Nous accueillons aujourd'hui notre collègue député européen Arnaud Danjean, grand spécialiste des problèmes de stratégie et de défense, à qui le Président de la République a demandé de coordonner la rédaction de la revue stratégique de défense et de sécurité nationale, à la tête d'un comité qui a beaucoup travaillé cet été.
Je suis très heureux de saluer le général François Lecointre, chef d'état-major des armées, que nous accueillons pour la première fois. Il reviendra d'ailleurs le 9 novembre nous parler du budget. Je lui dis tout notre respect, notre amitié, notre soutien dans sa mission. Je salue la présence de l'ingénieur général de l'armement Joël Barre, délégué général pour l'armement, que nous revoyons demain matin sur des questions budgétaires, dont c'est également la première venue devant la commission. Nous accueillons également Jean-Paul Bodin, secrétaire général pour l'administration qui a déjà planché devant nous, ainsi que l'ambassadeur Philippe Errera, directeur général des relations internationales et de la stratégie, que nous avons connu exerçant d'autres responsabilités dans le passé.
Une revue stratégique, c'est en fait une vision d'ensemble des menaces du contexte géostratégique, première étape indispensable pour nous permettre d'y voir clair en vue du débat sur la loi de programmation militaire, qui viendra, au premier semestre 2018, décliner les moyens des forces armées pour répondre à ces menaces. Arnaud Danjean, vous avez souhaité associer les représentants du Parlement aux réflexions du comité et nous avons eu plusieurs entretiens préalables. Vous venez aujourd'hui nous présenter le fruit de la réflexion collective d'un comité de 18 membres où siégeaient notamment les chefs d'état-major et les plus importants responsables placés auprès de la ministre des armées, avec qui, mardi prochain, nous débattrons en séance publique au Sénat des conclusions de la revue stratégique.
Notre commission, par la voix de Jean-Pierre Raffarin, mon prédécesseur, avait suggéré au Président de la République et à la ministre des armées, dès le mois de juin, la formule d'une revue stratégique, outil beaucoup plus léger que le Livre blanc pour préparer la loi de programmation militaire. Notre constat était que les menaces étaient connues, et que, si elles s'étaient durcies et dispersées, les grandes tendances étaient au fond déjà identifiées dans le Livre blanc de 2013 : du terrorisme djihadiste et de stratégies asymétriques d'acteurs non étatiques aux stratégies de puissance qui se déploient dans le haut du spectre, le tout dans un environnement de moins en moins stable.
Pour nous, l'essentiel, c'est d'aller rapidement à la loi de programmation militaire pour organiser la remontée en puissance des moyens des armées, sans perdre les traditionnels 18 mois des commissions du Livre blanc ancienne formule.
Le Président de la République, dans sa lettre de mission, demandait une analyse des menaces et une priorisation de nos intérêts de sécurité. Il avait d'ores et déjà indiqué son souhait du maintien des deux composantes de la dissuasion, qui étaient en quelque sorte hors du champ de vos débats.
Le comité a vite et bien travaillé, puisque la revue que vous nous présentez aujourd'hui est un document solide, qui prône - c'est pour nous l'essentiel - le maintien d'un modèle d'armée complet et équilibré. Cela implique un effort considérable sur les moyens, tant nos armées sont aujourd'hui surexposées et fragilisées par une décennie d'éreintement.
Vous n'aviez pas pour mission de définir les contrats opérationnels, mais vous esquissez, dans une démarche intéressante, les 30 « capacités » nécessaires aux forces armées, tout en maintenant à l'identique les grandes fonctions stratégiques. Le maintien de certaines de ces capacités est un défi, vous le dites sans détour : entrer en premier et durer, en particulier.
Enfin, si votre revue n'adopte pas d'approche géographique, une priorité euro-méditerranéo-sahélienne se dessine toutefois, avec une attention particulière au voisinage immédiat.
Je vous remercie de votre accueil et de votre contribution à nos travaux. Je vous félicite également, monsieur le président, de votre élection à la présidence de la commission des affaires étrangères du Sénat, ainsi que tous vos collègues élus ou réélus.
