Merci pour votre invitation. Pour répondre à vos interrogations sur l'avenir du commerce physique, je prendrai appui non sur des certitudes absolues mais sur les convictions du groupe Carrefour, qui a annoncé un plan de transformation. Puis, je vous ferai part de mon appréciation générale sur la législation, et ajouterai quelques mots d'actualité sur les états généraux de l'alimentation.
La grande distribution est affectée par trois mutations très profondes.
Le champ concurrentiel est transformé par de grandes plateformes mondiales et généralistes. Ainsi, Alibaba a annoncé en septembre dernier qu'il allait investir 15 milliards d'euros - soit l'équivalent de la capitalisation boursière de Carrefour - dans ses plateformes logistiques. Son objectif est de livrer dans toute la Chine en moins de 24 heures et dans le monde entier en moins de 72 heures. D'autre part, des plateformes spécialisées dominent une catégorie : ainsi, l'enseigne préférée des Français est une enseigne spécialisée dans le sport. Chaque jour, des start-up ou des entreprises de plus grande importance développent sur leur site Internet des solutions qui simplifient la vie des consommateurs et accélèrent leur processus de choix. Enfin, des acteurs mondiaux nouent des alliances stratégiques très fortes : Carrefour l'a fait avec deux groupes chinois et, depuis six mois, Amazon s'est allié avec Whole Foods, Alibaba s'est allié avec Auchan, Wall Mart, avec Rakuten, Alibaba avec Kroger, et les journaux de ce matin mentionnent une alliance entre Tencent et Wanda, un grand groupe chinois d'immobilier commercial. À chaque fois, c'est l'alliance d'un groupe de commerce physique et d'une entreprise de technologie.
La deuxième mutation, c'est l'évolution des attentes des clients. Ceux-ci ont toujours voulu être servis le mieux possible, le plus rapidement possible, avec les meilleurs produits possible et au meilleur prix. Ils peuvent obtenir cela plus vite en utilisant leur téléphone pour comparer sans cesse les prix. Le parcours d'un client est beaucoup plus fragmenté, avec des offres de choix en permanence. Pour le métier de distributeur, c'est une rupture profonde.
Dernière mutation : celle des comportements alimentaires. Le plan de Carrefour parle de transition alimentaire. Nous avons l'ambition d'être leader en la matière, en promouvant des modes de production plus responsables, tenant compte des ressources environnementales, des comportements de distribution et surtout des voeux des consommateurs, qui veulent manger plus sain, plus local, plus bio... Carrefour a permis l'essor de la consommation de masse dans les années 1960 à 1980. Désormais, c'est une transition des comportements qu'il faut accompagner, et celle-ci doit s'accomplir pour tous. Il s'agit d'une réactualisation du rôle de la grande distribution !
L'autre ambition du plan, c'est d'assurer la pérennité de l'entreprise dans ce contexte de mutations très profondes, ce qui impose de lui redonner les capacités d'action à travers des réductions de coûts et un ciblage plus prononcé des investissements, notamment sur le digital. Carrefour a l'ambition de créer ce qu'on appelle un univers omnicanal, permettant aux consommateurs de naviguer à la fois dans ses magasins et dans un environnement digital. Cela nécessite de renforcer certains formats de magasins et d'investir dans le digital. L'ambition de Carrefour est de devenir leader en matière d'e-commerce alimentaire. Cela impliquera de refondre notre offre de produits bios, frais, locaux et de ses marques propres. Le plan est assorti à cet égard d'objectifs précis.
Notre conviction est que le physique et le digital ne s'opposent pas, mais doivent se combiner. D'abord, le client ne veut pas avoir à choisir entre les deux : il souhaite se voir proposer les meilleurs produits au meilleur prix, ce qui impose de le faire évoluer dans un univers qui combine le digital et le physique, c'est-à-dire omnicanal. L'idée est d'allier ce qu'on peut offrir de meilleur en magasin - ce qu'on qualifie d'expérience client - et ce qu'on peut offrir de meilleur en expérience digitale. C'est le sens de l'histoire industrielle que j'évoquais en énumérant les recompositions très importantes des plus grands acteurs de la distribution et de la technologie au cours des six derniers mois, notamment sur les deux marchés les plus importants, les États-Unis et la Chine.
