Je vous remercie de votre accueil et de votre contribution à nos travaux. Je vous félicite également, monsieur le président, de votre élection à la présidence de la commission des affaires étrangères du Sénat, ainsi que tous vos collègues élus ou réélus.
Il est tout à fait naturel que nous soyons devant vous aujourd'hui ; c'est d'ailleurs ce qu'avait souhaité le Président de la République dans sa lettre de mission. Comme Christian Cambon l'a rappelé, nous sommes une formation collégiale. Si je dis cela, ce n'est pas que je veux me prémunir contre un quelconque danger dans cette noble assemblée... Simplement, cela correspond à la réalité des travaux que nous avons conduits. Ce rapport est le fruit d'un travail collectif, ce n'est absolument pas « mon » rapport, même si j'en assume chaque ligne.
Outre moi-même et Philippe Errera, qui en était le secrétaire général, ce comité comprenait 16 membres hautement qualifiés. Vous avez souligné mon intérêt pour ces sujets : j'ai mesuré durant nos travaux les limites qui étaient les miennes face au panel d'experts que nous avions en face de nous et à qui je rends hommage. Ma grande satisfaction, si je devais n'en avoir qu'une, a été notre grande liberté de parole, laquelle nous a permis d'aboutir à un résultat qui suscitera sans doute des critiques et des réserves, mais dont je peux vous assurer la parfaite honnêteté intellectuelle et professionnelle.
Je ne ferai pas une présentation exhaustive de ce rapport en trois parties ; je m'attacherai à vous en rappeler quelques idées fortes.
Notre groupe de travail a été installé à la fin du mois de juin et a rendu ses travaux la semaine dernière. Le rapport a été validé en conseil de défense mercredi dernier. J'ai mené plus de 120 entretiens, tant en France qu'à l'étranger, ce qui explique que mes collègues bourguignons François Patriat et Jean-Paul Émorine, ici présents et que je salue, m'aient peu vu cet été sur le terrain... Comme cela nous était demandé, nous avons procédé à une revue stratégique et non pas rédigé un livre blanc, avant une loi de programmation militaire.
Ce document comprend donc trois parties : la première partie dresse un état des lieux de la situation actuelle, en insistant particulièrement sur les théâtres sur lesquels nous sommes engagés diplomatiquement et militairement ; la deuxième partie est plus prospective et dessine les évolutions de la conflictualité, la façon dont on conçoit la guerre et dont on la fait ; dans la troisième partie, plutôt prescriptive, nous développons ce que doivent être les ambitions de la France. Elle doit permettre d'embrayer sur une loi de programmation militaire.
S'agissant de l'état des lieux, si je devais qualifier en deux adjectifs l'environnement international actuel, je dirais qu'il est plus incertain et plus instable. Le système international dans lequel nous évoluons, façonné après la Seconde Guerre mondiale, basé sur des architectures de sécurité à la fois globales et régionales, se dégrade : il est affaibli et contesté de l'intérieur par de grandes puissances qui en sont elles-mêmes théoriquement les garantes - la Russie, la Chine, les États-Unis - et également par de nouveaux acteurs étatiques - des puissances régionales qui veulent se faire « une place au soleil » en n'hésitant pas à recourir à des moyens que nous croyions proscrits : la Turquie, l'Arabie Saoudite ou l'Iran -, et non étatiques. Ainsi, une des premières choses qu'a faites l'État islamique en 2014, une fois son implantation réalisée, a été d'effacer la frontière entre la Syrie et l'Irak, illustrant sa contestation des bases mêmes de l'ordre international.
La contestation de ce système international, dont nous avons beaucoup d'exemples - de l'annexion de la Crimée jusqu'à l'annonce faite par le président Trump au sujet de l'accord nucléaire avec l'Iran - n'est sans doute pas l'élément prégnant en termes de menaces. Mais cet affaiblissement du système est structurel et va continuer de peser sur l'ensemble des relations internationales dans les décennies à venir. Tous les éléments sur lesquels nous avons ensuite insisté - terrorisme, retour des États-puissance, les États faillis - s'inscrivent sur cette toile de fond et renforce les incertitudes.
