Bienvenue au Sénat. Vous êtes secrétaire général du groupe Carrefour depuis le mois de septembre, après avoir exercé diverses fonctions au Conseil d'État, au Conseil constitutionnel, dans l'administration ainsi que dans les médias, au sein du groupe Canal +. Notre commission est chargée, entre autres, des questions relevant du commerce et des questions agroalimentaires.
Depuis que nous avons convenu de cette audition, il y a deux mois, l'affaire Lactalis a mis en lumière certains dysfonctionnements des procédures d'alerte et de retrait de produits en matière de sécurité alimentaire qui mettent en cause votre groupe - comme d'autres acteurs de la grande distribution. Cela fera l'objet le 14 février prochain d'une audition des différents acteurs de la distribution, dans le cadre d'une démarche conjointe de notre commission et de la commission des affaires sociales. Votre groupe y sera représenté ; je souhaite donc, dans la mesure du possible, que cette question soit abordée dans le cadre de l'audition à venir, et non pas aujourd'hui.
C'est votre groupe qui a lancé en France, il y a plus de 50 ans, à Sainte-Geneviève-des-Bois, le concept d'hypermarché et qui a construit - comme d'autres acteurs, et notamment Edouard Leclerc et la famille Mulliez - une vaste gamme de produits distributeur, notamment dans le domaine de l'alimentaire. Aujourd'hui, le Groupe Carrefour est présent dans plus de trente pays, avec près de 12 000 magasins qui se déclinent en plusieurs formats : hypermarchés, supermarchés, magasins de proximité et même cash & carry.
Beaucoup d'acteurs et d'experts du commerce et de la distribution insistent sur les fortes mutations du commerce, notamment sous la pression des acteurs du numérique, qui orchestreraient la fin des hypermarchés tout en favorisant la désertification commerciale de nos centres-villes et centres-bourgs et, plus généralement, le déclin du commerce physique. Quelle est la stratégie de Carrefour face à ces évolutions ? Comment réagissez-vous à ces prédictions pessimistes ? Votre résultat opérationnel courant a connu une baisse de 15 % à taux de change courant et, manifestement, l'intégration du réseau de proximité Dia, racheté en 2014, est financièrement difficile.
Le groupe vient de présenter, le 23 janvier dernier, un plan de transformation prévoyant un investissement massif de trois milliards d'euros sur cinq ans dans le développement du digital et le renforcement de l'offre en produits biologiques, ainsi qu'une alliance avec des intervenants chinois. Mais cette transformation se fait au prix de 2 400 suppressions d'emplois, notamment au siège, et de la cession d'une partie de vos actifs, dont le réseau Dia. Au-delà de ce plan, quelle est votre vision prospective de l'avenir de la distribution alimentaire ? Face à l'offensive d'acteurs tels qu'Amazon, quel est l'avenir du commerce physique ?
Le modèle de la grande distribution a fait naitre une législation très spécifique en matière de relations commerciales et d'urbanisme commercial. Cette législation est souvent décriée, soit parce qu'elle entraverait trop l'action des acteurs, soit, à l'inverse, parce qu'elle serait insusceptible de protéger les plus faibles, qu'il s'agisse des producteurs ou des petits distributeurs. En particulier, la tenue des négociations avec les producteurs agricoles est souvent un moment de forte tension, qui atteint chaque année son paroxysme en février, au moment où s'ouvre le salon de l'agriculture. Et les pratiques de négociation des grands distributeurs sont souvent mises en cause.
Quelle est votre appréciation, en général, sur cette législation ? En particulier, la charte de bonne conduite négociée récemment vous parait-elle de nature à améliorer durablement la situation et à favoriser une meilleure répartition de la valeur et des efforts entre distributeurs et producteurs ? Les états généraux de l'alimentation ont également donné lieu à certaines préconisations. Que vous inspirent-elles ? Je souligne d'ailleurs que le projet de loi sur l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire est présenté aujourd'hui en conseil des ministres.
De même, la législation sur l'urbanisme commercial, malgré les dernières réformes, reste accusée de favoriser la déshérence commerciale des centres-villes, notamment dans les villes moyennes. Quel est votre constat en la matière et, le cas échéant, quelles sont vos suggestions ?
