Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, ma question porte sur l’application des articles 50 et 52, relatifs à la prostitution, de la loi du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure.
Qu’il me soit permis en cette occasion d’évoquer d’abord le souvenir de notre collègue Dinah Derycke, qui fut la première présidente de notre délégation aux droits des femmes et qui avait choisi, justement, de consacrer le premier rapport d’information thématique de cette délégation, en 2000, à la prostitution, parce qu’il s’agissait, disait-elle, de l’une des pires situations d’exclusion sociale et que les femmes en étaient les principales victimes. Cela reste vrai aujourd’hui.
La prostitution, loin d’avoir disparu, prospère en Occident, même si elle a pris des formes nouvelles. Elle focalise dans ses manifestations toutes sortes d’inégalités : entre hommes et femmes, entre riches et pauvres, entre Nord et Sud, et même, pour l’Europe, entre Est et Ouest.
La façon dont chaque pays aborde ce problème et tente de lui apporter des solutions en dit beaucoup sur l’état d’avancement de la société dans son ensemble. Je me garderai, pour ma part, de toute posture sur un sujet aussi difficile et n’évoquerai même pas ici la diversité des approches doctrinales – prohibitionniste, réglementariste, abolitionniste – qu’il suscite. Je m’en tiendrai à la réalité, qui nous interpelle, et au droit, dont il nous revient, en tant que parlementaires, de fixer le contenu et de suivre l’application.
L’article 50 de la loi du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure a créé, par un nouvel article 225-10-1 du code pénal, un délit de racolage public incriminant à la fois le racolage actif et le racolage dit passif. Le fait « par tout moyen » d’inciter à des relations sexuelles en échange d’une rémunération ou d’une promesse de rémunération, y compris « une attitude même passive », peut justifier une condamnation à deux mois d’emprisonnement et à 3 750 euros d’amende. Auparavant, le racolage public, aux termes de l’article R. 625-8 du code pénal n’était punissable que d’une amende de 1 500 euros maximum et ne visait, compte tenu de la pratique et de la jurisprudence, que le racolage actif.
Les auteurs du projet de loi invoquaient certes la nécessité de mettre fin aux troubles que causait à la tranquillité et à la sécurité publique la prostitution de rue. Surtout, ils faisaient valoir que leur véritable cible était non pas les personnes prostituées, mais ceux qui les recrutent et tirent profit de leur activité, contre lesquels toute une série de mesures nouvelles étaient prévues. Ils insistaient aussi sur le fait que la correctionnalisation du racolage public donnait à la police de nouveaux moyens de procédure : elle lui permettait, en particulier, de mettre en garde à vue les personnes prostituées et de les inciter à dénoncer leurs proxénètes, une telle dénonciation ouvrant droit, pour les étrangères sans papiers, à une régularisation de leur séjour en France.
Cette obligation faite aux victimes de la traite des êtres humains de porter plainte contre leurs proxénètes pour pouvoir obtenir un titre de séjour – au risque de mettre ainsi en danger leur vie ou celle de leur famille restée dans leur pays – a valu à la France, à juste titre, les critiques du comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination envers les femmes, le CEDAW.
Cela n’a pas empêché, le 13 novembre 2002, le ministre de l’intérieur de l’époque, défendant le projet de loi devant le Sénat, de s’exprimer ainsi : « Nous n’avons pas créé un délit dans l’optique de punir des malheureuses qui, c’est vrai, sont plus souvent victimes que coupables. Si nous avons créé un délit, c’est, au contraire, pour les protéger ; l’argument », ajoutait-il, « est lumineux dans sa simplicité. »
Je ne suis pas sûre que les intéressées apprécient cette forme bien particulière de protection…
Il y aurait évidemment beaucoup à dire sur cette sorte de dévoiement de la loi pénale, qui se trouve ainsi détournée de sa fonction d’expression de la justice pour être mise au service d’une supposée efficacité policière, et sur le procédé consistant à frapper plus fort les personnes prostituées pour mieux atteindre, ultérieurement, leurs proxénètes.
Nous avons d’ailleurs été nombreux, dans cet hémicycle, à demander l’abrogation de ce dispositif. En vain, puisque le texte a été adopté. Cependant, des préoccupations se sont fait entendre lors des débats.
En particulier, la délégation du Sénat aux droits des femmes, présidée à l’époque par ma collègue Gisèle Gautier, que je salue ici, s’est inquiétée de la référence à la tenue vestimentaire dans la définition du racolage, qui a ensuite été supprimée. Surtout, elle a insisté pour que soit pris en compte le devoir de secours aux victimes des réseaux de prostitution et pour que soit privilégiée la politique de réinsertion.
