Intervention de Jean-Yves Leconte

Réunion du 25 janvier 2018 à 10h30
Application du régime d'asile européen — Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Photo de Jean-Yves LeconteJean-Yves Leconte :

Monsieur le ministre d’État, vous êtes assurément membre d’un gouvernement de rupture.

Rupture, lorsque le 12 décembre dernier, une circulaire remet en cause la tradition et les principes de l’accueil inconditionnel.

Rupture, lorsque vous défendez une proposition de loi qui prévoit l’enfermement de demandeurs d’asile dont le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile précise qu’ils sont régulièrement sur le territoire. Pis encore, ce texte n’exclut pas l’enfermement de mineurs dans les mêmes conditions, et il prévoit que les demandeurs d’asile puissent être enfermés sans avoir de décision d’éloignement.

Permettez-moi de citer un extrait du blog de Sylvie Goulard, votre ancienne collègue : « La France s’enorgueillit d’être la “patrie des droits de l’homme”, mais la situation finirait par donner raison à Robert Badinter, quand il interroge, grinçant : “Peut-être la France n’est-elle finalement que la patrie de la déclaration des droits de l’homme”. »

Par ailleurs, la méthode adoptée pose question. Plutôt que d’introduire les dispositions prévues dans cette proposition de loi dans le prochain projet de loi, elles arrivent avant et seules. Cela présente deux avantages : le premier est qu’il n’y aura pas d’étude d’impact ; le second est que le texte ne passera pas devant le Conseil d’État.

Premier point, pas d’étude d’impact : il est certain qu’un éloignement vers l’Allemagne, par exemple de Strasbourg à Kehl, est compté comme « plus un » dans les chiffres. Et si la personne éloignée a l’élégance de revenir deux jours après et qu’elle est reprise, cela sera compté comme « plus deux », ce qui est encore mieux !

Les témoignages des agents de la police aux frontières, la PAF, qui indiquent que beaucoup de personnes éloignées reviennent, devraient nous conduire à nous interroger sur le sens de cette mesure. À part servir la politique du chiffre, à quoi sert-elle ? Les centres de rétention administrative, les CRA, qui sont déjà surchargés, le seront encore plus. Dans les circonstances actuelles, n’y a-t-il pas des objectifs plus efficaces, plus utiles et plus dignes à confier aux fonctionnaires de la police et des préfectures ?

Second point, pas de passage devant le Conseil d’État. Il n’y aura donc pas d’analyse de la cohérence de ce texte, en particulier d’une privation de liberté non proportionnée et totalement en rupture avec nos traditions, avec nos obligations constitutionnelles et conventionnelles. Le droit d’asile est attaqué frontalement dès lors qu’une personne peut être enfermée et privée de liberté parce qu’elle demande l’asile.

La multiplication des situations juridiquement inextricables conduira à un embouteillage des recours. C’est pourtant à cause de ces obligations conventionnelles que le dispositif législatif précédent a dû être invalidé. Celui que vous nous proposez aujourd’hui est beaucoup moins protecteur.

La commission des lois a reçu l’auteur de la proposition de loi, M. Warsmann. Tout patelin, il nous a indiqué qu’il ne prétendait pas faire une grande loi, mais qu’il voulait seulement réformer le système actuel pour qu’il fonctionne. Mais ce n’est pas possible ! Le système Dublin ne peut plus fonctionner.

Le règlement Dublin a été mis en place avec le système de prise d’empreintes EURODAC en raison de l’instauration de la liberté de circulation dans l’espace Schengen. Comme l’a dit le rapporteur, il visait à empêcher une personne de déposer plusieurs demandes d’asile et d’« emboliser » les systèmes.

Cela a plus ou moins bien fonctionné tant que le nombre de demandeurs d’asile dans l’espace européen n’excédait pas les 300 000 par an. Depuis 2014, les choses sont bien différentes. Nous avons eu un peu plus de 400 000 demandeurs d’asile en 2013, plus de 600 000 en 2014, plus d’1, 4 million en 2015 et un peu plus d’1, 2 million en 2016. Avec une population d’un demi-milliard d’habitants, l’Union européenne n’arrive pas à faire face à cette inflation.

Comparée au Liban, à la Turquie ou à la Jordanie, nous devons malheureusement le constater, l’Europe n’a pas fait preuve de résilience face à ce défi. Elle s’est montrée très fragile, car incapable d’accueillir les demandeurs d’asile à la hauteur de ce que font ses voisins et à la hauteur de son devoir.