La France, membre de l'Union européenne, de l'Otan, du Conseil de sécurité des Nations unies, est une des puissances constitutives de ce système international. C'est un pays profondément attaché au multilatéralisme, à la légitimité des actions internationales qu'elle conduit, mais cette vision des choses est sinon minoritaire, du moins elle n'est plus partagée par un certain nombre de grands pays qui souhaitent aujourd'hui s'en affranchir. Cela soulève de vraies difficultés d'appréhension du contexte international et fait peser de l'incertitude et de l'imprévisibilité sur la façon dont nous concevons notre diplomatie et nos engagements armés.
Le deuxième point, c'est l'instabilité, qui nous renvoie précisément aux menaces auxquelles nous avons à faire face sur notre sol. Le territoire national a été durement frappé et tout le monde pense à 2015. Mais, au moment où se déroule le procès Merah, force est de constater que la vague d'attentats djihadistes auxquels nous avons à faire face remonte bien avant les événements de Charlie-Hebdo ou du Bataclan. L'affaire Merah a été l'amorce d'une nouvelle vague de terrorisme djihadiste pas fondamentalement nouvelle dans sa nature, mais d'une ampleur inédite. Cela nécessitait une adaptation de nos dispositifs qui a conduit nos forces armées à s'engager fortement et durablement sur le territoire national.
Au-delà de cette menace immédiate et directe sur notre sol et sur nos populations, l'instabilité du contexte international est attestée aussi sur d'autres théâtres : le continent européen est cerné par des zones en crise ou en tension, voire par des guerres ouvertes. Par environnement européen, je vise également le Sahel, car, comme le disaient certains interlocuteurs locaux, entre le Mali et l'Europe, il n'y a qu'une frontière. Et il ne nous semble pas que cette zone soit aujourd'hui en voie de stabilisation et elle continuera à être instable dans les prochaines années, quelle que soit la forme que prenne notre engagement.
L'instabilité, on la retrouve également au Proche et au Moyen-Orient. Nous sommes engagés au Levant et les défaites que subit l'organisation terroriste État islamique ne doivent pas masquer une chose : ce qu'il reste de cette organisation va retourner à ce qu'elle était avant : un phénomène insurrectionnel sunnite dans cette région qui restera une source majeure d'instabilité. En outre, un certain nombre de djihadistes seront tentés de revenir dans leur pays d'origine, même si l'ampleur de ce phénomène n'est pas aussi forte qu'on l'avait craint. Surtout, par effet de dissémination, des zones qui étaient jusqu'alors peu affectées par ce phénomène - en Afrique de l'Ouest ou en Asie du Sud-Est - risquent demain de se trouver en première ligne. Voyez ce qui se passe aux Philippines.
L'instabilité se manifeste aussi à l'Est de l'Europe, où le conflit ukrainien doit être considéré non pas comme un conflit gelé, à l'instar du conflit en Transistrie ou du conflit entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie, mais bien comme un conflit de basse intensité. Les forces qu'il concentre et les dommages qu'il génère vont bien au-delà de ce que l'on constate dans les autres conflits gelés, et on ne peut guère escompter sa résolution à court terme.
Si l'ensemble de ces menaces et de ces risques sont extrêmement présents dans notre environnement immédiat et nous affectent tous, même de façon inégale, en tout état de cause, ils sont source d'instabilité majeure de l'environnement international.
D'autres risques, qui ne sont pas militaires à proprement parler, peuvent cependant affecter nos capacités. Les catastrophes naturelles qui se sont abattues sur nos DOM en sont un bon exemple, puisqu'elles ont suscité la mobilisation massive de moyens y compris militaires. Nous ne pouvons pas ignorer non plus les risques de pandémies ou les phénomènes de criminalité organisée transnationale, tous facteurs aggravants de crises existantes.
Notre état des lieux est donc assez sombre : celui d'un environnement incertain et instable qui ne devrait pas connaître de véritables améliorations.
La deuxième partie de la revue dresse la liste des défis auxquels doivent faire face nos armées, que nous avons rassemblés autour des notions de durcissement et d'ambiguïté.