Il est tout à fait naturel que nous soyons devant vous aujourd'hui ; c'est d'ailleurs ce qu'avait souhaité le Président de la République dans sa lettre de mission. Comme Christian Cambon l'a rappelé, nous sommes une formation collégiale. Si je dis cela, ce n'est pas que je veux me prémunir contre un quelconque danger dans cette noble assemblée... Simplement, cela correspond à la réalité des travaux que nous avons conduits. Ce rapport est le fruit d'un travail collectif, ce n'est absolument pas « mon » rapport, même si j'en assume chaque ligne.
Outre moi-même et Philippe Errera, qui en était le secrétaire général, ce comité comprenait 16 membres hautement qualifiés. Vous avez souligné mon intérêt pour ces sujets : j'ai mesuré durant nos travaux les limites qui étaient les miennes face au panel d'experts que nous avions en face de nous et à qui je rends hommage. Ma grande satisfaction, si je devais n'en avoir qu'une, a été notre grande liberté de parole, laquelle nous a permis d'aboutir à un résultat qui suscitera sans doute des critiques et des réserves, mais dont je peux vous assurer la parfaite honnêteté intellectuelle et professionnelle.
Je ne ferai pas une présentation exhaustive de ce rapport en trois parties ; je m'attacherai à vous en rappeler quelques idées fortes.
Notre groupe de travail a été installé à la fin du mois de juin et a rendu ses travaux la semaine dernière. Le rapport a été validé en conseil de défense mercredi dernier. J'ai mené plus de 120 entretiens, tant en France qu'à l'étranger, ce qui explique que mes collègues bourguignons François Patriat et Jean-Paul Émorine, ici présents et que je salue, m'aient peu vu cet été sur le terrain... Comme cela nous était demandé, nous avons procédé à une revue stratégique et non pas rédigé un livre blanc, avant une loi de programmation militaire.
Ce document comprend donc trois parties : la première partie dresse un état des lieux de la situation actuelle, en insistant particulièrement sur les théâtres sur lesquels nous sommes engagés diplomatiquement et militairement ; la deuxième partie est plus prospective et dessine les évolutions de la conflictualité, la façon dont on conçoit la guerre et dont on la fait ; dans la troisième partie, plutôt prescriptive, nous développons ce que doivent être les ambitions de la France. Elle doit permettre d'embrayer sur une loi de programmation militaire.
S'agissant de l'état des lieux, si je devais qualifier en deux adjectifs l'environnement international actuel, je dirais qu'il est plus incertain et plus instable. Le système international dans lequel nous évoluons, façonné après la Seconde Guerre mondiale, basé sur des architectures de sécurité à la fois globales et régionales, se dégrade : il est affaibli et contesté de l'intérieur par de grandes puissances qui en sont elles-mêmes théoriquement les garantes - la Russie, la Chine, les États-Unis - et également par de nouveaux acteurs étatiques - des puissances régionales qui veulent se faire « une place au soleil » en n'hésitant pas à recourir à des moyens que nous croyions proscrits : la Turquie, l'Arabie Saoudite ou l'Iran -, et non étatiques. Ainsi, une des premières choses qu'a faites l'État islamique en 2014, une fois son implantation réalisée, a été d'effacer la frontière entre la Syrie et l'Irak, illustrant sa contestation des bases mêmes de l'ordre international.
La contestation de ce système international, dont nous avons beaucoup d'exemples - de l'annexion de la Crimée jusqu'à l'annonce faite par le président Trump au sujet de l'accord nucléaire avec l'Iran - n'est sans doute pas l'élément prégnant en termes de menaces. Mais cet affaiblissement du système est structurel et va continuer de peser sur l'ensemble des relations internationales dans les décennies à venir. Tous les éléments sur lesquels nous avons ensuite insisté - terrorisme, retour des États-puissance, les États faillis - s'inscrivent sur cette toile de fond et renforce les incertitudes.
La France, membre de l'Union européenne, de l'Otan, du Conseil de sécurité des Nations unies, est une des puissances constitutives de ce système international. C'est un pays profondément attaché au multilatéralisme, à la légitimité des actions internationales qu'elle conduit, mais cette vision des choses est sinon minoritaire, du moins elle n'est plus partagée par un certain nombre de grands pays qui souhaitent aujourd'hui s'en affranchir. Cela soulève de vraies difficultés d'appréhension du contexte international et fait peser de l'incertitude et de l'imprévisibilité sur la façon dont nous concevons notre diplomatie et nos engagements armés.
