Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, déradicalisation, prévention, réponse judiciaire et carcérale, la lutte contre le djihadisme et ses conséquences est l’un des grands défis qui se posent actuellement en France et, plus largement, en Europe. Il n’y a pas de solutions simples pour le relever. Il nous faut avoir sur cette question un débat constructif, qui réunisse toutes les compétences, tous les savoirs et toutes les intelligences. Voilà pourquoi nous sommes réunis ici ce soir.
Vous le savez, le phénomène djihadiste n’est pas nouveau. En effet, l’émergence de la mouvance djihadiste trouve son origine dans l’invasion soviétique de l’Afghanistan et le conflit qui s’ensuivit, à partir de 1979. Des combattants afghans, les moudjahidines, mènent le combat contre l’URSS au nom du djihad et de la défense de l’islam. L’Afghanistan attire alors plusieurs dizaines de milliers de combattants étrangers issus de l’ensemble du monde musulman, en particulier des pays arabes.
À la fin de la guerre, en 1989, ces combattants étrangers cherchent à rentrer dans leurs pays d’origine ou à rejoindre d’autres théâtres, afin de propager leur idéologie. Ces « vétérans afghans » vont jouer un rôle majeur dans la création et le développement de groupuscules djihadistes à travers le monde, en particulier dans les pays arabes et en Asie, mais aussi en Europe.
Au cours des années quatre-vingt-dix, le conflit en Bosnie et la « décennie noire » en Algérie contribuent à l’internationalisation de la mouvance djihadiste et à son développement sur le territoire européen. Plusieurs milliers de combattants étrangers, dont de très nombreux Européens, partent combattre dans les Balkans. À leur retour, certains forment des cellules djihadistes en Europe.
Le conflit algérien est à l’origine de la première grande vague d’attentats djihadistes en France et en Europe. La fin des années quatre-vingt-dix et le début des années 2000 sont marqués par la montée en puissance d’Al-Qaïda, qui culmine avec les attentats du 11 septembre 2001.
L’émergence de Daech en Syrie et en Irak, à partir de 2006, marquée par la proclamation du « califat » au mois de juin 2014, constitue un bouleversement majeur pour la scène djihadiste internationale. En effet, le leadership d’Al-Qaïda est remis en cause.
Sur le plan idéologique, la spécificité de Daech réside dans son projet étatique de fondation d’un califat islamique, fondé sur la maîtrise de territoires en Syrie et en Irak. Ce projet est en rupture avec la doctrine d’Al-Qaïda, qui prône un djihad déterritorialisé, centré sur la lutte contre l’ennemi lointain.
Impressionnés par les succès initiaux de Daech en Syrie et en Irak, plusieurs dizaines de groupes djihadistes font allégeance à l’organisation. Ils en reprennent le discours, les symboles et les méthodes.
Pour sa part, Daech a annoncé la création de plusieurs « wilayas », c’est-à-dire provinces, censées symboliser l’expansion du prétendu califat, en Afghanistan, en Libye, au Yémen, en Afrique de l’Ouest, dans le Caucase…
L’émergence de Daech s’est aussi traduite par une transformation et une intensification de la menace. Daech incite à la haine à travers sa propagande sur internet et sur les réseaux sociaux, favorisant le passage à l’acte d’individus radicalisés. Ce phénomène de « loup solitaire » est nouveau et donc très difficile à appréhender. Là aussi, notre débat de ce soir doit être éclairant.
La plupart des jeunes radicalisés ont eu des démêlés avec la justice, affichent un passé de délinquant et ont commis des vols ou fait du trafic. La grande majorité a vécu des périodes d’emprisonnement plus ou moins longues. Pratiquement tous n’avaient pas de pratiques religieuses et sont devenus musulmans born again ou convertis djihadistes sous l’influence d’un gourou, de copains, à partir de leurs lectures sur internet ou en prison. Enfin, la grande majorité a fait le voyage initiatique dans un pays du Moyen-Orient ou des zones de guerre : l’Irak, la Syrie, l’Afghanistan, le Pakistan…
L’utopie régressive de la néo-Oumma – la communauté des musulmans au-delà de leur nationalité –, combinée au rôle du preux chevalier du djihad, exerce une indéniable fascination non seulement sur certains jeunes des banlieues, mais aussi, pour des raisons différentes, sur des jeunes de la classe moyenne en quête de sens qui constituent le second groupe « amoureux » du djihadisme depuis la guerre civile en Syrie en 2013.