Merci pour votre invitation. Pour répondre à vos interrogations sur l'avenir du commerce physique, je prendrai appui non sur des certitudes absolues mais sur les convictions du groupe Carrefour, qui a annoncé un plan de transformation. Puis, je vous ferai part de mon appréciation générale sur la législation, et ajouterai quelques mots d'actualité sur les états généraux de l'alimentation.
La grande distribution est affectée par trois mutations très profondes.
Le champ concurrentiel est transformé par de grandes plateformes mondiales et généralistes. Ainsi, Alibaba a annoncé en septembre dernier qu'il allait investir 15 milliards d'euros - soit l'équivalent de la capitalisation boursière de Carrefour - dans ses plateformes logistiques. Son objectif est de livrer dans toute la Chine en moins de 24 heures et dans le monde entier en moins de 72 heures. D'autre part, des plateformes spécialisées dominent une catégorie : ainsi, l'enseigne préférée des Français est une enseigne spécialisée dans le sport. Chaque jour, des start-up ou des entreprises de plus grande importance développent sur leur site Internet des solutions qui simplifient la vie des consommateurs et accélèrent leur processus de choix. Enfin, des acteurs mondiaux nouent des alliances stratégiques très fortes : Carrefour l'a fait avec deux groupes chinois et, depuis six mois, Amazon s'est allié avec Whole Foods, Alibaba s'est allié avec Auchan, Wall Mart, avec Rakuten, Alibaba avec Kroger, et les journaux de ce matin mentionnent une alliance entre Tencent et Wanda, un grand groupe chinois d'immobilier commercial. À chaque fois, c'est l'alliance d'un groupe de commerce physique et d'une entreprise de technologie.
La deuxième mutation, c'est l'évolution des attentes des clients. Ceux-ci ont toujours voulu être servis le mieux possible, le plus rapidement possible, avec les meilleurs produits possible et au meilleur prix. Ils peuvent obtenir cela plus vite en utilisant leur téléphone pour comparer sans cesse les prix. Le parcours d'un client est beaucoup plus fragmenté, avec des offres de choix en permanence. Pour le métier de distributeur, c'est une rupture profonde.
Dernière mutation : celle des comportements alimentaires. Le plan de Carrefour parle de transition alimentaire. Nous avons l'ambition d'être leader en la matière, en promouvant des modes de production plus responsables, tenant compte des ressources environnementales, des comportements de distribution et surtout des voeux des consommateurs, qui veulent manger plus sain, plus local, plus bio... Carrefour a permis l'essor de la consommation de masse dans les années 1960 à 1980. Désormais, c'est une transition des comportements qu'il faut accompagner, et celle-ci doit s'accomplir pour tous. Il s'agit d'une réactualisation du rôle de la grande distribution !
L'autre ambition du plan, c'est d'assurer la pérennité de l'entreprise dans ce contexte de mutations très profondes, ce qui impose de lui redonner les capacités d'action à travers des réductions de coûts et un ciblage plus prononcé des investissements, notamment sur le digital. Carrefour a l'ambition de créer ce qu'on appelle un univers omnicanal, permettant aux consommateurs de naviguer à la fois dans ses magasins et dans un environnement digital. Cela nécessite de renforcer certains formats de magasins et d'investir dans le digital. L'ambition de Carrefour est de devenir leader en matière d'e-commerce alimentaire. Cela impliquera de refondre notre offre de produits bios, frais, locaux et de ses marques propres. Le plan est assorti à cet égard d'objectifs précis.
Notre conviction est que le physique et le digital ne s'opposent pas, mais doivent se combiner. D'abord, le client ne veut pas avoir à choisir entre les deux : il souhaite se voir proposer les meilleurs produits au meilleur prix, ce qui impose de le faire évoluer dans un univers qui combine le digital et le physique, c'est-à-dire omnicanal. L'idée est d'allier ce qu'on peut offrir de meilleur en magasin - ce qu'on qualifie d'expérience client - et ce qu'on peut offrir de meilleur en expérience digitale. C'est le sens de l'histoire industrielle que j'évoquais en énumérant les recompositions très importantes des plus grands acteurs de la distribution et de la technologie au cours des six derniers mois, notamment sur les deux marchés les plus importants, les États-Unis et la Chine.