Le durcissement prend d'abord la forme d'une militarisation accrue d'un certain nombre d'acteurs. C'est le cas des plus grandes puissances, comme l'essor spectaculaire de la marine Chinoise ou les efforts militaires russes le montrent, mais aussi des organisations terroristes, qui disposent parfois de moyens comparables à ceux des États. On le voit au Mali, au Levant ou même au Yémen, où les milices Houthis peuvent mettre en péril la navigation le long des côtes.
Le durcissement peut aussi se constater en termes d'accessibilité. Certains États peuvent nous poser des problèmes d'accès qui ne se posaient pas jusqu'à présent, comme en Méditerranée, où certains pays réarment, et où d'autres ont aujourd'hui des régimes stables mais pourraient, avec des régimes instables, nous poser de grandes difficultés, notamment pour nos Opex.
L'ensemble des domaines sont affectés. C'est le cas du domaine maritime avec la Méditerranée ou l'Océan indien. Dans cette zone, les Chinois s'installent durablement à Djibouti et deviennent les principaux acteurs des routes maritimes ; ceci est loin d'être anodin compte-tenu du volume des flux commerciaux qui transite par cette zone. C'est le cas du domaine aérien, avec les fréquentes provocations russes autour des espaces aériens occidentaux : on peut y voir des gesticulations sans conséquences, mais le danger du dérapage est toujours là. Et c'est le cas du domaine terrestre, comme au Sahel, où nos forces n'ont pas affaire à quelques va-nu-pieds en pick-up, mais à des forces aguerries. Ce qu'ont subi les Américains au Niger récemment et la résistance de Boko Haram doivent à cet égard nous faire réfléchir.
Deux autres domaines, sans être inédits, sont concernés par un durcissement d'une ampleur nouvelle. Le numérique est un « terrain de jeu » infini pour de nouveaux acteurs, faisant apparaître une nouvelle difficulté, celle de l'attribution des actes malveillants, qui détermine la réponse. L'espace ne doit pas non plus être oublié, avec le risque évident de militarisation.
Ce durcissement va de pair avec l'ambiguïté. Nous avons tous en tête l'attaque dont TV5 a été la victime et les difficultés d'identification de l'origine de cette attaque. Vous pouvez aujourd'hui paralyser un État sans le revendiquer, sans apparaître clairement comme le responsable. C'est une mutation importante de la conflictualité : pour avoir moyens de s'en prémunir ou de répondre, il faut avoir les moyens d'identifier l'auteur de ces actes.
L'ambigüité se manifeste aussi dans le domaine nucléaire, avec la prolifération et des doctrines de plus en plus ambiguës. Certains États évoquent la possibilité d'abaisser leur seuil d'emploi, sans même parler de la crise nord-coréenne. Cette situation nous demandera beaucoup d'agilité et d'adaptabilité à nos forces armées et, au-delà, à notre industrie d'armement.
La troisième partie de la revue est plus prescriptive. La France ne doit pas baisser la garde, bien au contraire : elle doit pouvoir faire face à l'ensemble de ces défis. La France a une singularité stratégique qu'elle doit assumer sans complexes et sans arrogance. Avec le Brexit, la France est la seule puissance européenne qui soit membre de l'Union européenne, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations-unies, ainsi que puissance nucléaire, avec une armée complète et agissante.
Il ne s'agit pas de pousser un quelconque « cocorico », mais de constater la réalité d'un statut que nous devons assumer. Nous devrons relever ces défis d'abord pour nous-mêmes bien sûr, mais aussi pour être crédibles à l'égard de nos alliés. L'outil militaire complet à la française est perçu par nos partenaires comme une force. Ce n'est pas en nous affaiblissant que nous ferons envie aux autres. Le développement d'une forte autonomie n'est pas en contradiction avec la capacité à fédérer, bien au contraire. Cela se manifeste tout particulièrement aujourd'hui, dans un moment très particulier au niveau européen.