Il me semble que, aujourd’hui, la première responsabilité des femmes et des hommes politiques est de construire cette résilience des opinions publiques européennes. Sans cela, l’Europe sera toujours plus faible face à ses voisins.

Entre 2014 et 2017, il y a eu sept fois plus de « dublinés » parmi les demandeurs d’asile en France. Ils représentent actuellement un peu moins 40 % des demandeurs d’asile, d’abord en provenance d’Allemagne où ils se sont vu débouter après une première demande d’asile, puis, de plus en plus depuis quelques mois, en provenance d’Italie où ils ont été « eurodaqués » après être arrivés par la Libye. La proposition de loi que nous examinons prévoit que ces personnes qui n’ont pas fait de demande d’asile en Italie puissent se voir refuser la possibilité de demander l’asile en France alors qu’elles ont parfois besoin de protection.

Nous ne pouvons pas durablement accepter que notre pays se retranche derrière une situation géographique plus facile que celle de la Grèce, de l’Italie ou de l’Espagne pour réaffirmer les principes de Dublin. Ces derniers ne fonctionnent pas, et à terme nous risquons de déstabiliser ces pays et de détruire complètement le système Schengen.

Depuis 2015, la Grèce et l’Italie ont accepté que l’ensemble des personnes entrant dans l’Union européenne passent dans les hotspot où FRONTEX les enregistre dans EURODAC. Cette sécurité que nous avons obtenue, nous la fragilisons si ces deux pays doivent porter seuls toute la demande d’asile de l’Union européenne.

L’absence de solidarité remettra en cause l’espace Schengen. Schengen est pourtant une solution, comme, plus généralement, la coopération entre des pays européens qui font face aux mêmes défis. Cela suppose de cesser de nous renvoyer les responsabilités les uns aux autres ; de dédramatiser le choix du pays de première analyse de la demande en donnant la liberté d’installation dans l’Union européenne à toute personne protégée dès lors qu’elle obtient le statut de réfugié et pas simplement après cinq ans ; et, enfin, de faire converger les systèmes d’asile en créant une agence européenne de l’asile, mais aussi en faisant converger les systèmes de recours. Ce dernier point est absolument indispensable.

En tout état de cause, monsieur le ministre d’État, il semble nécessaire, de manière transitoire, de donner aux préfets des instructions différenciées, pour que, suivant le parcours précédent des « dublinés », ceux-ci puissent rapidement voir leur demande d’asile traitée en France, en particulier lorsqu’ils n’ont pas déposé de demande d’asile dans un autre pays de l’Union européenne.

Monsieur le ministre d’État, mes chers collègues, rendre hommage à Angela Merkel, mais en même temps agir comme Viktor Orbán relève d’une duplicité qui pèsera lourdement sur la crédibilité de la France pour refonder l’Union européenne. Nous refusons une refondation de l’Europe qui remettrait en cause les valeurs et les principes qui sont au cœur de la construction européenne depuis ses débuts.

Se battre pour l’attractivité de la France est essentiel, mais il faut aussi assumer les conséquences de cette politique. Si nous sommes plus attractifs en matière d’asile, nous aurons plus de demandes. Il me semble qu’il vaut mieux être attractif et assumer les conséquences de son attractivité que se refermer sur soi-même. C’était aussi le sens de la campagne que vous avez menée avec le Président de la République l’année dernière, monsieur le ministre d’État, et je crois qu’il ne faut pas vous dérober à cette responsabilité.

De plus, en tant que maire de Lyon, vous savez bien que votre ville, celle que vous aimez, ne serait pas la même sans l’apport de tous les réfugiés, en particulier de ceux qui ont réussi à survivre au génocide arménien et l’ont fui.

Un discours positif, pédagogique, visant à améliorer la résilience de l’opinion publique sur la question de l’asile est indispensable. Vous ne pouvez pas vous y dérober. Il n’est pas trop tard pour corriger la trajectoire du Gouvernement, tant les espoirs étaient importants l’année dernière.

Il reste que, dans l’état actuel des choses, le groupe socialiste et républicain est totalement opposé à cette proposition de loi, inutile compte tenu du fonctionnement actuel de la procédure Dublin, mais d’abord complètement indigne.

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