Dans ce contexte, le magasin physique reste essentiel, à condition d'être retravaillé. Le président de Carrefour a été très clair sur les hypermarchés en annonçant qu'aucun ne fermerait, mais qu'il fallait travailler autrement car l'hypermarché tel qu'il a été conçu à l'origine ne répondait plus aux attentes des consommateurs. L'hypermarché doit être considéré comme un pôle d'attraction au sein d'une galerie commerciale où on offre des services variés à l'ensemble des clients. Il faut donc allouer différemment leurs surfaces, et probablement les réduire, après avoir déterminé si tel ou tel hypermarché est adapté à sa zone de chalandise. Les hypermarchés sont également appelés à devenir des plateformes, c'est-à-dire des lieux de préparation de commandes, où l'on vient recueillir des éléments préparés à l'avance - c'est ce qu'on appelle le click and collect.
Le groupe Carrefour a annoncé qu'il ouvrirait 2 000 magasins de proximité à l'échéance de son plan et 200 en 2018. On voit donc que le format de proximité, s'il s'articule au digital, est l'avenir du commerce physique. Pour développer ce commerce physique, il nous faudra être mobiles et prompts à nous adapter, car nos grands concurrents ont une capacité d'innovation technologique et une rapidité d'exécution phénoménales.
Notre législation relative aux pratiques restrictives de concurrence est très française. Ce qui forme le socle des discussions entre l'industrie et commerce, c'est l'interdiction de revente à perte et l'article L. 442-6, qui énonce un certain nombre de pratiques restrictives. La littérature sur le sujet est fournie car les rapports se sont multipliés : la commission Canivet en 2004, le rapport de Mme Hagelsteen en 2008, les rapports parlementaires successifs sur l'ensemble de l'évolution de la législation, un très récent rapport du Club des juristes qui y consacre quelques pages... Cette réglementation suscite un certain scepticisme de la part des économistes. L'un des rapports qui fait autorité en la matière est un peu ancien mais porte la signature de Jean Tirole : il concluait à l'abandon de cette législation.
Celle-ci est critiquée aussi par les juristes, car elle a évolué seize fois depuis 1992. L'article L. 442-6 énumère 25 ou 26 pratiques, dont certaines n'ont pas encore de contenu. Ces mesures ont parfois répondu à des crises économiques ou à des circonstances politiques, les opérateurs - grande distribution comme fournisseurs - étant les premiers à les demander. Il y a un débat assez profond sur les limites de l'intervention publique en la matière. Mme Hagelsteen parle d'un catalogue hétéroclite de mesures, le club des juristes d'un kaléidoscope... Il semble que cette législation doit être améliorée, au moins sur le plan technique.
Souvent, c'est pour apaiser les relations entre l'industrie et le commerce que ces dispositions ont été prises. En fait, sur longue période, les relations entre distributeurs et fournisseurs ne sont pas parfaitement apaisées par cette législation : les tensions demeurent, elles sont périodiques et varient en fonction de la conjoncture.
Pourquoi cette législation subsiste-t-elle ? D'abord, parce qu'en France les prix restent un sujet éminemment politique. Et la légitimité de l'intervention des pouvoirs publics ne se discute pas - celle-ci étant souhaitée par les acteurs économiques eux-mêmes. Deuxième raison : depuis l'ordonnance de 1986, cette législation fixe un cadre, quelques certitudes, quelques habitudes pour les opérateurs économiques. Sa disparition pure et simple ou son évolution profonde - un basculement vers le droit commun de la concurrence et le droit de la consommation - serait une décision politiquement difficile.
Nous sommes en pleine actualité, puisque le projet de loi pour l'équilibre des relations commerciales est présenté en ce moment en conseil des ministres et que les négociations se déroulent dans un climat tendu...
J'allais le dire ! De fait, les relations entre industrie et commerce sont caractérisées par dix mois d'apaisement, comme il est normal entre partenaires commerciaux, et deux mois de tensions, entre décembre et février. J'entends que l'adoption de la charte aurait dû apaiser les relations. Je crois au contraire que tout projet d'intervention du législateur accroît les tensions : les opérateurs défendent leurs intérêts en communiquant, et il y a dans tout cela une part de jeu de rôle et de postures. Il faut ajouter à ce contexte les voeux du Président de la République au monde agricole, ainsi que les états généraux de l'alimentation. Et mentionner enfin que, pour Carrefour comme pour les autres, l'environnement compétitif et concurrentiel est difficile.
