La réduction de mobilité survient chez les quelque 10 % de notre population qui, bientôt, auront plus de 80 ans. Mais pour le tiers qui a entre 60 et 80 ans, il ne s'agit pas de personnes âgées.
Les conséquences de tout cela se font sentir sur la densité. Où nos concitoyens choisissent-ils d'aller ? Plutôt que d'opposer villes et campagnes, je préfère parler de trajectoires résidentielles, qui les conduisent des zones périurbaines à une parenthèse estudiantine en centre-ville, avant de retourner dans le périurbain élever leurs enfants. Quant à la trame des petites villes, sur lesquelles beaucoup désespèrent, elle est au rendez-vous d'une société où une fraction de chaque génération attend un niveau d'équipements et de services ainsi qu'un cadre de vie qui lui conviennent, et ne s'installe ni à la campagne, trop peu dense en interactions sociales, ni dans les grandes villes, jugées trop stressantes. L'accroissement des vitesses augmente la capacité de choix et de rayonnement, et réduit en fait la concurrence entre les positions : il y a de moins en moins de concurrence entre les espaces de vie.
Le paradoxe est que notre société du choix est rongée par une incompréhension mutuelle croissante de nos choix. Grenoblois installé à Paris, je me heurte en permanence à la nécessité de devoir justifier mon implantation dans une ville vue comme cosmopolite, sale et envahie de touristes. Et la plupart des Parisiens sont dotés d'une solide capacité de mépris pour le choix inverse. C'est un vrai problème. Alors que les Français occupent une gamme variée de territoires et en sont très heureux, car ils jouent avec de considérables écarts de densité - qui attirent aussi nos voisins européens -, l'incompréhension monte. On dénonce les centres abandonnés, on accuse certains territoires d'avoir capté toute la richesse. Or l'exemple des déserts médicaux, qu'on trouve aussi bien en zones rurales qu'au centre de Paris, montre bien que ce type d'interprétation est simpliste. Il s'agit plutôt d'une crise de la médecine libérale.
La fracture est un sujet grave, mais d'abord idéologique et politique, car il met en jeu nos représentations et notre culture. Le sens de la géographie est d'expliquer dans quel monde nous vivons. À la fin du 19ème siècle, Le Tour de la France par deux enfants avait pour vocation de montrer aux écoliers, en préparation de la revanche, dans quel ensemble très cohésif ils allaient s'insérer. Or notre géographie peine depuis une dizaine d'années à raconter la cohésion, la cohérence de notre société - et risque ainsi de perdre son utilité sociale. Certes, nombre de micro-fractures et d'inégalités travaillent en profondeur nos territoires, mais ce n'est pas ce qui fabrique la fracture territoriale, qui forme la toile de fond paradoxale d'une société de bientôt 70 millions d'habitants qui n'a jamais autant occupé son espace.