Dans ce contexte, le magasin physique reste essentiel, à condition d'être retravaillé. Le président de Carrefour a été très clair sur les hypermarchés en annonçant qu'aucun ne fermerait, mais qu'il fallait travailler autrement car l'hypermarché tel qu'il a été conçu à l'origine ne répondait plus aux attentes des consommateurs. L'hypermarché doit être considéré comme un pôle d'attraction au sein d'une galerie commerciale où on offre des services variés à l'ensemble des clients. Il faut donc allouer différemment leurs surfaces, et probablement les réduire, après avoir déterminé si tel ou tel hypermarché est adapté à sa zone de chalandise. Les hypermarchés sont également appelés à devenir des plateformes, c'est-à-dire des lieux de préparation de commandes, où l'on vient recueillir des éléments préparés à l'avance - c'est ce qu'on appelle le click and collect.
Le groupe Carrefour a annoncé qu'il ouvrirait 2 000 magasins de proximité à l'échéance de son plan et 200 en 2018. On voit donc que le format de proximité, s'il s'articule au digital, est l'avenir du commerce physique. Pour développer ce commerce physique, il nous faudra être mobiles et prompts à nous adapter, car nos grands concurrents ont une capacité d'innovation technologique et une rapidité d'exécution phénoménales.
Notre législation relative aux pratiques restrictives de concurrence est très française. Ce qui forme le socle des discussions entre l'industrie et commerce, c'est l'interdiction de revente à perte et l'article L. 442-6, qui énonce un certain nombre de pratiques restrictives. La littérature sur le sujet est fournie car les rapports se sont multipliés : la commission Canivet en 2004, le rapport de Mme Hagelsteen en 2008, les rapports parlementaires successifs sur l'ensemble de l'évolution de la législation, un très récent rapport du Club des juristes qui y consacre quelques pages... Cette réglementation suscite un certain scepticisme de la part des économistes. L'un des rapports qui fait autorité en la matière est un peu ancien mais porte la signature de Jean Tirole : il concluait à l'abandon de cette législation.
Celle-ci est critiquée aussi par les juristes, car elle a évolué seize fois depuis 1992. L'article L. 442-6 énumère 25 ou 26 pratiques, dont certaines n'ont pas encore de contenu. Ces mesures ont parfois répondu à des crises économiques ou à des circonstances politiques, les opérateurs - grande distribution comme fournisseurs - étant les premiers à les demander. Il y a un débat assez profond sur les limites de l'intervention publique en la matière. Mme Hagelsteen parle d'un catalogue hétéroclite de mesures, le club des juristes d'un kaléidoscope... Il semble que cette législation doit être améliorée, au moins sur le plan technique.
Souvent, c'est pour apaiser les relations entre l'industrie et le commerce que ces dispositions ont été prises. En fait, sur longue période, les relations entre distributeurs et fournisseurs ne sont pas parfaitement apaisées par cette législation : les tensions demeurent, elles sont périodiques et varient en fonction de la conjoncture.
Pourquoi cette législation subsiste-t-elle ? D'abord, parce qu'en France les prix restent un sujet éminemment politique. Et la légitimité de l'intervention des pouvoirs publics ne se discute pas - celle-ci étant souhaitée par les acteurs économiques eux-mêmes. Deuxième raison : depuis l'ordonnance de 1986, cette législation fixe un cadre, quelques certitudes, quelques habitudes pour les opérateurs économiques. Sa disparition pure et simple ou son évolution profonde - un basculement vers le droit commun de la concurrence et le droit de la consommation - serait une décision politiquement difficile.
Nous sommes en pleine actualité, puisque le projet de loi pour l'équilibre des relations commerciales est présenté en ce moment en conseil des ministres et que les négociations se déroulent dans un climat tendu...