J'ajoute que les négociations actuelles concernent essentiellement les produits transformés : ce sont des négociations entre la grande distribution et les industriels. Pour les produits bruts et les marques propres, les négociations ont lieu dans un autre cadre, tout au long de l'année. Nous avons des relations directes avec les agriculteurs à travers la filière Carrefour, dans un contexte très différent et plus apaisé, puisque l'enjeu est de garantir un approvisionnement en produits bruts de qualité sur le long terme. Avec des groupes transformateurs, le rapport de force et la nature des discussions sont différents.
Indépendamment de la manière dont se déroulent les négociations commerciales, il y a une conscience forte dans l'ensemble de la filière de la nécessité d'améliorer les revenus des agriculteurs. Le projet de loi présenté aujourd'hui doit être mis en oeuvre avant l'automne. Ses trois mesures phares sont l'inversion de la construction du prix, c'est-à-dire la prise en compte du prix de revient des agriculteurs dans la construction du prix ; la modification du seuil de revente à perte, avec l'affectation d'un coefficient qui devrait être de 1,10 ; et l'encadrement des promotions. Le groupe Carrefour a soutenu la philosophie générale des états généraux de l'alimentation et les conclusions de l'atelier n° 7, présidé par le Premier président Canivet. Il reste un mois pour tirer les conclusions et rédiger un projet de texte qui exprime une position relativement harmonieuse de l'ensemble du secteur.
Cet après-midi se tient au Sénat une table ronde réunissant toutes les enseignes sur la question des centres-villes. Le commerce de proximité est un élément essentiel du plan de transformation de Carrefour, et donc de notre développement. La combinaison du physique et du digital est indispensable pour procurer un service de grande qualité au client. Le maillage territorial reste donc essentiel, à condition d'être revisité. En France, en moyenne, un client peut trouver un magasin Carrefour à moins de huit minutes de chez lui, grâce à notre réseau de 4 200 magasins de proximité, auxquels il faut ajouter les hypermarchés. Nous avons annoncé la création sur les cinq prochaines années de 2 000 magasins de proximité et de 200 dès 2018. Nous y développerons la livraison à domicile et le click and collect.
Certes, les centres-villes connaissent des difficultés économiques. Il semble toutefois que l'opposition entre grandes surfaces de périphérie et commerce de proximité, qui a cristallisé trente ou quarante ans de débats sur la manière dont on devait protéger les centres-villes, ne soit pas le facteur déterminant dans la désertification. Les difficultés économiques et sociales locales, très diverses selon les territoires, sont davantage à prendre en compte, ainsi que le développement de l'e-commerce, l'évolution des habitudes de consommation et de la démographie, la taille des emplacements, leur accessibilité ou la présence de parkings.
Merci pour les précisions que vous nous avez données, mais j'en voudrais davantage. Vous allez supprimer beaucoup d'emplois, alors que le groupe a réalisé un milliard d'euros de profit l'an passé. Quel est le nombre exact d'emplois menacés ? La direction a annoncé 2 400 suppressions, mais les syndicats, que nous avons reçus, parlent de 13 000 à 15 000 en comptant les pertes de statuts liés aux passages sous franchise. Pouvez-vous nous donner plus d'explications sur le plan social qui se prépare ? Je partage évidemment l'idée selon laquelle il vous faut prendre le virage du numérique et ne pas laisser Amazon seul sur ce créneau. Mais pourquoi accompagner cette évolution d'une telle saignée ? Quel sera son impact sur les territoires ? Y aura-t-il des pertes de surface ? Pourquoi ne pas imaginer un grand plan de formation, assorti de départs anticipés à la retraite ? Le chômage est la grande question sociale dans notre pays, et le social et l'économique, indissociables, doivent aller de pair. Pouvez-vous encore modifier le plan ? Il est rare qu'un grand groupe au beau fixe annonce autant de suppressions d'emplois...
Dans le cadre des états généraux de l'alimentation, le groupe Carrefour a mis en avant son rapprochement avec le monde agricole. Au-delà de l'opération de communication sur la transition alimentaire, comment se traduira concrètement la prise en compte de la crise du secteur et de la nécessité d'acheter les produits à un prix digne et rémunérateur ? Le plan Carrefour 2022 ne revèle-t-il pas la crise du modèle de supermarchés et hypermarchés ? Carrefour devra-t-il repenser ses implantations et son organisation ?