Le deuxième point, c'est l'instabilité, qui nous renvoie précisément aux menaces auxquelles nous avons à faire face sur notre sol. Le territoire national a été durement frappé et tout le monde pense à 2015. Mais, au moment où se déroule le procès Merah, force est de constater que la vague d'attentats djihadistes auxquels nous avons à faire face remonte bien avant les événements de Charlie-Hebdo ou du Bataclan. L'affaire Merah a été l'amorce d'une nouvelle vague de terrorisme djihadiste pas fondamentalement nouvelle dans sa nature, mais d'une ampleur inédite. Cela nécessitait une adaptation de nos dispositifs qui a conduit nos forces armées à s'engager fortement et durablement sur le territoire national.
Au-delà de cette menace immédiate et directe sur notre sol et sur nos populations, l'instabilité du contexte international est attestée aussi sur d'autres théâtres : le continent européen est cerné par des zones en crise ou en tension, voire par des guerres ouvertes. Par environnement européen, je vise également le Sahel, car, comme le disaient certains interlocuteurs locaux, entre le Mali et l'Europe, il n'y a qu'une frontière. Et il ne nous semble pas que cette zone soit aujourd'hui en voie de stabilisation et elle continuera à être instable dans les prochaines années, quelle que soit la forme que prenne notre engagement.
L'instabilité, on la retrouve également au Proche et au Moyen-Orient. Nous sommes engagés au Levant et les défaites que subit l'organisation terroriste État islamique ne doivent pas masquer une chose : ce qu'il reste de cette organisation va retourner à ce qu'elle était avant : un phénomène insurrectionnel sunnite dans cette région qui restera une source majeure d'instabilité. En outre, un certain nombre de djihadistes seront tentés de revenir dans leur pays d'origine, même si l'ampleur de ce phénomène n'est pas aussi forte qu'on l'avait craint. Surtout, par effet de dissémination, des zones qui étaient jusqu'alors peu affectées par ce phénomène - en Afrique de l'Ouest ou en Asie du Sud-Est - risquent demain de se trouver en première ligne. Voyez ce qui se passe aux Philippines.
L'instabilité se manifeste aussi à l'Est de l'Europe, où le conflit ukrainien doit être considéré non pas comme un conflit gelé, à l'instar du conflit en Transistrie ou du conflit entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie, mais bien comme un conflit de basse intensité. Les forces qu'il concentre et les dommages qu'il génère vont bien au-delà de ce que l'on constate dans les autres conflits gelés, et on ne peut guère escompter sa résolution à court terme.
Si l'ensemble de ces menaces et de ces risques sont extrêmement présents dans notre environnement immédiat et nous affectent tous, même de façon inégale, en tout état de cause, ils sont source d'instabilité majeure de l'environnement international.
D'autres risques, qui ne sont pas militaires à proprement parler, peuvent cependant affecter nos capacités. Les catastrophes naturelles qui se sont abattues sur nos DOM en sont un bon exemple, puisqu'elles ont suscité la mobilisation massive de moyens y compris militaires. Nous ne pouvons pas ignorer non plus les risques de pandémies ou les phénomènes de criminalité organisée transnationale, tous facteurs aggravants de crises existantes.
Notre état des lieux est donc assez sombre : celui d'un environnement incertain et instable qui ne devrait pas connaître de véritables améliorations.
La deuxième partie de la revue dresse la liste des défis auxquels doivent faire face nos armées, que nous avons rassemblés autour des notions de durcissement et d'ambiguïté.
Le durcissement prend d'abord la forme d'une militarisation accrue d'un certain nombre d'acteurs. C'est le cas des plus grandes puissances, comme l'essor spectaculaire de la marine Chinoise ou les efforts militaires russes le montrent, mais aussi des organisations terroristes, qui disposent parfois de moyens comparables à ceux des États. On le voit au Mali, au Levant ou même au Yémen, où les milices Houthis peuvent mettre en péril la navigation le long des côtes.
