Intervention de Jean-Yves Le Drian

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 20 décembre 2017 à 15h05
Situation de jérusalem et processus de paix au proche-orient — Audition de M. Jean-Yves Le drian ministre de l'europe et des affaires étrangères

Jean-Yves Le Drian, ministre :

Vous m'avez demandé, voilà quelques jours, de réagir aux décisions du président Trump. Du fait de mon emploi du temps très contraint, j'irai à l'essentiel. Vous m'y aidez, monsieur le président, car vous avez quasiment tout dit !

La question de Jérusalem est un problème diplomatique ancien, complexe et épineux. Les récentes décisions du président Trump en ont rappelé l'importance et l'actualité. Il y a un siècle, le 9 décembre 1917, le général Allenby entrait dans Jérusalem, par la porte de Jaffa, après en avoir chassé les Ottomans. Par respect pour cette ville sainte, le commandant des forces britanniques au Levant avait rompu avec les traditions militaires pour y entrer à pied, comme un pèlerin, plutôt qu'à cheval, comme un conquérant. Cela est symbolique de l'importance de la question de Jérusalem.

Le président Trump s'en est saisi de manière fracassante. Sa décision a suscité une condamnation quasi unanime de la communauté internationale et des manifestations de protestation au-delà même du monde arabe ou du monde musulman. Les violences sont certes restées circonscrites, mais elles ont déjà causé des morts, notamment dans la bande de Gaza, contrôlée par le Hamas.

La décision de M. Trump est double : il s'agit, d'abord, de reconnaître Jérusalem comme capitale d'Israël et, conséquence logique à ses yeux, d'y transférer l'ambassade américaine.

Ces annonces rompent avec la pratique constante des États-Unis depuis 1947. Elles contredisent le droit international, tel qu'il résulte des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, et prennent le contre-pied d'un consensus international bien établi, dans lequel s'inscrit d'ailleurs la position de notre pays. Ces annonces peuvent contribuer à attiser l'instabilité dans cette région qui, honnêtement, n'avait pas besoin de cela.

La France a regretté cette décision et a fait part aux États-Unis de sa réprobation. Quelques jours auparavant, au cours d'un entretien avec M. Trump, le Président de la République avait fait valoir les inconvénients et les risques d'une telle démarche. Nous avons été consultés, mais pas entendus. La position de la France est claire et constante : il ne peut y avoir d'issue au conflit israélo-palestinien que par une solution « à deux États », Israël et la Palestine, vivant côte à côte dans la paix et dans des frontières reconnues et sûres, avec Jérusalem comme capitale des deux États. C'est ce que dit le droit, et c'est la seule issue réaliste et équitable à ce conflit. Vous avez rappelé que j'étais à Washington avant-hier. J'ai eu l'occasion d'y faire connaître cette position à mes interlocuteurs.

Pourquoi cette décision, pourquoi une telle rupture de la part des États-Unis ? Pour le comprendre, il faut revenir à la campagne électorale de M. Trump, à sa pratique de la diplomatie depuis son accession à la présidence et à l'évolution des débats de politique étrangère américains sur Jérusalem et, plus généralement, le processus de paix.

Cette décision obéit avant tout, selon moi, à des considérations de politique intérieure. Elle se veut la réalisation d'une promesse de campagne, que M. Trump n'est pas le premier à avoir formulé, mais qu'il est le premier à effectivement mettre en oeuvre. Les lignes bougent, aux États-Unis : la solution « à deux États », naguère consensuelle, a été retirée de la plateforme électorale du parti républicain en 2016.

À l'origine de cette affaire, on trouve la loi, adoptée par le Congrès américain à une large majorité en 1995, qui prévoit le transfert à Jérusalem de l'ambassade des États-Unis auprès de l'État d'Israël. Au regard des rapports de force actuels au sein du Congrès, ce texte recueillerait sans doute aujourd'hui une majorité encore plus large. Cette loi comporte un dispositif, caractéristique du droit américain, qui permet au pouvoir exécutif de surseoir au transfert de l'ambassade pour des raisons relevant de l'intérêt supérieur des États-Unis. La notification de ce sursis doit être donnée au Congrès tous les six mois. Depuis 1995, l'ensemble des présidents y ont eu recours, y compris ceux qui, comme Bill Clinton ou George W Bush, avaient inscrit ce transfert dans leur programme : ils ont en effet toujours pris en considération les réactions qu'une telle décision n'aurait pas manqué de susciter au Proche-Orient.

M. Trump, lui, saute le pas, et ce pour plusieurs raisons. D'abord, ce n'est pas la première fois que le président américain rompt avec le consensus international sur une question diplomatique majeure. En témoignent le retrait des États-Unis de l'accord de Paris sur le climat, ou encore la fin de la certification de l'accord sur le programme nucléaire iranien. Ces décisions ont un dénominateur commun : à chaque fois, il s'agissait de promesses de campagne. Leurs conséquences négatives, pourtant réelles, n'affectent pas immédiatement les États-Unis. Le président Trump les met en oeuvre suivant un calendrier qui se veut indifférent aux contraintes de l'agenda international.

