Intervention de Jean-Louis Tourenne

Réunion du 23 janvier 2018 à 14h30
Renforcement du dialogue social — Discussion générale

Photo de Jean-Louis TourenneJean-Louis Tourenne :

… presque les lendemains qui chantent. À en croire des affirmations que la modestie n’étouffe pas, c’est ainsi un monde idyllique qui émergerait après les tristes errements du passé, que, heureusement, les grands sauveurs que vous êtes sont venus corriger ! Bref, c’est la bibliothèque rose et son vocabulaire relevant du merveilleux : dialogue social, confiance, pouvoir d’achat, la moindre virgule déplacée convoquant immédiatement le terme de « révolution »…

C’est cependant plus qu’un fossé qui sépare le verbe de la réalité. Il y a un océan entre la suppression de la taxe d’habitation et sa compensation encore indéfinie, entre le discours et la vérité sur le pouvoir d’achat ou sur la résorption, plus qu’improbable, du déficit budgétaire, que les charges reportées sur 2019 vont considérablement creuser.

La réforme du code du travail relève parfaitement de ce hiatus entre les déclarations lénifiantes et les effets toxiques des ordonnances. Ainsi, avant même qu’aient été mesurés les effets de la loi El Khomri, vous en bouleversez l’économie. Les syndicats, unanimes, condamnent la régression représentée par un texte mis en place avant toute évaluation du précédent. Ne condamniez-vous pas vous-même les cadres législatifs ou fiscaux trop changeants ? Vérité quand cela vous arrange, erreur sinon…

Nous aurions pu vous rejoindre sur la double ambition déclarée : favoriser la compétitivité des entreprises et sécuriser l’emploi. Hélas, si le premier volet est largement satisfait – les organisations patronales vous disent merci –, c’est au détriment du second.

De tristes illustrations viennent douloureusement confirmer nos inquiétudes.

Ainsi, Kingfisher, maison mère de Castorama, réclamait des licenciements plus souples et le plafonnement des indemnités prud’homales, et devait en retour créer 5 000 emplois. Le groupe a obtenu ce qu’il attendait, et déménage son siège en Pologne…

Le groupe PSA fait de larges bénéfices – nous nous en réjouissons – et profite du dispositif de rupture conventionnelle collective pour se séparer de 1 300 salariés, parmi les plus âgés, et les remplacer par autant de jeunes aux salaires moins élevés.

Comme Le Monde lui-même le titrait sans nuances, « Le Gouvernement n’écoute que le MEDEF ».

En réalité, ces ordonnances font du licenciement un mode banal de gestion, précarisent les salariés, durcissent les conditions de travail et sacrifient la santé et la sécurité des personnels.

Ainsi, les accords d’entreprise pourront, en dehors de l’intervention de toute représentation syndicale, décider de modifier les conditions et les horaires de travail, y compris de nuit, la rémunération, par la modulation ou la suppression des primes, les abondements pour heures supplémentaires. Le mouvement des chauffeurs routiers n’avait pas d’autre objet que de réinscrire ces différents éléments dans les accords de branche, plus protecteurs et antidumping. Ils ont obtenu satisfaction : à qui le tour maintenant ?

En cas de désaccord d’un salarié dont on aura ainsi modifié le contrat de travail, celui-ci pourra être licencié sans que le caractère « réel et sérieux » du motif puisse être contesté.

Hier, le rachat d’une entreprise imposait au repreneur de reprendre l’ensemble du personnel. Dorénavant, le vendeur pourra spéculer sur le prix en engageant, avant cession, les procédures de licenciement.

La rupture conventionnelle collective a vite fait des adeptes. L’encre du décret n’était pas encore sèche que PSA et Pimkie avaient déjà sauté sur l’aubaine.

Les accords de compétitivité pourront être conclus sans présence syndicale ni mandatement. Ils pourront être mis en œuvre « dès lors que l’exigent les nécessités de fonctionnement de l’entreprise ». On ne saurait faire plus flou ni plus large ! Toute tentation d’exiger des sacrifices supplémentaires pourra se donner libre cours.

Les procédures seront expéditives. Ainsi, établir la lettre de licenciement se résumera à remplir un modèle sans trop s’embarrasser de précisions juridiques. Celles-ci pourront être fournies ultérieurement par l’employeur. Un salarié pourrait donc ne pas savoir, au moment de la notification de son licenciement, les motifs qui le fondent ! En outre, bien entendu, puisqu’il faut faire du licenciement une opération banale et sans risque pour l’employeur, les délais de recours contre une décision jugée injuste ou arbitraire sont raccourcis.

Vous dites, madame la ministre, vouloir intensifier le dialogue social, mais un dialogue ne peut exister qu’entre deux interlocuteurs égaux en droit. Aussi votre déclaration relève-t-elle plus de l’incantation que de la réalité. Désormais, dans la majorité des entreprises de moins de 50 salariés, la participation syndicale ne sera plus assurée. La relation de subordination, donc la menace, réelle ou supposée, qui pèsera sur les épaules des salariés élevés au rang de négociateurs, conduira forcément à une négociation pipée, ce qui ne servira ni l’entreprise ni les travailleurs qui en font le dynamisme.

Quant au référendum à la main du patron, il fait l’unanimité contre lui. On ne peut imaginer un seul instant une négociation équilibrée quand les questions posées n’auront fait l’objet d’aucune discussion préalable, tandis que la réponse, réduite à « oui » ou à « non », exclut toute adaptation. Le périmètre même d’un tel référendum ne va pas sans poser question quand tous les salariés ne sont pas concernés ou victimes potentielles.

Le CHSCT disparaît, noyé dans le comité social et économique, à la grande satisfaction du MEDEF. Les conditions de travail et la santé seront diluées dans les logiques économiques et défendues par des délégués condamnés à être omniscients. Contrairement aux promesses faites, l’obligation d’instaurer une commission spécifique n’existera qu’à partir de 300 salariés. En outre, cette commission perdra ce qui faisait l’efficacité du CHSCT, à savoir la personnalité juridique et la possibilité d’ester en justice. Voilà la sécurité et la santé ramenées au rang de préoccupations subalternes…

Par ailleurs, les salariés seront précarisés. Il faut être poète pour qualifier de CDI des contrats de chantier. La possibilité de généralisation de ces contrats par les branches risque d’augmenter le nombre de travailleurs précaires, lesquels, parce que leur CDD aura été rebaptisé CDI, seront privés des primes de précarité.

Que dire du plafonnement des indemnités fixées par les conseils de prud’hommes en réparation du préjudice provoqué par un licenciement abusif ? Il s’agit là d’une entorse grave aux fondements de notre droit, qui, jusqu’à présent, exigeaient que chacun puisse bénéficier d’une juste et complète réparation, obligatoirement individualisée. Le juge pourra bien estimer à 15 000 euros le préjudice résultant d’un licenciement : un salarié payé au SMIC justifiant de dix-huit mois d’ancienneté ne percevra en tout et pour tout que 3 970 euros.

En réalité, calcul fait, l’ordonnance d’aujourd’hui est moins favorable au salarié jeune que le CPE de M. de Villepin, ce contrat première embauche que nous avions tant combattu.

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