Je suis honoré d'échanger avec vous sur la compétitivité des entreprises en France, et je vous remercie, madame la présidente, de ne pas avoir fait le raccourci entre les niveaux de bénéfices et d'effectifs en France.
En effet, la France ne représente que 7 % du chiffre d'affaires du groupe Michelin, pour 18 % de ses effectifs. Sans le groupe, la branche française ne s'en sortirait pas, mais nous faisons le pari d'une France forte et ambitieuse et nous y avons quinze usines. Ce pari sera gagné quand chaque site renforcera sa compétitivité. Face à nous, certains de nos concurrents délocalisent 80 % de leur production dans des pays low cost.
La compétitivité, ce n'est donc pas une obsession patronale, mais une question de survie, dont dépend la croissance et donc la création d'emplois. Nous avons vécu un drame avec la fermeture de l'atelier poids lourds de Joué-lès-Tours. Que faire pour que cela ne recommence pas ?
Nous avons pris des dispositions atypiques dans une de nos usines, qui était condamnée et qui est aujourd'hui exemplaire. On peut donc le faire.
En 2007-2008, nous avons vécu une crise effroyable. Le marché du pneu s'est effondré au point que l'on atteint à peine aujourd'hui le niveau de production de 2007. Le marché du rechapage pour les poids lourds a perdu un tiers de ses volumes, alors que l'agressivité de l'Asie lui a permis de gagner des parts de marché. Tous les grands producteurs européens ont fermé des usines.
À Roanne, nous disposons d'un site qui emploie près de 900 personnes. Vous imaginez donc son poids dans le tissu social local. Il accumulait les difficultés, avec des retards, une baisse du présentéisme, un manque de réactivité. En janvier 2014, l'intersyndicale du site a senti le danger et nous a demandé nos intentions. Nous avons lancé une réflexion et il nous est apparu qu'il fallait changer de paradigme. Plutôt que de restructurer, nous devions transformer le site en profondeur. Nous avons sollicité la création d'un comité de pilotage, non pas directement avec les délégués syndicaux, parce qu'il n'y avait rien à négocier, mais avec des représentants que leurs organisations avaient désignés.
Nous avons ainsi établi un diagnostic. Pour nous, la qualité et la réactivité posaient problème. Eux ont mis en cause la structure managériale, les locaux sociaux ou la restauration. Nous avons partagé avec eux des informations confidentielles sur les coûts de revient entre usines afin de créer de la confiance. Nous devions nous remettre en cause pour les convaincre de la sincérité de notre démarche.
Ce diagnostic a ensuite été partagé avec les employés, afin qu'ils soient conscients des enjeux. Nous avons présenté les objectifs à atteindre en termes de réactivité, de qualité, de présentéisme pour donner une seconde chance au site.
Ce fut extraordinaire. 120 ou 130 personnes se sont portées volontaires pour intégrer les différents groupes de travail sur différents sujets : réactivité, sécurité, productivité, qualité de vie au travail, etc. Après huit mois d'études sans intervention de la direction centrale, ces groupes ont abouti à des propositions époustouflantes, que nous avons rassemblées dans un pacte d'avenir. Il ne s'agit pas d'un accord juridique, mais de l'énoncé d'un engagement réciproque. Nous avons affecté 80 millions d'euros à la mise en oeuvre de ces réflexions.
Dix-huit mois plus tard, la réactivité a cru de 15 %, les études montrent que l'engagement du personnel atteint 80 %, un des plus forts taux du groupe, l'accidentologie et l'absentéisme ont baissé de 50 %. Les clients et les employés étant satisfaits, ce site est devenu un modèle économique et social.
Les moteurs de cette transformation, ce sont la transparence, la subsidiarité et la symétrie des attentions, à la fois envers le personnel et envers les clients. L'économique et le social sont indissociables et nécessitent un dialogue refondé.
Nous avons reproduit avec succès cette expérience sur d'autres sites, comme Vannes. Toutefois, ces réussites ne suffisent pas à garantir le maintien de l'empreinte industrielle à cinq, dix ou quinze ans. Cela, nous n'y arriverons pas tous seuls et nous avons besoin d'aide. Je vous présenterai mes réflexions à ce sujet en quatre points.