Le durcissement peut aussi se constater en termes d'accessibilité. Certains États peuvent nous poser des problèmes d'accès qui ne se posaient pas jusqu'à présent, comme en Méditerranée, où certains pays réarment, et où d'autres ont aujourd'hui des régimes stables mais pourraient, avec des régimes instables, nous poser de grandes difficultés, notamment pour nos Opex.
L'ensemble des domaines sont affectés. C'est le cas du domaine maritime avec la Méditerranée ou l'Océan indien. Dans cette zone, les Chinois s'installent durablement à Djibouti et deviennent les principaux acteurs des routes maritimes ; ceci est loin d'être anodin compte-tenu du volume des flux commerciaux qui transite par cette zone. C'est le cas du domaine aérien, avec les fréquentes provocations russes autour des espaces aériens occidentaux : on peut y voir des gesticulations sans conséquences, mais le danger du dérapage est toujours là. Et c'est le cas du domaine terrestre, comme au Sahel, où nos forces n'ont pas affaire à quelques va-nu-pieds en pick-up, mais à des forces aguerries. Ce qu'ont subi les Américains au Niger récemment et la résistance de Boko Haram doivent à cet égard nous faire réfléchir.
Deux autres domaines, sans être inédits, sont concernés par un durcissement d'une ampleur nouvelle. Le numérique est un « terrain de jeu » infini pour de nouveaux acteurs, faisant apparaître une nouvelle difficulté, celle de l'attribution des actes malveillants, qui détermine la réponse. L'espace ne doit pas non plus être oublié, avec le risque évident de militarisation.
Ce durcissement va de pair avec l'ambiguïté. Nous avons tous en tête l'attaque dont TV5 a été la victime et les difficultés d'identification de l'origine de cette attaque. Vous pouvez aujourd'hui paralyser un État sans le revendiquer, sans apparaître clairement comme le responsable. C'est une mutation importante de la conflictualité : pour avoir moyens de s'en prémunir ou de répondre, il faut avoir les moyens d'identifier l'auteur de ces actes.
L'ambigüité se manifeste aussi dans le domaine nucléaire, avec la prolifération et des doctrines de plus en plus ambiguës. Certains États évoquent la possibilité d'abaisser leur seuil d'emploi, sans même parler de la crise nord-coréenne. Cette situation nous demandera beaucoup d'agilité et d'adaptabilité à nos forces armées et, au-delà, à notre industrie d'armement.
La troisième partie de la revue est plus prescriptive. La France ne doit pas baisser la garde, bien au contraire : elle doit pouvoir faire face à l'ensemble de ces défis. La France a une singularité stratégique qu'elle doit assumer sans complexes et sans arrogance. Avec le Brexit, la France est la seule puissance européenne qui soit membre de l'Union européenne, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations-unies, ainsi que puissance nucléaire, avec une armée complète et agissante.
Il ne s'agit pas de pousser un quelconque « cocorico », mais de constater la réalité d'un statut que nous devons assumer. Nous devrons relever ces défis d'abord pour nous-mêmes bien sûr, mais aussi pour être crédibles à l'égard de nos alliés. L'outil militaire complet à la française est perçu par nos partenaires comme une force. Ce n'est pas en nous affaiblissant que nous ferons envie aux autres. Le développement d'une forte autonomie n'est pas en contradiction avec la capacité à fédérer, bien au contraire. Cela se manifeste tout particulièrement aujourd'hui, dans un moment très particulier au niveau européen.
Je ne suis pas un eurobéat. Je ne crois pas que la défense européenne arrivera par incantation. Mais être réaliste ne doit pas nous conduire à abdiquer cet objectif. Aujourd'hui, de nombreux partenaires de notre pays comprennent lucidement que s'ils ne relèvent pas certains défis, personne ne le fera à leur place. Mais ne nous illusionnons pas : cela ne se fera pas du jour au lendemain.
Il est du devoir de la France de porter cette ambition européenne, mais avec lucidité et pragmatisme. Cela ne se fera pas à 27 ; les partenariats bilatéraux y ont toute leur place, y compris celui avec le Royaume-Uni. Nous devons nouer des coopérations avec nos amis allemands. Cela ne va pas forcément de soi en matière militaire, nous en sommes conscients, et les Allemands aussi. Néanmoins, le volontarisme est là, des deux côtés du Rhin. La démarche consistant, à Berlin, à accepter plus de responsabilités semble irréversible. Attention cependant aux illusions : l'Allemagne ne sera pas militairement une « France bis », qui nous suppléera dans toutes nos actions. Les contraintes institutionnelles et politiques, fruits de l'histoire, demeureront. Mais nous pouvons avoir et développer des complémentarités, comme au Sahel, où l'Allemagne offre un soutien précieux aux États de la région.