Dans cette même optique, mais à l’Assemblée nationale cette fois, deux députés ont fait adopter un amendement aux termes duquel le Gouvernement, à compter de 2004, devait déposer chaque année sur le bureau de l’une et l’autre assemblée, à l’ouverture de la session ordinaire, un rapport faisant état de l’évolution de la situation démographique, sanitaire et sociale des personnes prostituées, ainsi que des moyens dont disposent les associations et les organismes qui leur viennent en aide. Le Gouvernement s’est déclaré très favorable à cet ajout, qui, disait-il, allait « dans le sens de l’évaluation », qui était une « très bonne chose ».
Sept ans ont passé : c’est un délai suffisant pour dresser un bilan et faire, justement, de « l’évaluation » !
Je commencerai par le plus simple et le plus factuel des deux points que comporte ma question, à savoir ce rapport annuel, qui fait l’objet de l’article 52 de la loi de 2003 et devait marquer l’intérêt porté par le Gouvernement au phénomène prostitutionnel dans son ensemble et non à sa seule composante répressive.
Annuel, de toute évidence, ce rapport ne l’a pas été : à ma connaissance, il n’a été déposé sur le bureau de chaque assemblée qu’une seule fois, en mars 2006. Convenez, monsieur le ministre, que ce n’est pas beaucoup, surtout si l’on considère l’approbation chaleureuse qu’avait suscitée de la part du ministre de l’intérieur de l’époque, en séance publique, l’initiative de nos deux collègues députés.
Le non-respect de l’engagement pris par le Gouvernement et inscrit dans la loi est doublement regrettable.
D’abord, parce que le rapport paru en 2006, remarquablement précis et complet sur la répartition par nationalité des personnes mises en cause pour racolage dans des procédures policières, l’était beaucoup moins sur d’autres aspects qui nous tiennent à cœur, en particulier les moyens mis à la disposition des associations.
Ensuite, parce qu’on y soulignait, avec pertinence, à quel point la prostitution, dans notre pays, connaissait des évolutions rapides, ce qui aurait d’autant plus justifié l’actualisation annuelle prévue par la loi.
Apprenant qu’un document très récent, paru en décembre 2009 sous l’égide de la direction générale des droits de l’homme et des affaires juridiques du Conseil de l’Europe, était consacré à la législation en matière de violence à l’égard des femmes dans quatre pays, dont la France, j’ai consulté, le chapitre « Prostitution » de la partie française, dont il est précisé qu’elle a été mise à jour par notre administration en septembre 2009. Or le développement consacré aux moyens de lutte contre la prostitution est la pure et simple répétition, mot pour mot, de ce que contenait sur ce point le rapport établi en mars 2006, trois ans et demi auparavant.
Les chiffres donnés sur les effectifs de l’Office central de répression du trafic des êtres humains ou sur ceux de la brigade de répression du proxénétisme pour Paris et la petite couronne y sont rigoureusement les mêmes. Et l’on retrouve dans ce second document, comme dans le premier, l’affirmation selon laquelle « cet effectif devrait être renforcé dans les prochains mois » !
Monsieur le ministre, prenez-vous l’engagement de respecter chaque année, à partir de 2010, l’obligation inscrite à l’article 52 de la loi de 2003 ?
S’agissant du délit de racolage passif, trois constats peuvent être faits.
Le premier, c’est que les condamnations ont été relativement peu nombreuses, et les peines infligées considérablement inférieures aux maxima prévus par la loi.
Le nombre des condamnations prononcées et inscrites au casier judiciaire s’est certes élevé à 291 en 2003 - soit un peu plus que les quelque 200 condamnations pour racolage « actif » prononcées en 2002, avant la réforme – et il a connu une croissance très nette deux années durant, avec 751 condamnations en 2004 et 996 en 2005. Mais ce mouvement s’est ensuite inversé : 474 condamnations en 2006, puis 535 en 2007 et 351 – chiffre provisoire à l’époque – en 2008.
Quant à la peine, il s’agit presque toujours d’une amende, qui se situerait en moyenne à moins de 400 euros, bien loin, donc, des 3 750 euros autorisés par l’article 225-10-1 du code pénal. Les peines de prison semblent exceptionnelles. Il s’est certes trouvé un tribunal correctionnel pour sanctionner un délit de racolage par trois mois d’emprisonnement avec sursis – soit plus que le maximum légal ! –, mais ce jugement a fort heureusement été cassé. Dans la très grande majorité des cas, en fait, l’interpellation pour racolage débouche sur un simple rappel à la loi.