Je ne suis pas un eurobéat. Je ne crois pas que la défense européenne arrivera par incantation. Mais être réaliste ne doit pas nous conduire à abdiquer cet objectif. Aujourd'hui, de nombreux partenaires de notre pays comprennent lucidement que s'ils ne relèvent pas certains défis, personne ne le fera à leur place. Mais ne nous illusionnons pas : cela ne se fera pas du jour au lendemain.
Il est du devoir de la France de porter cette ambition européenne, mais avec lucidité et pragmatisme. Cela ne se fera pas à 27 ; les partenariats bilatéraux y ont toute leur place, y compris celui avec le Royaume-Uni. Nous devons nouer des coopérations avec nos amis allemands. Cela ne va pas forcément de soi en matière militaire, nous en sommes conscients, et les Allemands aussi. Néanmoins, le volontarisme est là, des deux côtés du Rhin. La démarche consistant, à Berlin, à accepter plus de responsabilités semble irréversible. Attention cependant aux illusions : l'Allemagne ne sera pas militairement une « France bis », qui nous suppléera dans toutes nos actions. Les contraintes institutionnelles et politiques, fruits de l'histoire, demeureront. Mais nous pouvons avoir et développer des complémentarités, comme au Sahel, où l'Allemagne offre un soutien précieux aux États de la région.
D'autres pistes existent, tel le fonds européen de défense et les financements européens en matière de recherche, qu'il ne faut pas dédaigner. La France ne peut pas être absente de ces initiatives inédites. Le contexte est favorable aux coopérations.
Nous n'ignorons pas les partenariats plus globaux. L'Australie, par exemple, va devenir un partenaire industriel, mais aussi opérationnel, dans une région qui concentrera de plus en plus d'enjeux à l'avenir - avec de surcroît le voisinage de la Nouvelle-Calédonie.
La chute - si l'on peut dire - de notre rapport, est abrupte, car nous n'avions pas à entrer dans le détail des ressources nécessaires pour faire face. Nous avons pu trouver cela frustrant - y compris moi-même. Mais cet exercice revient à ceux qui devront écrire la future loi de programmation militaire. Mais nous avons réfléchi aux ambitions et aux aptitudes.
Nous n'avons pas remis en cause les cinq fonctions stratégiques, mais nous avons proposé de rééquilibrer leurs places relatives. Nous plaidons ainsi pour qu'une attention particulière soit portée à l'anticipation et à la connaissance. Cela est valable pour le renseignement militaire, mais aussi pour l'ensemble de la communauté du renseignement. Nous insistons aussi sur la protection : le sol national a été frappé et nous devons répondre à la demande de protection de nos concitoyens. Cela concerne non seulement la marine et l'armée de l'air, habituées à cette posture de sécurité maritime et aérienne du territoire et de ses approches, mais aussi désormais l'armée de terre.
Nous mettons aussi en valeur la fonction prévention : la France a des atouts en matière de pré-positionnement, avec les DROM-COM et les bases militaires à l'étranger. Cet aspect a peut-être été trop négligé par le passé. Cela ne veut d'ailleurs pas forcément dire qu'il faut modifier inconsidérément l'allocation des ressources, mais les dernière catastrophes naturelles ont montré toute l'importance du pré-positionnement, pas forcément de ressources technologiquement sophistiquées, mais parfois de capacités plus « rustiques » très utiles pour faire face aux urgences et assumer une présence efficace Outre-Mer. Il faut également considérer une meilleure anticipation et prévention des crises en amont. Et toujours avoir à l'esprit que l'intervention doit s'appréhender dans la durée. La meilleure solution est toujours de ne pas avoir à intervenir. Je suis très heureux de voir que ce thème a été porté par nos armées elles-mêmes, qui, avec lucidité et courage, sont conscientes des limites de leurs propres actions. La diplomatie et l'action militaire doivent mieux s'articuler et les réflexions préalables doivent être plus fluides. Dans le domaine de la politique de développement, domaine clé de la stabilisation et donc de la prévention, les moyens européens devraient être mobilisés sans réserves, même si - je le sais bien - ils sont parfois perçus comme excessivement lourds et bureaucratiques.