Vous avez évoqué trois mutations ; elles ne sont pas nouvelles même si vous semblez les découvrir. Nous avons reçu les syndicats de votre groupe qui sont très étonnés de la stratégie que vous menez et qui ont appris le plan social par la presse. Votre groupe ne s'est-il pas, au cours des sept dernières années, trompé de stratégie ? Vos prédécesseurs se sont séparés de certains magasins Dia qui perdaient de l'argent. Quelques années plus tard, ils les ont rachetés. Vous voulez à nouveau vous en séparer... J'aimerais aussi que vous nous donniez quelques précisions sur le plan social. La direction parle de 2 400 suppressions d'emplois, sur un total de 10 000, c'est un pourcentage important ! Quelle est votre stratégie ? Voulez-vous vous recentrer sur l'alimentation ? Quid du personnel ? Vous compatissez à la détresse des agriculteurs : c'est bien, mais qu'allez-vous faire de concret ? Allez-vous partager la valeur avec eux, en leur achetant leurs produits un peu plus cher ?
Le 23 janvier, le groupe Carrefour annonçait un partenariat avec La Poste pour la livraison des courses à domicile dans la perspective d'une extension du service Carrefour Livraison Express que vous avez lancé en 2016 à Paris et dans sa petite couronne. Or ce partenariat ne concerne que quinze grandes villes de France. Ce type d'offre serait pourtant particulièrement intéressant dans les zones rurales, auprès de populations ayant des difficultés à se déplacer. Envisagez-vous de l'étendre aux villes moyennes et aux zones rurales, et selon quel calendrier ?
Ma seconde question porte sur le développement de votre offre sur internet. Ces dernières années, votre groupe a acquis des sites sans réelle vision d'ensemble. D'autres enseignes françaises ont avancé dans ce domaine, notamment sur le format du drive. Comment expliquez-vous ce retard et quel plan stratégique comptez-vous mettre en oeuvre pour le combler ?
Quelle est la réalité du plan de suppression d'emplois prévu en France ? Nous avons entendu parler de 2 400 suppressions de postes au sein du groupe. Toutefois, le réseau de magasins Dia représente 1 400 emplois. De plus, 1 000 postes seraient en jeu dans les stations-service et les pôles administratifs magasin, 800 dans les hypermarchés qui passeraient peut-être en location-gérance, et des centaines d'autres en raison de l'automatisation et de la numérisation. Au total, nous sommes plus près de 5 000 suppressions de postes.
Pouvez-vous nous éclairer à ce sujet ? Quelles justifications économiques et financières légitiment ce plan ? Il est difficile d'accepter l'argument des difficultés financières du groupe et d'un endettement excessif. Avec près d'un milliard d'euros de bénéfices au niveau mondial l'an passé, 400 millions d'euros de dividendes versés aux actionnaires, 8,5 milliards d'euros de bénéfices accumulés, un taux de marge de 23,5 % en légère progression depuis cinq ans, le groupe n'a-t-il pas les moyens de faire face aux difficultés, d'investir sans faire payer le prix aux salariés ? La masse salariale ne représente que 11 % du chiffre d'affaires et reste inchangée depuis sept ans. En revanche, 40 % à 50 % des bénéfices sont reversés chaque année aux actionnaires. Enfin, Carrefour se sépare de son réseau de 273 magasins de proximité, l'ex-Dia, qui perd 150 millions d'euros en 2017. N'est-ce pas contradictoire avec l'ouverture de 2 000 magasins de proximité ? Combien sont prévus sur le territoire national ?
Votre plan de transformation a fait dire que nous assistions à la fin d'un modèle. Vous aurez besoin de nouveaux métiers, de montée en compétences, dans les hypermarchés comme dans les commerces de centre-ville. Dans cette mutation contrainte, comptez-vous former vos personnels ou recruter à l'extérieur ?
Vous êtes présent dans une trentaine de pays : avez-vous l'intention de vous développer à l'export ? Si c'est le cas, envisagez-vous d'implanter des hypermarchés ou au contraire de développer, comme en France, de plus petits commerces ?
Les produits labellisés et haut de gamme, dont le bio, ne tarissent-ils pas, dans une certaine mesure, la réputation des autres produits, qui sont pourtant aussi de qualité ? Quel pourcentage de votre chiffre d'affaires représentent-ils ? Les filières de proximité servent de vitrine au distributeur, mais il ne faut pas oublier les autres producteurs, qui fournissent des produits de qualité.