Le deuxième constat, plus préoccupant, est l’issue imprévisible des jugements ou, comme a pu le relever la doctrine, le caractère « impressionniste » de la jurisprudence.
Le racolage pouvant être constitué « par tout moyen, y compris par une attitude même passive » – attitude corporelle, tenue vestimentaire, etc. –, il est extrêmement difficile de départager le comportement constitutif d’un racolage de celui qui ne l’est pas. Les juges du fond apprécient souverainement, en leur âme et conscience, mais l’imprécision du texte entraîne immanquablement, d’un tribunal à l’autre, d’une espèce à l’autre, des jugements contraires sur des situations paraissant assez semblables.
Cette imprécision des textes malmène le principe de légalité des infractions et des peines, lequel avait d’ailleurs été invoqué par les auteurs du recours contre la loi de 2003 devant le Conseil constitutionnel.
Est ainsi jugé délictueux le fait de se tenir sur un parking, à une heure tardive, afin d’être remarquée dans le faisceau des phares des voitures, de s’approcher de celles-ci quand elles ralentissent puis de discuter avec les conducteurs - tribunal correctionnel de Toulouse, 4 mars 2005 -, mais pas de se tenir sous un abribus puis de se pencher pour discuter avec un automobiliste avant de monter dans sa voiture pour se rendre jusqu’à un parking sombre, cour d’appel de Toulouse, 28 juin 2006.
Se livre au racolage passif celle qui se tient assise sur le siège conducteur d’un fourgon, vêtue d’une nuisette rose non fermée et transparente - cour d’appel de Paris, 9 février 2005 -, mais pas celle qui stationne vers minuit au bord du trottoir, légèrement vêtue, dans un endroit connu pour la prostitution, cour d’appel de Caen, 21 juin 2004.
La notion de « racolage passif » étant très floue, on se demande parfois si ce que l’on sanctionne, ce n’est pas tout simplement la prostitution elle-même, alors que celle-ci, je le rappelle, n’est pas interdite dans notre pays, pas incriminée pénalement. Certes, on peut – ou non – regretter cet état de fait, mais la loi est ainsi !
Prenons, comme exemples, deux jugements rendus le même jour par la même cour d’appel.
Mauricette B., 45 ans, née de père inconnu, mère de famille RMIste, jamais condamnée, a été arrêtée dans un véhicule sur la place d’une ville de province, place réputée pour être un lieu de prostitution. Cette femme ne faisait que stationner – « sans sourire ni geste », dit-elle –, dans l’attente d’un client.
Infirmant le jugement de première instance, la cour d’appel considère que, compte tenu de l’heure et du lieu, le « comportement statique » de Mauricette B. est « exempt de toute équivoque sur le but poursuivi par celle-ci, à savoir la recherche de clients potentiels, lesquels se rendent précisément sur cette place pour y rechercher des prostituées ».
Mauricette B. est condamnée à 120 euros d’amende.
Je ne commenterai pas plus avant ce jugement, observant simplement que l’activité de Mauricette B. ne ressortissait pas à la grande délinquance et que cette amende de 120 euros ne justifiait peut-être pas une telle mobilisation du service public de la justice…
Même date de jugement, même cour d’appel, une femme a été arrêtée non pas dans un centre-ville, mais dans un bois connu pour être un lieu de prostitution, le jugement relevant que des hommes s’y arrêtent « en connaissance de cause ». L’intéressée ne nie pas se prostituer, mais précise qu’elle ne quitte pas son véhicule et attend que le client « vienne à la vitre ». Elle est mise en garde à vue, et l’un de ses clients confirme, dans une déposition mentionnée dans le jugement, qu’il a sollicité la prévenue présente sur les lieux dans son véhicule.
Cette femme a eu plus de chance que Mauricette B. : elle est condamnée à une amende de 300 euros, mais avec sursis !
À vrai dire, l’essentiel, dans la répression du racolage passif, réside non pas dans les sanctions pénales, somme toute peu fréquentes, mais dans la multiplication des opérations de police et des gardes à vue dont elle est l’occasion.
Quand on sait dans quelles conditions indignes se déroulent parfois les gardes à vue pour tel ou tel citoyen honorablement connu mais accusé d’un délit routier, on imagine ce qu’elles peuvent être pour une personne interpellée pour racolage, surtout, et c’est très souvent le cas, si elle est étrangère et maîtrise mal le français.