D'autres pistes existent, tel le fonds européen de défense et les financements européens en matière de recherche, qu'il ne faut pas dédaigner. La France ne peut pas être absente de ces initiatives inédites. Le contexte est favorable aux coopérations.
Nous n'ignorons pas les partenariats plus globaux. L'Australie, par exemple, va devenir un partenaire industriel, mais aussi opérationnel, dans une région qui concentrera de plus en plus d'enjeux à l'avenir - avec de surcroît le voisinage de la Nouvelle-Calédonie.
La chute - si l'on peut dire - de notre rapport, est abrupte, car nous n'avions pas à entrer dans le détail des ressources nécessaires pour faire face. Nous avons pu trouver cela frustrant - y compris moi-même. Mais cet exercice revient à ceux qui devront écrire la future loi de programmation militaire. Mais nous avons réfléchi aux ambitions et aux aptitudes.
Nous n'avons pas remis en cause les cinq fonctions stratégiques, mais nous avons proposé de rééquilibrer leurs places relatives. Nous plaidons ainsi pour qu'une attention particulière soit portée à l'anticipation et à la connaissance. Cela est valable pour le renseignement militaire, mais aussi pour l'ensemble de la communauté du renseignement. Nous insistons aussi sur la protection : le sol national a été frappé et nous devons répondre à la demande de protection de nos concitoyens. Cela concerne non seulement la marine et l'armée de l'air, habituées à cette posture de sécurité maritime et aérienne du territoire et de ses approches, mais aussi désormais l'armée de terre.
Nous mettons aussi en valeur la fonction prévention : la France a des atouts en matière de pré-positionnement, avec les DROM-COM et les bases militaires à l'étranger. Cet aspect a peut-être été trop négligé par le passé. Cela ne veut d'ailleurs pas forcément dire qu'il faut modifier inconsidérément l'allocation des ressources, mais les dernière catastrophes naturelles ont montré toute l'importance du pré-positionnement, pas forcément de ressources technologiquement sophistiquées, mais parfois de capacités plus « rustiques » très utiles pour faire face aux urgences et assumer une présence efficace Outre-Mer. Il faut également considérer une meilleure anticipation et prévention des crises en amont. Et toujours avoir à l'esprit que l'intervention doit s'appréhender dans la durée. La meilleure solution est toujours de ne pas avoir à intervenir. Je suis très heureux de voir que ce thème a été porté par nos armées elles-mêmes, qui, avec lucidité et courage, sont conscientes des limites de leurs propres actions. La diplomatie et l'action militaire doivent mieux s'articuler et les réflexions préalables doivent être plus fluides. Dans le domaine de la politique de développement, domaine clé de la stabilisation et donc de la prévention, les moyens européens devraient être mobilisés sans réserves, même si - je le sais bien - ils sont parfois perçus comme excessivement lourds et bureaucratiques.
Dans votre dernière partie, vous évoquez la fidélisation des ressources humaines. Le 11e rapport thématique du Haut-comité d'évaluation de la condition militaire indique quant à lui que 62 % des militaires de carrière de l'armée de terre et que 82 % des marins pourraient envisager de changer d'activité. Que proposez-vous dans ce domaine ? La Chine déploie de nouvelles routes maritimes de la soie. Une politique plus ambitieuse en Méditerranée ne serait-elle pas souhaitable ? L'Allemagne aide ses voisins de l'Est à se réarmer. Cette politique est-elle unilatérale ou concertée ?
Après votre constat plus que sombre d'un monde instable, vous réaffirmez toutefois la volonté d'une armée complète... donc coûteuse. Le travail de revue n'est pas fini : l'État-major et la ministre doivent en effet effectuer deux revues sur l'opération Barkhane et la situation au Levant.
