Intervention de Nadine Grelet-Certenais

Réunion du 23 janvier 2018 à 14h30
Renforcement du dialogue social — Demande de renvoi à la commission

Photo de Nadine Grelet-CertenaisNadine Grelet-Certenais :

Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le président de la commission des affaires sociales, mes chers collègues, la publication et l’entrée en vigueur progressive des cinq ordonnances confirment les ambitions libérales du Gouvernement en matière d’emploi et de dialogue social. Ces ordonnances relèvent d’une logique d’abord comptable qui, plutôt que de favoriser l’emploi, renforce les moyens de le réduire, privilégie la flexibilité plutôt que la justice sociale. Le rejet exprimé par l’ensemble des syndicats de salariés est, en lui-même, assez éloquent quant à l’esprit de ces textes qui ont fait l’objet d’une concertation menée au pas de course et qui, de plus, ne sont accompagnés d’aucune étude d’impact.

Ces ordonnances pourraient être qualifiées, selon l’expression forgée par le célèbre juriste universitaire Alain Supiot, de nouveau « produit législatif » proposé sur le marché international des normes. Il porte de sérieux reniements de notre modèle social et économique.

La loi semble détournée de son objectif premier, à savoir la fixation des conditions de justice entre le salarié et l’employeur. Où est le volet protecteur de cette « réforme » présentée comme progressiste ?

La loi El Khomri du 8 août 2016 reposait sur une autre méthodologie et proposait de véritables contreparties sociales aux efforts demandés aux salariés. Des réponses novatrices furent élaborées pour adapter notre droit à la numérisation du travail. Je pense au compte personnel d’activité, au droit à la déconnexion, à la prise en compte de la pénibilité, aux congés spéciaux, aux emplois saisonniers, etc.

Une fois ces quelques points essentiels rappelés, l’on comprendra que, contrairement au grand patronat et à la majorité sénatoriale, le groupe socialiste et républicain est très loin de se satisfaire d’un tel projet de loi.

L’entrée en vigueur au 1er janvier dernier de l’ordonnance traitant des ruptures conventionnelles collectives illustre à la fois les régressions sociales contenues dans ce texte et la relégation du Parlement à un rôle d’enregistrement d’une législation émanant de l’exécutif.

S’agissant des RCC, que constatons-nous ? Les entreprises du secteur commercial et du secteur bancaire, à l’instar de Pimkie, de PSA ou de la Société Générale, se sont aussitôt saisies de ce dispositif avantageux. Rappelons que ce nouvel outil permet aux entreprises de licencier sans justification économique et à moindres frais, en évitant les contraintes d’un plan de sauvegarde pour l’emploi, dispositif qui limitait jusqu’à présent le nombre des licenciements.

En ce qui concerne les salariés, la RCC les prive de leur droit au contrat de sécurisation, qui leur offrait un meilleur suivi post-licenciement et leur assurait pendant un an une indemnité plus élevée que l’indemnité de base.

La conjoncture favorable pour l’emploi que nous connaissons depuis quelques mois et dont il semble difficile de ne pas attribuer la paternité au précédent quinquennat la paternité §suffira-t-elle à masquer les aspects délétères de cette mesure pour les parcours professionnels de nos concitoyens ?

Maintes dispositions, évoquées par mes collègues, constituent autant de renoncements et d’innovations régressives, qui tendent à une généralisation de la précarité et à un affaiblissement du dialogue social. Je citerai, entre autres mesures, la barémisation impérative des indemnités prud’homales, qui remet en question le principe fondamental de « réparation intégrale » des préjudices subis, la limitation du périmètre d’appréciation du motif économique, qui permettra aux multinationales implantées sur notre territoire de procéder plus facilement à des licenciements massifs, l’assouplissement des obligations de reclassement dans le cadre d’un licenciement économique, le contournement des syndicats par l’employeur dans les petites entreprises de moins de 20 salariés via l’instauration d’un référendum à la main du patron, la suppression du CHSCT, créé par les lois Auroux de 1982, l’intégration de cette instance sanitaire dans le comité social et économique la dépossédant, en vérité, de sa capacité à ester en justice et à recourir à des expertises.

Toutes ces mesures ne traduisent-elles pas la volonté du Gouvernement de parier sur la dérégulation au détriment des protections salariales, uniquement perçues comme des contraintes ? Où est l’humain dans tout cela ? L’esprit de ces ordonnances est trop éloigné de la réalité humaine et psychologique des salariés. La création des « CDI de chantier ou d’opération » n’est-elle pas une innovation juridique visant à précariser encore un peu plus le monde du travail, déjà marqué par l’importance du recours aux CDD et à l’intérim ?

Il est un autre point auquel je demeure très attentive : la prévention de la pénibilité. Le dispositif a été souvent qualifié d’« usine à gaz », et les syndicats étaient eux-mêmes conscients de la perfectibilité des référentiels. Toutefois, au lieu de tendre vers un système coconstruit avec l’ensemble des partenaires sociaux, le Gouvernement a manifestement cédé aux arguments des organisations patronales. Le retrait de quatre facteurs de risque liés à des contraintes physiques marquées, à savoir les postures pénibles, les vibrations mécaniques, la manutention manuelle de charges lourdes ou l’exposition à des agents chimiques dangereux, incluant poussières et fumées, constitue un point de désaccord majeur pour notre groupe politique.