Ces décisions traduisent aussi une défiance envers le multilatéralisme, ses principes et ses institutions. C'est l'une des marques de fabrique de la présidence Trump. Cette orientation a un caractère irréaliste, voire dangereux : le Président de la République l'a souligné lors de son discours devant l'Assemblée générale des Nations Unies, en septembre dernier, et j'ai eu l'occasion de le faire lorsque j'ai présidé le Conseil de sécurité en octobre.

La question israélo-palestinienne est au coeur de cette prise de distance vis-à-vis de la diplomatie multilatérale. C'est ainsi qu'ont été, en grande partie, justifiés le retrait américain de l'Unesco et les coupes budgétaires demandées à l'ONU : selon l'administration Trump, ces institutions sont en effet animées d'un biais anti-israélien.

Le président Trump fait montre d'un intérêt tout particulier pour ce conflit, dont il s'est saisi dès le début de sa campagne électorale. Cet intérêt ne s'est pas démenti depuis son élection. Donald Trump se voit d'abord comme un négociateur et un businessman. Il ne cache pas son ambition de conclure le « deal des deals », pour reprendre son expression, c'est-à-dire un accord de paix entre Israéliens et Palestiniens. C'est pourquoi il a confié le dossier à des personnalités de confiance, au premier rang desquels son gendre, M. Jared Kushner, son collaborateur de vingt ans, M. Jason Greenblatt, qui a multiplié les navettes dans la région ces derniers temps, et son avocat, M. David Friedman, qu'il a nommé ambassadeur en Israël. Ces trois personnalités jouissent d'un accès direct au président américain, en dehors des circuits habituels du Département d'État, du Pentagone ou du Conseil national de sécurité.

Ces trois émissaires travaillent, dans la plus grande discrétion, à une initiative de paix qui pourrait être présentée dans les prochaines semaines. Je me suis entretenu avec M. Kushner avant-hier à ce sujet. Personne ne sait grand-chose de cette initiative. Elle est en préparation ; il faudra donc la juger sur pièces, une fois qu'elle aura été exposée clairement, et ce dans un esprit lucide, critique, mais constructif. Toute initiative de paix, à nos yeux, mérite d'être considérée ; encore faut-il qu'elle soit sur la table ! Je ne souhaite pas sur un tel sujet apprécier avant de connaître avec précision. .

Toujours est-il que, en abattant d'emblée ses cartes sur Jérusalem, le président Trump pourrait avoir, dès à présent, quelque peu affaibli ce projet. Autant il faut saluer le principe de sa mobilisation sur le dossier israélo-palestinien et sa volonté d'agir, autant sa propension à s'affranchir de l'acquis du processus de paix peut en compliquer la résolution et amoindrir sa capacité à construire une voie de sortie acceptable par tous.

Quelles sont les conséquences de la décision du président Trump ? Il s'agit d'une décision unilatérale, qui n'engage que l'administration américaine et ne modifie ni les paramètres d'un règlement de paix ni la méthode nécessaire pour y parvenir. Elle ne s'impose pas aux autres États, qui, dans leur très grande majorité, l'ont condamnée ou s'en sont distanciés, même si certains - pour l'instant, je n'en connais que deux, le Guatemala et les Philippines - ont évoqué à leur tour la possibilité de déplacer leur ambassade à Jérusalem.

L'administration américaine, en l'occurrence M. Tillerson, qui était à Paris la semaine dernière, a pris soin de préciser que la reconnaissance de Jérusalem comme capitale de l'État d'Israël ne préjugeait pas des limites de la ville, qui doivent être agréées par la négociation entre les parties. Elle a par ailleurs fait savoir que le transfert de l'ambassade serait un processus long et complexe : aucun site n'a même été identifié, à ce stade, pour l'accueillir. En fonction de la localisation de la future ambassade - à l'ouest, à l'est ou dans le no man's land -, la signification politique de ce transfert ne sera pas la même.

Cela étant, en dépit de ces précautions, la réprobation internationale a été quasi unanime. La Ligue arabe et l'Organisation de la coopération islamique, mais aussi la plupart des États européens, ont pris leurs distances. Dans ces conclusions du 15 décembre, le Conseil européen a rappelé, dans des termes très clairs, son attachement à la solution des « deux États ». Le Conseil de sécurité des Nations unies a été saisi, à la demande de plusieurs de ses membres, dont la France. Il s'est réuni hier et ses travaux ont abouti au vote que vous connaissez : une résolution condamnant unanimement la reconnaissance unilatérale de Jérusalem comme capitale de l'État d'Israël a reçu 14 voix sur 15, mais les États-Unis y ont mis leur veto.

Ces réactions tiennent à la singularité de Jérusalem, ville sainte pour les trois grands monothéismes. Les lieux saints - mur des Lamentations, esplanade des mosquées et Saint-Sépulcre - sont concentrés dans la vieille ville ou à proximité ; je pense là au tombeau du roi David, au Cénacle, à l'église de Gethsémani ou au mont des Oliviers.