Les témoignages recueillis par les associations d’aide aux prostituées font état d’abus policiers fréquents et, parfois, très graves, lors de ces gardes à vue.
Un rapport établi en juin 2006 par la Commission nationale Citoyens-Justice-Police, qui associe des représentants d’associations pour les droits de l’homme et de syndicats d’avocats et de magistrats, insiste sur l’abus du recours à la garde à vue, laquelle, fréquemment, ne débouche sur aucune poursuite.
Les auteurs du rapport observent : « De fait, une justice policière s’est mise en place : les preuves sont appréciées par la seule police, la garde à vue joue le rôle d’une courte peine d’emprisonnement, la confiscation de l’argent », l’argent de la personne gardée à vue, « tient lieu d’amende […], le STIC », c'est-à-dire l’inscription dans le fichier du système de traitement des infractions constatées, « de casier judiciaire. »
Ajoutons que beaucoup de personnes prostituées étant étrangères, l’interpellation, pour celles qui n’ont pas ou plus de titre de séjour, s’accompagne d’une menace de reconduite à la frontière.
Cette réflexion me conduit au troisième constat, évidemment le plus préoccupant : la crainte des interpellations et des gardes à vue a conduit la plupart des personnes prostituées à délaisser les centres-villes et les quartiers traditionnels pour des lieux plus isolés, parkings, caves, friches industrielles, bois ou encore bordures de champ.
Or cet isolement est lourd de conséquences : les personnes prostituées sont beaucoup plus exposées à des agressions, parfois mortelles, et il leur devient beaucoup plus difficile d’imposer l’usage du préservatif. Comme, de surcroît, la police retiendrait souvent la détention de préservatifs comme élément de preuve lors des interpellations pour racolage, cela compromet la lutte contre le sida et les maladies sexuellement transmissibles.
De plus, les contacts entre les personnes prostituées et les associations qui leur viennent en aide et tentent de favoriser leur réinsertion sont plus malaisés à établir, et donc plus rares.
Ce bilan, tout de même très négatif, a-t-il eu pour contrepartie une meilleure efficacité de la répression du proxénétisme ? Rien n’est moins sûr ; il n’est que de considérer les statistiques du ministère de la justice.
Le nombre des condamnations pour proxénétisme est resté remarquablement stable, se situant chaque année, depuis 2003, dans une « fourchette » allant de 225 à un peu plus de 250. Quant au nombre des condamnations pour proxénétisme aggravé, il est passé de 269 en 2003 à 284 en 2007, pour s’établir à 248 en 2008, ce chiffre étant provisoire.
Pour tenter d’en savoir plus sur l’état de la lutte contre ceux qui tirent profit de la prostitution d’autrui, j’ai pris connaissance avec intérêt, monsieur le ministre, de votre conférence de presse du 14 janvier dernier, consacrée à la présentation des résultats de la politique de sécurité pour 2009.
Or celle-ci ne comporte rien sur la lutte contre le proxénétisme, pas plus, d’ailleurs, que la conférence de presse que vous avez donnée le 15 avril dernier pour présenter les résultats de cette même politique de sécurité pour les trois premiers mois de l’année 2010.
J’applaudis, monsieur le ministre, à la création des « cellules spécifiques anti-cambriolages » ou encore à l’extension de « l’opération tranquillité vacances ». Mais n’est-il pas dommage que, dans ce bilan de l’année 2009, année du soixantième anniversaire de l’adoption par l’Assemblée générale des Nations unies de la convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui, vous soyez resté muet sur cet aspect du travail policier ?
Les grands succès incitant rarement les gouvernements à la modestie, doit-on déduire de ce silence sur une composante pourtant essentielle de la politique de sécurité que les résultats de votre action en ce domaine – très difficile, je le sais – ne sont pas à la hauteur des espérances ? Tout porte à le penser.
Dès lors, il ne faut pas s’étonner que se soit dégagé un consensus très large en faveur de l’abrogation du délit de racolage public passif.
Cette abrogation nous est demandée par toutes les associations intervenant dans le domaine de la prostitution, quelles que soient leurs orientations et leurs différences d’approche. Elle vous a été demandée par la Ligue des droits de l’homme et par Médecins du Monde. Elle vous est demandée, depuis décembre 2007, par la Commission nationale consultative des droits de l’homme.
Alors, écoutez-les, monsieur le ministre, écoutez-nous, écoutez les parlementaires, et laissez-nous abroger un dispositif qui ne fait pas honneur à notre République !