Barkhane représente 4 500 militaires présents sur le terrain et 1 million d'euros par jours ; c'est 1 % du budget de la défense !
On essaie de créer une force africaine, de cinq mille hommes, mais celle-ci est loin d'être opérationnelle. Ce serait une grave erreur de nous désengager. Au Mali, le président nous décourage alors que la situation s'aggrave : 74 attentats en un trimestre ! Avec la fin des combats et Irak et en Syrie - comme après ceux de Libye - les soldats de Daech se replieront au Mali, avec leurs armes, car nous ne pourrons pas tous les arrêter. Nous n'avons pas le droit de baisser les bras. Où va l'opération Barkhane ?
Merci pour cet état des lieux précis, quoique sombre. La tentative chinoise d'instaurer des zones économiques exclusives (ZEE) nous impose-t-elle de rééquilibrer le poids de nos différentes armées en faveur de la marine ? Que pensez-vous de la militarisation de la sécurité intérieure ? Des contradictions apparaissent-elles entre plusieurs de nos accords de défense ? Quelle marge de manoeuvre avons-nous dès lors qu'une bonne partie du budget sera consommée par le renouvellement de la force de dissuasion ? Où en sommes-nous de la défense exo-atmosphérique ? La Chine disposerait de satellites anti-satellites...
Comment voyez-vous évoluer le conflit syrien, en particulier du point de vue géographique ? Quelle sera l'influence des Kurdes, de la Turquie ou de l'Iran ?
Merci pour la présentation très claire de ce remarquable travail. Entre les ambitions affichées - que beaucoup d'entre nous partagent - et les difficultés rencontrées par nos armées dans l'exercice de leurs missions, il y a un hiatus, dont nous devons être conscients. Vous avez été très clair sur les deux composantes de la dissuasion nucléaire, ainsi que sur la base industrielle de la défense européenne. Tant mieux, car des choix s'imposent si nous voulons rester crédibles.
Je ne parle jamais d'armée européenne !
mais les règles d'engagement ne sont pas les mêmes dans chaque pays. En France, c'est le Président de la République qui décide d'engager les armées ; en Allemagne, c'est le Parlement. Comment uniformiser le modèle de décision ? Vous évoquez, en l'espèce, le pragmatisme... Quel en serait le bon modèle ?
Bravo pour votre volontarisme européen. Toutefois, j'ai interrogé la semaine dernière, à l'occasion de l'assemblée parlementaire de l'Otan, Jens Stoltenberg, sur l'autonomie de la défense européenne. Sa réponse fut glaçante : 80 % de notre défense, dit-il, est assurée par des pays non-européens, comme le Canada, les États-Unis et bientôt le Royaume-Uni... Comment renforcer la défense franco-britannique après le Brexit ?
L'accord avec Microsoft est très contesté, car c'est de notre souveraineté numérique qu'il s'agit.
Nous avons signalé l'importance de l'attractivité de la fonction militaire, car nous sommes parfaitement conscients de la singularité du choix, personnel et professionnel, qu'est l'engagement dans cette carrière. Et nous ne perdons jamais de vue que nos ambitions se fondent, en dernière analyse, sur des hommes et des femmes qui opèrent sur le terrain. Les conditions matérielles ont leur importance, et elles figurent en bonne place parmi les priorités de la ministre. Les conditions familiales comptent aussi, tout comme le statut. Mais il y a autre chose : nos armées ont besoin de sentir derrière elles une forme de cohésion nationale - ce qui est plus difficile à développer par des mesures pratiques ! En la matière, la responsabilité est collective, et notre rencontre n'est pas anodine à cet égard. Tout affaiblissement d'un consensus minimal sur les grandes orientations nuit à l'attractivité de la fonction militaire. Soyons-y attentifs.
Général François Lecointre, chef d'état-major des armées. - Les ressources nouvelles doivent être réparties de façon équilibrée entre conditions de vie, restauration des capacités existantes et préparation de l'avenir. Les armées françaises, ce sont vos armées. La dimension humaine y est essentielle. Le Parlement peut nous aider à promouvoir des mesures interministérielles, qui ne coûtent rien : par exemple, favoriser la mutation dans la fonction publique du conjoint d'un militaire contraint de s'adapter à la mobilité de celui-ci.