Les Carrefour Market, auxquels nous sommes attachés, trouvent que vous leur vendez les produits un peu cher ! Je sais que vous avez eu des résultats difficiles parfois, malgré ce que l'on vient d'entendre, mais il serait souhaitable que ces petits commerces franchisés puissent dégager plus de marge par la fourniture de produits à un prix plus correct.
La législation ne doit pas changer trop souvent, nous sommes d'accord sur ce point, mais surtout parce que les centrales d'achat trouvent toujours une voie de contournement. Il serait donc préférable de donner les moyens à la DGCCRF - la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, - de la faire appliquer, et non pas de la supprimer...
Pour rebondir sur les propos de Michel Raison, le législateur a dû intervenir pour fixer des règles, car les pratiques de la grande distribution à l'égard des fournisseurs n'étaient pas correctes. Les marges avant ont été interdites, mais les marges arrière permettent de faire payer aux fournisseurs la promotion, les produits en tête de gondole, des palettes gratuites... Les problèmes ne sont pas tous résolus, en particulier dans les négociations, qui ne respectent pas le fournisseur, compressé sur la totalité des prix.
Or, depuis 2014, nous sommes passés de sept à quatre centrales d'achat - Carrefour-Provera, Casino-Intermarché, Système U-Auchan, Leclerc - qui contrôlent 92,2 % des ventes sur le territoire national. C'est totalement disproportionné !
Comment comptez-vous améliorer l'application de la Charte de bonne conduite, alors que les anciennes pratiques reviennent au galop, afin que les négociations commerciales soient plus saines en 2018 ? Vous évoquez de nombreux investissements dans les magasins, j'espère que ce ne sont pas les fournisseurs qui les paieront !
On se souvient tous, sous le précédent quinquennat, de l'offensive du Medef, qui nous promettait un million d'emplois avec la baisse des cotisations sociales. François Hollande a donc créé le CICE - crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi - mais sans garanties sur l'emploi. Votre groupe a ainsi touché 110 millions d'euros en 2014. Les montants perçus les années suivantes ne sont pas connus ; la CGT parle de 134 millions d'euros, chiffre que votre direction n'a pas démenti.
Je voudrais savoir combien d'emplois ont été créés de 2014 à 2017 avec le CICE. Si cet argent public n'a pas été utilisé pour créer des emplois, je n'ose imaginer qu'il ait servi à augmenter les marges ou les dividendes des actionnaires, mais peut-être à rémunérer plus justement les producteurs ou à baisser les prix pour les consommateurs... Toucherez-vous le CICE en 2018 ? Comprenez-vous, monsieur le secrétaire général, que la suppression massive d'emplois que vous annoncez provoque l'indignation de l'opinion publique et la colère des salariés qui ont appris l'existence du plan social par un communiqué ?
Pouvez-vous nous dire quels sont les coûts de personnel chez Carrefour France dans les charges totales ? S'agissant de la suppression des magasins Dia, les syndicats et les salariés sont à juste titre inquiets. Si vous ne trouvez pas de repreneurs, envisagez-vous des mutations internes et des passerelles entre les différentes entités du groupe ?
Vous annoncez un partenariat avec La Poste que je trouve intéressant, mais celle-ci a-t-elle véritablement la possibilité de partager votre ambition pour concurrencer les livraisons d'Amazon ?
Sur le repositionnement numérique de votre groupe, envisagez-vous de mettre un peu d'ordre dans vos enseignes existantes - Rue du Commerce, Ooshop, Carrefour.com -avant de passer à une autre étape avec une alliance potentielle dans le numérique ?
La filiale de Carrefour qui s'occupe des activités bancaires est une banque à part entière qui se développe dans le numérique avec une offre 100 % digitale très concurrentielle. Assiste-t-on à une transformation progressive de l'activité du groupe, vos actionnaires étant majoritairement des banquiers ? Comment ce volet banque et assurances s'inscrit-il dans votre activité et dans la stratégie du groupe Carrefour ?
Au moins un de vos concurrents en France, soumis aux mêmes défis, aux mêmes mutations que vous, ayant réalisé des bénéfices importants, portant des projets innovants, a annoncé vouloir créer des emplois. Comment expliquez-vous que Carrefour envisage à l'inverse des suppressions d'emploi ? Quelle est votre vision sociale, au-delà de 2018, pour Carrefour ?