Pourtant, il est important de retenir que ces jeunes ne sont au départ ni pieux ni radicaux. Ils visionnent des vidéos, lisent les tweets de gens qu’ils connaissent et fantasment à l’idée d’être reconnus comme de glorieux guerriers au sein de leur communauté autoréférentielle.
Cette pauvreté initiale des références religieuses doit nous amener à réfléchir à une question fondamentale : quel est donc le statut de la religion dans le djihadisme ?
Les observations empiriques montrent souvent que l’islam vient plus ou moins tardivement animer la conscience des acteurs, mais cela n’empêche pas de constater que, sans l’islam et, quelle que soit la pauvreté de son contenu chez les acteurs, il n’y a pas passage à l’acte ; l’action ne trouve aucun sens.
Ce phénomène est puissant. En effet, on compte, selon les statistiques disponibles, environ 5 000 jeunes Européens partis en Syrie et de nombreuses tentatives de départ vers ce pays, surtout via la Turquie, ont pu être neutralisées après la promulgation de lois dans de nombreux pays européens pour empêcher ces départs.
Les radicalisés en France et en Europe qui ont réussi à rejoindre le théâtre syro-irakien sont devenus des combattants djihadistes. Les revers successifs de Daech posent aujourd’hui la question de leur retour.
Notre collègue Esther Benbassa a coécrit un rapport extrêmement sévère intitulé Désendoctrinement, désembrigadement et réinsertion des djih adistes en France et en Europe , mettant le doigt sur le retard de notre pays en la matière. Elle souligne que le manque de résultats en France –elle parle même de « fiasco » – est dû à une compréhension tardive de l’intérêt de l’accompagnement individuel, qui prive de toute évaluation individuelle fiable. Dans son rapport, Mme Benbassa pointe notamment le cas d’une cellule de déradicalisation mise en place dans une célèbre prison française sans qu’un traitement personnalisé ait été prévu. Certains détenus ne comprennent par exemple pas pourquoi ils étaient mêlés à des personnes radicalisées et très engagées dans un processus violent.
Avoir donné les clés de la déradicalisation à des associations parfois bancales est selon notre collègue une autre erreur. Elle évoque à ce sujet une course au marché des subventions qui rend le processus de déradicalisation illisible et inefficace, étayant son propos de l’exemple d’un ex-responsable d’une cellule de déradicalisation condamné à quatre mois de prison avec sursis pour détournement de fonds, blanchiment et travail dissimulé.
À l’inverse, le rapport d’Esther Benbassa loue l’approche transversale et individualisée mise en œuvre par les autorités au Danemark ou à Vilvoorde, en Belgique. Cette approche privilégie l’accompagnement des personnes sur leur lieu de vie, plutôt que leur déracinement au sein d’une structure ad hoc, avec, notamment, une collaboration très étroite et quotidienne des services publics.
Les pays européens convergent aujourd’hui sur l’idée de mettre en place un processus plus complexe que celui qui a longtemps prévalu en France, avec un traitement « au cas par cas », à la fois dans la réponse judiciaire et dans l’accompagnement en vue de la réinsertion, en ayant recours, par exemple, à des psychologues ou encore à des travailleurs sociaux. Ce modèle est celui qui est promu en Allemagne, pays qui, fort de son expérience avec les groupes d’extrême droite radicale, a très vite compris l’intérêt de l’individualisation des suivis.
Alors que Daech subit une perte quasi totale de terrain en Irak et en Syrie, l’ombre du retour des djihadistes et de leurs accompagnateurs s’étend chaque jour un peu plus sur notre pays. Au moins 700 Français adultes, 400 hommes et 300 femmes, se trouvent encore en zone syro-irakienne et pourraient revenir en France ; il faut y ajouter environ 500 mineurs. La question d’un retour éventuel dans l’Hexagone, avec les risques importants que cela comporte, est donc plus que jamais d’actualité.
