Intervention de André Reichardt

Commission des affaires européennes — Réunion du 16 novembre 2017 à 8h40
Justice et affaires intérieures — Proposition de résolution européenne de mme nathalie goulet tendant à la création d'un tribunal pénal international chargé de juger les djihadistes européens ayant servi avec daesh : examen du rapport de mm. jacques bigot et andré reichardt

Photo de André ReichardtAndré Reichardt :

Notre commission est saisie d'une proposition de résolution européenne tendant à la création d'un Tribunal pénal international chargé de juger les djihadistes européens ayant servi avec Daesh. Notre collègue Nathalie Goulet, à l'initiative de ce texte, met en avant deux objectifs :

- la sécurité, de manière à prendre en compte la problématique du retour sur le territoire national de ressortissants européens partis faire le djihad en Syrie et en Irak ;

- et le respect de l'État de droit, qui commande que leurs crimes ne restent pas impunis, et requiert, selon elle, l'institution d'une juridiction pénale internationale ad hoc pour les juger.

Cette proposition est innovante. Elle a surtout le mérite de chercher une solution au phénomène des djihadistes de retour, dit des returnees.

Si le terrorisme n'a malheureusement rien de nouveau, il a néanmoins connu des mutations au cours des dernières années, parmi lesquelles le départ pour le djihad de très nombreux individus radicalisés que l'on appelle des combattants terroristes étrangers. Le conflit en Syrie et en Irak puis l'affirmation de l'organisation État islamique, Daesh en arabe, ont naturellement favorisé ce phénomène, qui constitue une menace majeure pour la sécurité nationale et internationale. Nous avons pu le constater dans plusieurs pays européens, à commencer, malheureusement, par la France.

Selon Europol, environ 5 000 citoyens européens seraient impliqués dans le djihad. Parmi eux, 1 225 ressortissants français auraient séjourné en zone irako-syrienne, 689 y seraient encore présents et 244 seraient revenus sur le territoire national. Les autres sont morts.

C'est pour juger notamment les crimes commis sur place par ces djihadistes que la proposition de résolution vise à instituer un tribunal pénal international.

Je vous rappelle que la sécurité reste une compétence des États membres. Mais l'Union européenne est progressivement devenue un acteur incontournable de la lutte contre le terrorisme. Dès 2005, elle s'est dotée d'une stratégie en la matière et la dramatique actualité que nous connaissons a fait de cette lutte une priorité absolue de l'Union et des États membres.

La politique européenne cherche à assurer la sécurité des citoyens, à prévenir la radicalisation et à promouvoir la coopération internationale. Le renforcement des contrôles aux frontières, la finalisation du PNR, la limitation des armes à feu, l'échange d'informations, l'évolution d'Europol, le financement du terrorisme, le renforcement de la réponse pénale, la déradicalisation, etc. constituent autant d'actions de l'Union européenne en la matière, parallèlement aux politiques nationales. Une réponse globale a en particulier été élaborée pour prendre en compte le phénomène des combattants terroristes étrangers.

Vous le savez, le Sénat et sa commission des affaires européennes ont beaucoup travaillé sur la lutte contre le terrorisme. Nous avons adopté plusieurs résolutions européennes qui ont largement été prises en compte lors des négociations à Bruxelles, comme le rappelle notre rapport qui vous a été préalablement diffusé et auquel je me permets de vous renvoyer.

Par ailleurs, plusieurs commissions d'enquête sénatoriales ont également traité cette problématique, directement ou indirectement, par exemple celle sur les filières djihadistes, dont Nathalie Goulet et moi-même étions les co-présidents, ou celle sur Schengen.

La proposition de résolution européenne de Mme Goulet se situe sur le terrain de la justice internationale et, en cela, elle revêt un caractère inédit. Elle constitue une tentative bienvenue pour trouver une solution au problème de sécurité que peut poser le retour sur le territoire national de djihadistes français partis en Syrie et en Irak.

Pour apprécier l'opportunité de cette proposition, Jacques Bigot et moi-même avons envisagé deux questions : d'abord, quelle serait la valeur ajoutée d'une juridiction internationale pour juger les auteurs de crimes terroristes ? Ensuite, pourrait-on faire juger plus particulièrement par la Cour pénale internationale les djihadistes qui auraient commis des crimes d'une particulière gravité tels que des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité, voire des crimes de génocide ?

Sur la première question, la France s'est dotée d'un dispositif judiciaire de plus en plus efficace, à la fois spécialisé dans le terrorisme et centralisé à la section C1 du parquet de Paris, dont les moyens ont été progressivement renforcés depuis les attentats de 2015 et 2016.

La réponse judiciaire repose, en France, sur l'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, notion relativement large qui, selon le ministère de la justice, permet d'incriminer de nombreux comportements terroristes, dont ceux des djihadistes de retour.

Les filières djihadistes irako-syriennes font ainsi l'objet d'une judiciarisation qui concerne au total 1 448 individus. Parmi les 244 individus de retour du théâtre des opérations, 174 font l'objet d'un traitement judiciaire. Cette politique pénale française s'applique aussi aux femmes et aux mineurs, ces derniers faisant l'objet d'une prise en charge éducative et psychologique adaptée.

Dès lors que les tribunaux français sont compétents pour juger les combattants terroristes étrangers à leur retour, l'utilité d'une juridiction internationale serait très limitée. Naturellement, cela ne nous empêche pas d'améliorer la coopération judiciaire européenne qui, en dépit de certains progrès, continue de présenter des limites, comme le Sénat l'a déjà affirmé à plusieurs reprises.

Nous avons alors envisagé l'éventualité de la compétence d'une juridiction pénale internationale, en particulier pour les crimes les plus graves.

Je rappelle qu'il existe actuellement trois juridictions pénales internationales : le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, celui pour le Rwanda et la Cour pénale internationale (CPI). Cette dernière, créée par le Statut de Rome en 1998 et opérationnelle depuis 2002, a certes une vocation universelle, mais fonctionne selon le principe de subsidiarité : elle n'intervient que si une procédure n'est pas ou ne peut pas être engagée au niveau national. Du reste, en matière de crime contre l'humanité et de génocide, il existe une compétence universelle qui permet aux tribunaux français de juger les auteurs de tels crimes.

Il existe aujourd'hui une convergence d'opinions pour considérer que Daesh a commis des crimes contre l'humanité et un génocide - le Sénat lui-même a voté en ce sens le 6 décembre dernier.

Pour autant, la saisine de la CPI est bloquée pour différentes raisons : ni la Syrie ni l'Irak ne sont parties au Statut de Rome - et l'Irak tient particulièrement à ce que ses tribunaux jugent les djihadistes sur son territoire ; le Conseil de sécurité de l'ONU ne peut déférer à la Cour le cas des djihadistes du fait des vetos russe et chinois ; la procureure de la CPI elle-même a estimé que la base juridique pour agir était trop étroite et a rappelé le principe de subsidiarité. Par ailleurs, le terrorisme ne figure pas dans le Statut de Rome et la volonté de l'en exclure a même été plusieurs fois exprimée.

Au vu de ces différentes objections d'ordre juridique, nous sommes d'avis de ne pas adopter cette proposition de résolution européenne qui se heurte à de trop nombreux obstacles.

Enfin, nous tenons néanmoins à rappeler qu'il serait sans doute souhaitable que la compétence du parquet européen, dont la création a été actée récemment, soit étendue au terrorisme. Plusieurs voix, dont celle du Président de la République, se sont récemment exprimées en ce sens. La ministre de la justice a aussi repris ces propos.

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