliser les parties sur la mise en état du dossier ? Faut-il instaurer une obligation pour le juge de soulever d’office un moyen de pur droit ? Un juge compétent pour soulever d’office les moyens de droit, c’est en effet une piste pour rétablir l’égalité des armes au profit du justiciable qui ne dispose pas des ressources nécessaires pour s’assurer une défense de qualité.

Je souhaiterais enfin que l’on puisse réfléchir à la revalorisation du rôle du juge de première instance : pour ce faire, faut-il revoir les cas d’ouverture de l’appel ou encore généraliser l’exécution provisoire ?

Toutes ces questions seront soumises à la réflexion ; nous ne devons omettre aucune piste et n’éluder aucune question pour apporter les bonnes réponses.

Enfin, il reste un dernier chantier, qui n’est pas le moindre, celui de l’adaptation de l’organisation judiciaire. La proposition de loi en discussion comporte un certain nombre de propositions très précises à cet égard.

Cette adaptation est une conséquence inéluctable des réformes profondes que je souhaite mener. La simplification et la numérisation des procédures ne peuvent rester sans incidence sur nos modes de fonctionnement et sur notre organisation. Les nouvelles perspectives numériques, notamment, changeront le rapport des justiciables à la justice, mais modifieront aussi profondément le travail de l’ensemble des professions du droit.

À mon sens, le statu quo n’est pas possible. On ne peut imaginer une transformation de nos procédures et de nos modes de fonctionnement sans une adaptation de notre organisation, avec une seule idée-force : rendre le meilleur service possible au justiciable, car c’est bien lui qui doit être notre préoccupation centrale.

Cela signifie en particulier que les exigences qui s’imposent à notre organisation doivent être fondées sur le respect des principes de proximité et d’efficacité.

Je le rappelais à l’instant, votre mission d’information a proposé des pistes dignes d’intérêt, et je me réjouis qu’elle soit entrée positivement dans ce débat. L’adaptation de notre organisation est toujours un sujet sensible, compliqué, où les intérêts des uns et des autres se chevauchent, se confrontent, se retrouvent ou divergent parfois profondément. Le point de vue du Sénat, assemblée de la proximité et des territoires, est en la matière tout à fait essentiel, et j’y serai très attentive.

J’ai souhaité que cette question soit étudiée dans le cadre des chantiers de la justice avec un regard neuf, en se fondant sur une ample concertation. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé que soit menée une mission de concertation avec l’ensemble des parties prenantes – professionnels du droit, magistrats, fonctionnaires, parlementaires et élus locaux – sur les principes qui doivent sous-tendre notre organisation judiciaire, tels que les principes de proximité, de collégialité, de spécialisation et de mise en cohérence avec l’action de l’État. Des propositions me seront faites par les chefs de file de ces chantiers au tout début de l’année prochaine.

Je veux cependant d’ores et déjà l’indiquer, cette réforme doit se faire en conservant le maillage actuel de nos juridictions, en maintenant les implantations judiciaires existantes. Les adaptations ne se traduiront par la fermeture d’aucun lieu de justice.

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