Messieurs les ministres délégués, ne craignant aucun paradoxe, ce sera donc au nom du social que vous détournez à l'envi le sens des mots, dans des proportions telles que la précarisation des conditions peut désormais signifier « égalité des chances » et « sécurisation des parcours professionnels ».
« CNE » et « CPE » sont présentés comme des solutions aux problèmes que poserait la rigidité du contrat à durée indéterminée. Cela sous-entend que le droit du travail est, en l'état, une des causes du sous-emploi de certaines catégories de la population, dont les jeunes, nombre de mes collègues l'ont dit.
Malheureusement, le droit du travail a d'ores et déjà été largement flexibilisé, les employeurs ayant produit, dans les faits, toute une série d'instruments d'ajustement. Ceux-ci se sont mis en place progressivement, et donnent en même temps une idée assez précise de la manière dont le CPE sera utilisé.
En novembre 2005, une étude du ministère de la justice, confirmant plusieurs analyses proposées par la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques, la DARES, la direction des études de votre propre ministère, monsieur Larcher, relevait, outre une forte augmentation de la proportion des litiges émanant du secteur des services, soit 56, 1 % du contentieux prud'homal, une très nette inversion dans les motifs de licenciement.
Alors qu'en 1993 les licenciements dits « économiques » constituaient 61 % de l'ensemble des motifs de licenciement, ils ne représentent plus que 24 % des licenciements intervenus en 2004. Cela signifie qu'aujourd'hui 76 % des licenciements ne relèvent pas de plans sociaux.
Le nombre de licenciements n'ayant pas globalement diminué ces dernières années et l'économie des services ne cessant, en France, de gagner en importance, c'est la structure générale de l'emploi qui se trouve transformée. Il en résulte que les formes dominantes du licenciement qui frappent les salariés changent de nature pour s'individualiser, augmentant ainsi considérablement la précarisation des relations du travail.
De fait, cette tendance montre que c'est de plus en plus souvent à titre personnel qu'un salarié se trouve saisi par les dynamiques économiques, ce que confirme la DARES en soulignant que « des observations convergentes relient la progression des licenciements pour motif personnel à des pratiques nouvelles de gestion de l'emploi et des effectifs », visant à licencier de manière « moins visible », tout en préservant « l'image de l'entreprise » et en passant pour « indolores » pour le corps social.
Plus fondamentalement, cette progression paraît liée à la diffusion des modes de management par objectifs rendus plus « individualisants », plus systématiques et plus efficaces grâce à une organisation du travail qui intensifie celui-ci et accorde une place prépondérante aux nouvelles technologies de l'information.
La DARES constate ainsi que les licenciements pour insuffisance de résultats progressent de manière significative depuis les années quatre-vingt, qu'ils touchent plus particulièrement les hommes, affectent en priorité les salariés âgés de cinquante ans et plus, les cadres et les agents de maîtrise et, enfin, qu'ils concernent davantage les entreprises de main-d'oeuvre et les enseignes « multimarques ».
À terme, le CPE ne fera que participer de cette tendance lourde à l'individualisation du licenciement en particulier, et du rapport à l'emploi et à la protection en général.
Or, au regard du fort déséquilibre du rapport des forces dans le contexte d'un chômage de masse, ce phénomène n'aboutit en fait qu'à la précarisation renforcée des conditions d'existence des salariés.
Cette généralisation de la précarité n'affecte pas seulement ceux qui, parmi les jeunes - pour diverses raisons, notamment du fait de leur niveau et de leur type de formation - pouvaient espérer obtenir rapidement un contrat à durée indéterminée. Elle affecte tous les jeunes, même si cela se fait selon différentes modalités et à des degrés divers, tout simplement parce que la possibilité d'être licencié à tout moment est plus gênante que la certitude sur le terme de son contrat.
Si un jeune bénéficie d'un contrat de courte durée, il peut l'accepter tout en continuant de chercher un emploi à durée indéterminée. Le CPE est au contraire, pendant deux ans, au sens littéral, un contrat indéterminé dans la mesure où il laissera le jeune salarié dans un état de parfaite indétermination quant à son avenir.
L'assouplissement extrême de la procédure de licenciement, qui pourra se passer ne serait-ce que de l'invocation d'un motif, exposera le jeune à l'arbitraire.
Tout à l'heure, mes chers collègues, vous avez parlé de psychologie. Avec le CPE, et j'attire votre attention sur ce point, le jeune se trouvera, pendant deux ans, soumis à la domination de sa hiérarchie au sein de l'établissement. Même si cette domination ne se traduit pas, de la part de l'employeur, par des exigences et des attitudes abusives, ce pouvoir de nuisance sera pourtant toujours possible.
Je conclurai en me référant à un philosophe politique américain, Philip Pettit.