Nous avons recensé les signes de montée en puissance de la Chine comme acteur aux ambitions globales. Tout en se réclamant du multilatéralisme, la Chine instrumentalise volontiers cette référence au multilatéralisme pour promouvoir son propre agenda. Il nous faut donc un dialogue lucide et exigeant avec elle, surtout dans le domaine maritime. Membres du conseil de sécurité de l'ONU, nous veillons attentivement aux développements en mer de Chine, même si nous n'y sommes pas un acteur de premier plan. Notre marine est en mesure d'agir - ce qui suscite l'intérêt de nos partenaires européens, y compris britanniques ! L'accès à la Méditerranée que s'ouvre la Chine et son expansion dans l'Océan indien nous préoccupent également. Il convient de noter l'activité de ses contingents dans les opérations de maintien de la paix en Afrique. Sans oublier les projets de la route de la soie numérique - là aussi, nous devons être attentifs.
Sur l'Allemagne, il est vrai que nous avons sans doute été un peu lents à prendre la pleine mesure de ce que signifie le framework nation concept. Elle a su agréger plusieurs pays d'Europe centrale et orientale sur le plan capacitaire pour développer des solidarités profitant à son industrie de défense. Ne soyons pas naïfs : les hausses de budget spectaculaires à venir bénéficieront d'abord à l'industrie de défense allemande. Nous pouvons le déplorer, ou tâcher de faire servir cette évolution aussi en partie à nos intérêts, par des partenariats industriels soigneusement définis et par une meilleure coopération sur les théâtres extérieurs, où les Allemands ne pourront jamais jouer notre rôle, mais où ils peuvent apporter un soutien important. D'ailleurs, l'engagement allemand au Sahel n'est pas près d'être remis en question.
Il existe une revue spécifique consacrée à Barkhane. Nous n'allons pas nous désengager, mais changer nos modalités d'engagement. Mon opinion est qu'il faut adapter notre dispositif avec souplesse. La situation au centre du Mali se dégrade. Le Nord est structurellement instable, et notre effort militaire n'y changera rien - peut-être même aggrave-t-il la situation. Au centre et au Sud, en revanche, l'articulation de Barkhane et de la Minusma peut être constructive. Je partage votre crainte d'un afflux de djihadistes, qui ne s'arrêteront d'ailleurs pas au Mali mais gagneront l'Afrique de l'Ouest, ou le prosélytisme islamiste, soutenu par de considérables puissances financières, bouleverse déjà la sociologie.
Général François Lecointre. - La revue de Barkhane a été confiée au ministre de l'Europe et des affaires étrangères et à la ministre des armées. C'est donc un travail interministériel, et nous en conduirons un semblable pour le Levant. Nous en rendrons les conclusions demain au Président de la République. Permettez-moi de lui en réserver la primeur des conclusions. La question : « Que se passerait-il en l'absence de Barkhane ? » suffit à indiquer que la France ne compte pas se désengager. Le Président de la République nous a demandé de fixer la nouvelle ambition opérationnelle des armées. Ce sera le lien entre la revue stratégique et la loi de programmation militaire.
Oui, notre présence maritime est fondamentale, même si la marine ne réclame pas une hausse exponentielle de ses moyens. Le déploiement des B2M a été tardif et je le regrette car nous devons disposer de moyens adaptés aux missions à conduire dans nos Outre-Mer et dans notre ZEE.
La militarisation de la sécurité intérieure est un sujet sensible et j'admets regarder cela, à titre personnel, avec beaucoup de circonspection. J'ai même été parfois très critique. Je reste convaincu que la lutte anti-terroriste sur le sol national concerne avant tout d'autres moyens que ceux des armées : renseignement, police, sécurité intérieure, justice, éducation, services sociaux, etc. Pour autant, les moyens militaires ont leur utilité, et l'adaptation en cours de Sentinelle est bienvenue, car elle recentre l'action des militaires sur leur vraie plus-value.
Les moyens de la dissuasion sont contraints, et le resteront. L'équilibre entre ambitions et réalisme sera l'enjeu du prochain exercice. Notre revue est raisonnable, je crois. Il existe des programmes sur les moyens exo-atmosphériques. Ce type de recherche doit être conduit en priorité dans un cadre européen, car son coût est considérable.