Je terminerai par une question personnelle. L'organisation de Carrefour est, à ma connaissance, extrêmement centralisée, qu'il s'agisse de la puissance de la centrale d'achat, du siège social, du choix des gammes. Les négociations avec le monde de l'agriculture ainsi que les produits locaux n'apportent-ils pas une certaine liberté aux magasins par rapport au pouvoir centralisé ? Cette question m'intéresse beaucoup, en écho avec l'organisation de nos territoires.
Je m'efforcerai de répondre par blocs à vos questions. Sur la question sociale, tout d'abord, le plan de suppression d'emplois de 2 400 personnes concerne exclusivement le siège de Carrefour, groupe qui compte plus de 100 000 salariés en France. Les frais du siège et la lourdeur de son fonctionnement sont devenus difficilement soutenables. Il s'agit exclusivement d'un plan de départs volontaires, sans aucun départ contraint. Dans une société cotée, vous ne pouvez pas entrer dans le détail d'un plan avant que le marché en prenne connaissance. Une négociation sociale s'instaure maintenant. Les syndicats ont été reçus par la nouvelle direction, le diagnostic leur a été donné et ils savaient que des choix seraient opérés.
Les magasins Dia ont effectivement été une erreur stratégique. Carrefour a investi des centaines de millions d'euros ces trois dernières années, dans des formats qui n'étaient pas adaptés aux zones de chalandise, et y renonce aujourd'hui. Ce sont 2 100 personnes, 273 magasins concernés. La priorité est de trouver des repreneurs. Par ailleurs, les reclassements individualisés seront privilégiés pour l'ensemble de ces salariés.
Enfin, je me borne à répéter les propos du président de Carrefour : il n'y a pas de plan caché en dehors des deux éléments que je viens d'indiquer.
Seuls cinq hypermarchés seront mis en location-gérance. Aucun des quelque 240 hypermarchés ne sera fermé, alors que beaucoup perdent de l'argent.
Le changement de statut pour les salariés se traduirait par une perte de 2 000 euros par an, nous a-t-on dit.
Je n'ai pas ces informations en tête. Sur le parc total de 4 500 magasins, cette annonce est mesurée. La réduction de la surface ne s'accompagne pas d'une réduction d'effectifs. Je souhaite préciser que Carrefour recrute annuellement en France entre 25 000 et 30 000 personnes, et 10 000 CDI par an.
La question de l'automatisation dans la grande distribution nous est souvent posée. Sans vouloir prédire l'avenir, à côté des caisses automatiques, le consommateur voudra également des services, des personnes à qui parler. Ces évolutions appelleront nécessairement des formations.
J'en viens à la question du « e-commerce », madame la présidente. Le partenariat avec La Poste est lié à l'attente des clients, qui souhaitent être livrés à domicile, venir chercher des commandes en magasin. Carrefour renonce à tout faire tout seul, c'est aussi l'un des éléments du plan de transformation. Il va de soi que nous étendrons le système, s'il fonctionne, le plus rapidement possible sur le territoire.
Nous disposons aujourd'hui de quatorze sites internet et de huit applications, si ma mémoire est bonne. Carrefour ambitionne de créer un seul site marchand. Toute la distribution généraliste sera donc regroupée sous la marque Carrefour, même si d'autres marques seront probablement conservées sur certains éléments spécialisés.
Un bloc se dessine autour des produits, des états généraux de l'alimentation, des comportements de la grande distribution pendant les négociations et du lien avec la législation. Je n'ai certainement pas voulu dire qu'il fallait supprimer toute législation, mais simplement que c'était une interrogation inhérente à de nombreuses études. Aucun distributeur ou fournisseur, en dépit des sanctions associées, ne soutient cela. J'ai d'ailleurs indiqué que les dispositions législatives envisagées étaient soutenues par l'ensemble du secteur.
Vous avez évoqué les mauvaises pratiques, monsieur le sénateur, et aucun distributeur n'a échappé à des sanctions ces dernières années. Honnêtement, ces derniers ont fait des efforts par rapport aux pratiques en vigueur dans le passé. Le groupe Carrefour a d'ailleurs reçu un prix l'an dernier pour son comportement dans les négociations responsables.