C'est pourquoi Jérusalem fait l'objet d'un traitement diplomatique particulier. La résolution 181 de novembre 1947 prévoyait d'en faire un corpus separatum, c'est-à-dire une entité distincte et démilitarisée, placée sous la tutelle des Nations unies. Ce projet n'a jamais abouti en raison des conflits successifs qui ont eu Jérusalem pour enjeu. En 1948, les Israéliens se sont emparés de la partie ouest de la ville ; les Jordaniens, de la partie est, y compris la vieille ville et la plupart des lieux saints, d'où le fait que le roi Abdallah soit aujourd'hui leur garant. En 1967, à l'issue de la guerre des Six Jours, Israël a occupé Jérusalem-Est, annexé dès le 27 juin 1967 et rattaché à la municipalité israélienne. La loi de Jérusalem, adoptée par la Knesset le 30 juillet 1980, proclame la ville « capitale éternelle et indivisible de l'État d'Israël ». La plupart des institutions israéliennes, que ce soit la Knesset, la présidence, la primature et les ministères, à l'exception de celui de la défense, y ont été transférés. Cette annexion a été rejetée par l'Assemblée générale et le Conseil de sécurité des Nations unies.

L'approche française, qui est partagée par la majeure partie de la communauté internationale, insiste sur le fait que le statut de Jérusalem ne peut être déterminé que par un accord négocié entre les parties au conflit. En l'absence d'un tel accord, aucune souveraineté ne peut être reconnue sur la ville, et la doctrine du corpus separatum continue de faire référence. C'est pourquoi, jusqu'à présent, Jérusalem n'a accueilli aucune ambassade étrangère. Il ne s'agit de nier ni la vocation de Jérusalem à devenir la capitale de l'État d'Israël ni le lien entre la ville et le judaïsme, comme une résolution ambiguë adoptée par l'Unesco pouvait le laisser croire ; le Premier ministre Manuel Valls avait d'ailleurs apporté alors les clarifications nécessaires sur la position française. Il s'agit de définir une méthode pour parvenir à un accord sur le statut de Jérusalem, sur lequel les négociations de paix ont achoppé à plusieurs reprises, en particulier à Camp David en juillet 2000 et, en 2003, dans le cadre de la feuille de route du quartet qui a pour mission de suivre le processus de paix.

Avec 900 000 habitants - 62 % de juifs et 37 % d'Arabes -, dont 200 000 colons israéliens vivant dans la partie orientale de la ville, normalement dévolue à un futur État palestinien, Jérusalem est au quotidien un foyer de tensions. Cela s'est encore vérifié l'été dernier lorsque des incidents ont eu lieu à la suite de l'installation de portiques de sécurité. L'accélération, depuis le début de l'année 2017, des programmes de logement à Jérusalem-Est, annoncée par les autorités israéliennes, n'est pas non plus de nature à susciter l'apaisement.

Dans ces conditions, la décision du président Trump appelle une réponse concertée de notre diplomatie. Il faut réaffirmer les principes, que j'ai rappelés tout à l'heure, dans lesquels devra s'inscrire le statut de Jérusalem. Le Président de la République a réagi en ce sens. Les Européens doivent faire front commun sur ce dossier ; c'est le cas. La position de l'Union européenne est claire, et elle continuera de la défendre sur la scène internationale, tout en apportant une aide considérable pour améliorer la situation humanitaire dans les territoires palestiniens. C'est sur la base de ces paramètres que l'Union européenne et la France examineront les initiatives américaines. Les décisions contestées du président Trump créent un trouble dans la région, mais ne modifient pas le droit existant.

Nous souhaitons également appeler au calme, pour éviter que la violence ne vienne s'ajouter à la confusion. Heureusement, en dépit de violences et, même, de morts à Gaza, jusqu'à ce jour, l'embrasement ou l'intifada évoqués par certains n'ont pas eu lieu.

Nous devons en même temps continuer de travailler avec les pays arabes modérés, les pays donateurs et les bailleurs pour continuer de privilégier les actions concrètes. Nous appuyons les efforts égyptiens pour la réconciliation interpalestinienne, de même que les efforts entrepris par l'Union européenne pour aider les Palestiniens à mettre en oeuvre une administration. Il faudrait aussi qu'Israël fasse les gestes nécessaires pour que la situation soit plus sereine. C'est pourquoi le Président de la République a souhaité qu'Israël prenne des initiatives : il l'a dit devant le Premier ministre Netanyahou.

Nous estimons nécessaire d'exprimer clairement notre désaccord. Nous jugeons également que l'initiative de paix américaine, si elle arrive, méritera d'être regardée avec la plus grande attention pour essayer de la rendre constructive. Cette initiative n'est toutefois pas encore sur la table des négociations. Le chemin est étroit ; la vigilance doit être permanente pour éviter tout risque d'incident. La France reste active et mobilisée dans cet esprit auprès de ses partenaires. C'est pourquoi le Président de la République a reçu, hier après-midi, le roi de Jordanie et qu'il recevra après-demain M. Mahmoud Abbas, afin d'évoquer avec eux la situation.

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