En effet, 1 700 Français sont partis rejoindre les zones djihadistes depuis 2014. Sur ce total, 278 sont morts, mais ce chiffre est probablement sous-évalué ; 302 sont revenus en France, dont 66 femmes et 58 mineurs. La plupart de ces derniers sont entre les mains de la justice : 120 hommes, sur les 178 « revenants », ont été écroués et sont aujourd’hui en prison ; les autres sont suivis par la Direction générale de la sécurité intérieure, la DGSI. Parmi les femmes, 14 des 66 « revenantes » sont aujourd’hui écrouées, les autres étant également suivies par la DGSI.
Concernant la délicate question des enfants de ces djihadistes, le ministre de l’intérieur, Gérard Collomb, a indiqué que la plupart d’entre eux ont moins de 12 ans et que ses services étudient, avec ceux du ministère de la justice, les moyens de leur redonner un autre horizon.
Le Premier ministre, Édouard Philippe, l’a rappelé sans ambiguïté récemment : le fait, pour un ressortissant français, de se trouver dans une zone de combat est pénalement répréhensible. De plus, il est parfaitement clair que l’État français n’organisera pas le retour de ceux qui ont fait le choix de combattre la coalition.
Tous les combattants qui reviennent sur le territoire national sont immédiatement soumis à une procédure pénale. C’est le cas des neuf personnes qui sont revenues depuis le début de l’année 2017.
Quelles réponses donner face au retour des djihadistes français ? C’est la question que nous avons choisi de traiter ce soir.
Le principe est celui d’un traitement judiciaire systématique, en retenant une qualification de nature criminelle. Il a été adopté par le procureur de la République de Paris pour tous les individus de retour d’une zone de combat. La prise en charge judiciaire des « revenants » se fait donc, depuis 2015, par un placement en garde à vue des femmes et des hommes majeurs et des mineurs combattants.
Le parquet de Paris avait anticipé le phénomène des retours en durcissant sa politique pénale : jusque-là considéré comme un délit passible de dix ans de prison, le fait d’avoir rejoint les rangs de Daech est désormais un crime passible de vingt ans à trente ans de réclusion. L’objectif est clair : tous ceux qui reviennent des zones de combat doivent passer entre les mains de la justice. Après leur placement en garde à vue, le juge des libertés et de la détention peut décider d’une incarcération. Je le rappelle, à ce jour, sur les 178 hommes revenus, 120 sont en prison, ainsi que 14 femmes sur les 66 revenues.
À ce propos, il faut noter que les femmes « revenantes » ont longtemps bénéficié d’un « biais de genre », au motif qu’elles auraient été embrigadées par des recruteurs masculins, mais les enquêteurs ont fini par comprendre que leur degré de radicalisation n’avait souvent rien à envier à celui des hommes. Elles sont désormais mises en examen et de plus en plus fréquemment placées en détention.
Les autres, ceux qui ne sont pas incarcérés, font tous l’objet soit d’un suivi administratif des services de renseignement, soit d’un suivi judiciaire lorsque les juges ont décidé d’un placement sous contrôle judiciaire, soit d’une mesure de suivi du type du sursis avec mise à l’épreuve. Le ministère de la justice a également mis en place un dispositif d’accompagnement de ce type de personnes, afin d’assurer un suivi judiciaire renforcé de ces individus et de leur permettre de bénéficier d’un suivi individualisé.
Les mineurs non combattants font eux aussi l’objet d’un suivi systématique par un juge des enfants au titre de la protection de l’enfance et sont placés dans des structures d’accueil de l’aide sociale à l’enfance des conseils départementaux.
Tel est, mes chers collègues, l’état des lieux qui peut être dressé. Notre débat de ce soir aura pour vertu essentielle de nous permettre d’échanger dans la sérénité sur une question de plus en plus prégnante aujourd’hui.