Certains fournisseurs ont des capacités de négociation. Je ne dis pas que la grande distribution est parfaite. L'intervention publique est légitime, mais le débat qui s'instaure à chaque période de négociations permet de souligner la nécessité de comportements responsables. C'est ce que le groupe Carrefour tente de faire.
Vous m'avez interrogé sur les produits haut de gamme, l'articulation entre le conventionnel et le bio. La part du bio est relativement mineure pour le groupe, avec un chiffre d'affaires de 1,3 milliard d'euros, que nous ambitionnons de porter à 5 milliards d'euros. Carrefour ne prétend pas que le bio est par nature de plus grande qualité que les autres produits, mais les comportements de consommation évoluent en ce sens. Cela pose des questions de reconversion des exploitations agricoles, d'approvisionnement pour l'ensemble des agriculteurs. La grande distribution a sans doute perdu le pouvoir de prescription qu'elle a pu avoir par le passé. Le consommateur a maintenant la capacité de comparer les prix, les services. La grande distribution est également soumise, indépendamment de la compétitivité, à des exigences de prix extrêmement élevées de la part des pouvoirs publics, qui souhaitent contrôler l'inflation, et de nos concitoyens, qui veulent les meilleurs prix. La conciliation de ces exigences d'un point de vue macroéconomique n'est pas toujours évidente. En tout cas, il est certain que les exigences sont de plus en plus fortes en matière de qualité, de traçabilité, de caractère local des produits. L'élévation des gammes est un enjeu des années à venir, pour répondre aux attentes des consommateurs.
-Présidence de M. Alain Chatillon, vice-président-
Une question m'a été posée sur les services financiers et bancaires. Ceux-ci sont assez anciens et soumis aux exigences réglementaires. Carrefour ne se transforme pas pour autant en banque. Les services financiers sont l'un des éléments de services associés, mais ne font nullement l'objet d'une mutation profonde sous la pression d'actionnaires. Ce n'est pas notre coeur de métier. L'offre digitale se développe, parce que le monde bancaire se digitalise.
Pour répondre à la présidente Sophie Primas, le groupe Carrefour n'est pas un groupe d'indépendants. La question de la centralisation ou de la décentralisation de la gestion et du management fait l'objet de débats infinis... Pour prendre un exemple, vingt-sept étapes sont nécessaires pour valider un catalogue. Il est probable que les magasins souffrent de cette complexité et ont besoin de plus de souplesse et de réactivité en la matière.
Les dividendes sont décidés par l'assemblée générale des actionnaires de Carrefour, sur proposition du conseil d'administration. Ni moi ni le management ne sommes décisionnaires en matière de politique de dividendes.
En ce qui concerne le montant du CICE pour 2017, je reviendrai vers vous, si vous le souhaitez, pour vous le communiquer.
À l'international, Carrefour est présent dans dix pays de façon intégrée - Argentine, Brésil, Chine, Taïwan et six pays européens - où il opère lui- même, mais également dans vingt-trois pays avec des partenaires franchisés auxquels il offre l'exclusivité. Le plan a vocation à être décliné sur tous les territoires et aucun désengagement de la part du groupe Carrefour n'est prévu dans ces pays. D'éventuels développements internationaux ne sont pas non plus annoncés. Des partenariats locaux ont eu lieu, en Chine notamment. Il est certain que Carrefour a la volonté de demeurer un groupe français qui continue d'avoir une activité à l'international.
Je vous adresse à mon tour deux questions. Comment le poids de la marque Carrefour évoluera-t-il dans les années à venir dans votre offre de produits ? Vous parlez de développement à l'international, cela signifie-t-il également l'ouverture du capital ? Nous sommes en effet attachés à ce que le capital reste majoritairement français.
Le groupe Carrefour est coté en bourse et nous ne maîtrisons pas la nationalité des actionnaires. Si votre question résonne avec le partenariat que notre filiale en Chine est en train de finaliser avec Tencent et Yonghui, ce choix a été fait parce qu'il semblait producteur de valeurs et de compétences. Il n'y a pas d'autres projets de ce type pour l'instant.
S'agissant du poids de la marque de distributeur Carrefour, l'objectif ambitieux d'un tiers du chiffre d'affaires a été annoncé dans le plan, sachant qu'il est d'environ 23 % aujourd'hui.
C'est le cas pour Carrefour.
Monsieur le secrétaire général, nous vous remercions et vous souhaitons une belle réussite.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11 h 5.