Par ailleurs, le nouveau système entré en vigueur au 1er octobre dernier prévoit qu’il faudra avoir été atteint par une pathologie avant la date de départ à la retraite. Ne s’agit-il donc pas là d’un renversement de la logique même de prévention des risques ? Jusqu’alors, le salarié acquérait des droits « à raison de son exposition sans exigence d’une affection » ou d’un taux minimal d’incapacité permanente partielle. Alors qu’a été déposée une proposition de loi portant création d’un fonds d’indemnisation des victimes des pesticides, les fiches d’exposition aux risques chimiques, notamment à l’amiante, instaurées sous Lionel Jospin sont purement et simplement supprimées. Nous ne pouvons être partisans d’une simplification du droit allant à l’encontre de la santé des salariés.

Ces quelques exemples suffisent à démontrer que l’humain et la réalisation de l’individu au travail sont balayés d’un revers de main au profit de mesures aussi techniques qu’injustes. Ces ordonnances ravivent les lignes de fracture idéologique traditionnelles.

Pour nous, l’entreprise n’est pas seulement la propriété de l’employeur, ni uniquement le lieu de la production de biens et de services ; c’est aussi un lieu de création collective et d’interaction sociale où l’être humain doit pouvoir se réaliser et se révéler. Le dialogue social est un élément essentiel du nécessaire rééquilibrage des rapports de force existants au sein de cette organisation humaine.

A contrario, la philosophie défendue ici par le Gouvernement relève d’une idéologie verticale de l’entrepreneuriat envisageant les règles comme des contraintes et les droits comme des coûts.

À l’heure de la révolution numérique, il est regrettable de voir réapparaître en France une vision passéiste du dialogue social, selon laquelle le bien-être des salariés serait contre-productif et altérerait la performance économique. L’humain n’est pas une simple variable d’ajustement.

Au regard de cet écueil idéologique, il est également fort regrettable de ne relever aucune mesure d’anticipation des grandes mutations du travail : ubérisation, recrudescence des mini-jobs, multiplication des contrats excessivement précaires. Les salariés étaient pourtant dans l’attente d’une meilleure sécurisation des parcours professionnels.

Madame la ministre, en raison de l’adoption d’une sixième ordonnance présentée en conseil des ministres le jour de l’examen du rapport de la commission des affaires sociales du Sénat, soit le 20 décembre dernier, et dans l’attente de la publication de la septième, toujours en préparation, nous considérons que les conditions ne sont pas réunies pour travailler correctement et avoir un débat approfondi permettant de mesurer les tenants et les aboutissants de l’ensemble des dispositions proposées par le Gouvernement.

Bien que décrite comme une « ordonnance balai », ce qui sous-entend que ce texte n’apporterait que des précisions d’ordre technique, il s’avère que la sixième ordonnance, qui, faut-il le préciser, n’a fait l’objet d’aucune concertation, pose de nombreuses questions qui ne pourront pas être débattues dans de bonnes conditions.

Cette ordonnance comporte en effet des modifications de fond qui ne se résument pas à de simples rectifications aux fins de coordination juridique, comme le prétend le Gouvernement. Ainsi que cela a été indiqué à l’occasion d’une récente table ronde réunissant les principaux syndicats, certaines de ces mesures font d’ores et déjà l’objet de recours.

Je pense notamment aux nouvelles prérogatives octroyées au « conseil d’entreprise », qui serait seul compétent pour négocier tout type d’accord d’entreprise, privant ainsi les délégués syndicaux du pouvoir de négocier.

En outre, cette nouvelle ordonnance prévoit que les accords d’entreprise primeront également les accords interprofessionnels, sachant que, sur certains sujets, les premiers pourront être moins favorables que les seconds. C’est une brèche importante dans le principe de faveur qui sous-tend notre code du travail. La discussion parlementaire ne saurait éluder cette question.

Certaines obligations d’information des salariés licenciés sont également purement et simplement supprimées. Il conviendrait pourtant d’en débattre et de donner au Parlement le temps nécessaire à l’examen de ces ordonnances tardives ; la septième n’est d’ailleurs même pas encore connue.

La procédure par ordonnances est une pratique dérogatoire permise par l’article 38 de la Constitution. Nous en convenons, mais avec une certaine amertume.

Sur des sujets aussi lourds et au regard des centaines d’articles du code du travail concernés, il est pour le moins cavalier de ne pas permettre à la représentation nationale de participer à la définition de ces changements dans les meilleures conditions, d’autant que, à l’heure de ratifier ces ordonnances, le Gouvernement n’a toujours pas fourni l’ensemble des textes sur lesquels celle-ci doit se prononcer. Pouvez-vous nous dire, madame la ministre, au regard de l’avancement du travail législatif en cours, quand le Parlement disposera de l’ensemble des éléments pour jouer son rôle constitutionnel de législateur ? La volonté d’agir vite ne justifie nullement un enregistrement précipité des lois, a fortiori dans des domaines aussi sensibles que le travail et le dialogue social.

C’est pour toutes ces raisons, mes chers collègues, que nous avons déposé cette motion tendant à demander le renvoi à la commission. Je vous invite à la voter, afin que le Sénat et sa commission des affaires sociales puissent, sereinement et en toute transparence, procéder à l’examen de ce projet de loi de ratification.

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