Sur la Syrie...
Le ministre de l'Europe et des affaires étrangères sera reçu demain à la commission sur ce sujet.
La phase de lutte contre l'État islamique arrive à son terme. Pour autant, l'insurrection sunnite continuera. La question devient de savoir comment interagiront les puissances régionales, qui sont en train de « se partager » la Syrie, même si le régime consolide son emprise sur la majorité du territoire - quoiqu'au prix d'une forte dépendance envers ses alliés russe, iranien ou du Hezbollah. Bref, cette recomposition promet d'être un processus de long terme, avec peut-être des accalmies passagères mais avec un maintien durable de tensions intercommunautaires et entre puissances régionales voisines.
Quand on veut tuer toute perspective de politique de défense européenne, on parle d'armée européenne. Je n'emploie jamais cette expression. D'ailleurs, elle n'est pas étrangère au Brexit, vu l'usage caricatural qu'en ont fait les médias britanniques. Pourtant, cette idée n'est en réalité que très très rarement évoquée à Bruxelles, et quand elle l'est c'est toujours très mal à propos! Quand bien même il en serait question, l'hétérogénéité des institutions est telle que ce serait irréaliste. En revanche, une politique de défense plus intégrée serait bienvenue - même si cela paraît peu envisageable à 27.
Quant aux propos de M. Stoltenberg, ses déclarations ne me convainquent pas. Nos alliés européens prennent conscience de la solidarité européenne en la matière. Ainsi, de l'Estonie par exemple. La prévisibilité de notre défense et la façon dont nous savons nous montrer solidaires de leurs propres perceptions les incite à travailler avec nous.
Les stratégies des autres pays ne doivent-elles pas être davantage prises en compte ? L'action maritime de la Chine nous concerne, puisque nous avons 11 millions de kilomètres carrés à protéger.
Cette revue met en garde contre l'ambiguïté des cyberattaques, qui créent des tensions entre les États. Que faire pour lutter contre celles-ci ?
Quelle est la situation des autorités libanaises face au retour des réfugiés et au conflit israélo-palestinien ? Le rôle de la France va-t-il évoluer ? Êtes-vous optimiste ?
Vous écrivez que l'adaptation de nos capacités de dissuasion doit se poursuivre, qu'elle suppose le renouvellement des deux composantes et le soutien de la pérennisation. Ce renouvellement est-il remis en question ?
Oui, notre stratégie doit s'articuler à celle de nos partenaires. Beaucoup d'entre eux conduisent, comme nous, des revues, et prennent la nôtre comme un point de repère car le positionnement français est perçu comme plus stable et prévisible. Une revue spécifique du cyber est en voie d'achèvement. Nous prenons la menace au sérieux, même si nous avons mis un peu de temps à la reconnaître. L'enjeu est de se coordonner avec nos alliés dans ce domaine où il n'est pas facile de partager.
S'agissant du Proche-Orient, je ferai preuve d'une grande modestie. Le conflit israélo-palestinien demeure un point très important et nous ne devons pas négliger cette zone, même si d'autres parties de cette région ont récemment attiré davantage notre attention. Pour ce qui concerne la Jordanie et le Liban, on évoque en permanence leur fragilité, réelle, mais je constate que ces deux pays font preuve d'une résilience extrêmement forte. Quand on mesure le flux de réfugiés auquel ils ont eu à faire face et les défis sécuritaires qu'ils ont à relever, force est de constater qu'ils tiennent bon pour l'instant. Nous devons faire preuve avec ces pays d'une grande solidarité.
Cela m'amène à dire un mot sur nos capacités de renseignement. Celles-ci sont prioritairement dirigées vers l'antiterrorisme, ce qui est légitime compte-tenu de l'état de la menace. Néanmoins, dans ce rapport, nous plaidons pour que d'autres dimensions ne soient pas négligées, en particulier la connaissance de ces pays de la Méditerranée et du Proche-Orient, dont beaucoup nous paraissent familiers et avec lesquels nous avons des liens culturels, politiques, historiques très forts. Pourtant, nous les connaissons finalement assez mal dans leurs processus de décision, dans les forces sociologiques qui les travaillent et nous ne sommes pas à l'abri de mauvaises surprises.