Tout d'abord, je tiens à saluer les récentes ordonnances sur le code du travail. Elles ne changent pas tout, mais ouvrent de nouveaux champs d'opportunités en supprimant des verrous anciens. J'en veux pour exemple le comité social et économique, le CSE, qui réunit le comité d'entreprise, les délégués du personnel et le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail, le CHSCT. L'accord majoritaire nous offre également la possibilité d'adapter l'organisation de chaque usine en fonction des productions.
D'autres verrous sauteront, mais il faut maintenant réussir la mise en oeuvre de cette réforme. Le succès dépendra de l'esprit dans lequel entreprises et organisations syndicales vont aborder l'application de ces ordonnances.
Par exemple, nous ne nous réjouissons pas de la création du CSE parce qu'il conduit à réduire le nombre de mandats, mais parce qu'il autorise un dialogue plus réactif, plus fluide et plus solide.
De même, si l'on utilise excessivement le referendum, on risque de prendre en otage la démocratie sociale et syndicale dans l'entreprise. Ce n'est pas l'objectif : il s'agit de maîtriser le curseur afin de ne pas briser la confiance ; à défaut, nous nous exposerions à un retour de bâton. Nous y travaillons chez Michelin.
Mon deuxième point concerne la fiscalité, en particulier les impôts fonciers. Pour Michelin, la taxe sur le foncier bâti industriel et commercial s'élève à 80 millions d'euros. Cela signifie que lorsque l'on investit en France, on paie indéfiniment 4 % du capital, ce qui double le coût de l'investissement en vingt-cinq ans. C'est deux fois plus que la moyenne des pays européens. Si le taux de cette taxe était ajusté à la moyenne européenne, Michelin économiserait 400 millions d'euros en dix ans et pourrait construire une nouvelle usine et créer des centaines d'emplois.
Troisièmement, le coût du travail. Les investisseurs observent un point essentiel : la masse salariale et l'évolution du coût moyen intégrant salaire de base et charges. En France, par rapport au reste de l'Europe, les bas salaires sont compétitifs, leur coût est inférieur à la moyenne. Souhaitons-nous pourtant que les emplois les moins qualifiés deviennent la principale option dans le pays ? Nous avons besoin de talents et de nouvelles compétences. Pour les collaborateurs et les cadres, si le salaire de base est compétitif, le coût des charges sociales conduit le coût total à être plus élevé de 5 % à 25 % par rapport à l'Allemagne, à la Grande-Bretagne, à l'Italie ou à l'Espagne. Pour l'employé, certes, le salaire est compétitif, mais pour l'entreprise, l'investissement ne l'est pas du tout.
Enfin, c'est mon quatrième point, il faut encourager les industriels vertueux par des réglementations appropriées. L'obsolescence programmée, par exemple, donne lieu à de véritables escroqueries envers les consommateurs. Certains pays sont ainsi tentés de remettre en cause la réglementation qui fixe l'usure en en remontant la limite au risque de contraindre le consommateur à changer de pneus plus tôt, alors que le niveau d'usure objectif ne l'impose pas. Les conséquences économiques d'une telle mesure se compteraient en millions d'euros pour les consommateurs, et, en termes écologiques, entraîneraient une production sur la planète de 450 millions de pneus supplémentaires. Nous produisons des pneus qui, usés, peuvent être au moins aussi performants encore que des pneus neufs. Pour prendre en compte cela dans la réglementation, il faudrait intégrer ces pneus usés dans les tests.
Michelin peut proposer cette performance grâce à un investissement de 400 à 600 millions d'euros dans la recherche et le développement, en particulier en France. Il ne faudrait pas qu'une réglementation inappropriée remette cela en cause.
La compétitivité n'est donc pas exclusivement une thématique patronale, elle est source de progrès environnemental et social, par tous et pour tous. Nous ne pouvons pas nous contenter d'ajustements ou de rafraîchissements dès lors qu'il s'agit de maintenir l'empreinte industrielle en France, en faisant face à des concurrents puissants. Il s'agit de changer de paradigme, et de nous donner les moyens d'une performance durable et donc d'une compétitivité durable.