Merci d'avoir répondu à notre invitation. La réunion de ce matin est consacrée au sujet des mobilités sur lequel travaillent cinq sénateurs de la Délégation. Je vous propose de prendre la parole pour un exposé liminaire avant de répondre aux questions de nos rapporteurs, puis des autres membres de la Délégation.
Merci de votre accueil. Ce type de débat, informel et ouvert, n'est finalement pas si fréquent. Je passe mon temps dans les trains à sillonner nos territoires - et à intervenir au sein de maintes collectivités territoriales - et je me réjouis de voir beaucoup d'entre eux représentés autour de moi ce matin ! Vous m'avez donné pour mon intervention des mots-clés. Accessibilité et mobilité, d'abord. Ces deux notions forment un couple indissociable, et nous verrons comment elles évoluent à l'heure de la révolution numérique et digitale. Densité, ensuite - et, plutôt que de villes et de campagnes, nous parlerons de rapport entre espaces de densités différentes. Fracture, enfin ; le conseil régional de Centre-Val de Loire vient de lancer une initiative pour animer les territoires. En la matière, il me semble que la réciprocité est la vraie promesse de réduction de la fracture.
Que changent la révolution numérique et l'irruption de l'intelligence artificielle à notre rapport au déplacement ? Il y a longtemps que les prospectivistes, notamment à la Datar, réfléchissent à la question, dans le cadre des plans France 2015, France 2020 puis Territoires 2040. Ils ont fini par se forger - ce qui n'est pas si fréquent - une conviction durable : l'accès à distance ne se substitue pas aux pratiques de mobilité. Au contraire, il les équipe et les développe. Dans les années 1990, la priorité était au remplacement du déplacement par l'accès à distance. Mais rien de tel ne s'est produit, sinon à la marge, chez quelques ménages qui sont devenus des virtuoses de l'accès à distance. Dans l'ensemble, le numérique a accru la capacité de mobilité de notre société. Il rend même la mobilité de plus en plus désirable et intense, en remplissant de contenus les temps de déplacement. Par exemple, je ne travaille plus que dans les trains - et j'observe à chaque parcours que je ne suis pas le seul à tirer ainsi parti de mes déplacements !
Les vitesses de déplacement ne montrent aucune tendance à la baisse et, sur le long terme, le temps de la mobilité stagne - d'où l'inexorable étalement urbain que nous constatons. Le développement irrépressible de multiples engins hybrides, constitutifs de ce que j'appelle la société à roulettes, brouille la frontière entre mobilités actives - la marche, le vélo - et mobilités assistées. Pour aller d'un point à un autre, le temps de parcours devient constamment plus fluide et plus court - sinon, cela nous exaspère. Du coup, et quoi qu'on en pense, la dispersion n'est nullement en train de se réduire.
Notre société bénéficie globalement de plus en plus de moyens de choisir sa mobilité, et a de moins en moins à la subir. La rengaine « métro-boulot-dodo », qui exprimait dans les années 1960 et 1970 l'asservissement à la nécessité de se déplacer, appartient désormais au passé. On constate un culte du plaisir de la mobilité, orchestré notamment par les annonces publicitaires des constructeurs automobiles. Se déplacer est un plaisir, auquel nous pouvons accéder au moins de temps en temps. D'ailleurs, le surplus dégagé par l'accroissement de l'efficacité de nos déplacements est consacré... à nous déplacer davantage, alors même que notre société vieillit. Il est vrai qu'entre 60 et 80 ans, nous avons encore de beaux jours devant nous...
La réduction de mobilité survient chez les quelque 10 % de notre population qui, bientôt, auront plus de 80 ans. Mais pour le tiers qui a entre 60 et 80 ans, il ne s'agit pas de personnes âgées.
Les conséquences de tout cela se font sentir sur la densité. Où nos concitoyens choisissent-ils d'aller ? Plutôt que d'opposer villes et campagnes, je préfère parler de trajectoires résidentielles, qui les conduisent des zones périurbaines à une parenthèse estudiantine en centre-ville, avant de retourner dans le périurbain élever leurs enfants. Quant à la trame des petites villes, sur lesquelles beaucoup désespèrent, elle est au rendez-vous d'une société où une fraction de chaque génération attend un niveau d'équipements et de services ainsi qu'un cadre de vie qui lui conviennent, et ne s'installe ni à la campagne, trop peu dense en interactions sociales, ni dans les grandes villes, jugées trop stressantes. L'accroissement des vitesses augmente la capacité de choix et de rayonnement, et réduit en fait la concurrence entre les positions : il y a de moins en moins de concurrence entre les espaces de vie.
Le paradoxe est que notre société du choix est rongée par une incompréhension mutuelle croissante de nos choix. Grenoblois installé à Paris, je me heurte en permanence à la nécessité de devoir justifier mon implantation dans une ville vue comme cosmopolite, sale et envahie de touristes. Et la plupart des Parisiens sont dotés d'une solide capacité de mépris pour le choix inverse. C'est un vrai problème. Alors que les Français occupent une gamme variée de territoires et en sont très heureux, car ils jouent avec de considérables écarts de densité - qui attirent aussi nos voisins européens -, l'incompréhension monte. On dénonce les centres abandonnés, on accuse certains territoires d'avoir capté toute la richesse. Or l'exemple des déserts médicaux, qu'on trouve aussi bien en zones rurales qu'au centre de Paris, montre bien que ce type d'interprétation est simpliste. Il s'agit plutôt d'une crise de la médecine libérale.
La fracture est un sujet grave, mais d'abord idéologique et politique, car il met en jeu nos représentations et notre culture. Le sens de la géographie est d'expliquer dans quel monde nous vivons. À la fin du 19ème siècle, Le Tour de la France par deux enfants avait pour vocation de montrer aux écoliers, en préparation de la revanche, dans quel ensemble très cohésif ils allaient s'insérer. Or notre géographie peine depuis une dizaine d'années à raconter la cohésion, la cohérence de notre société - et risque ainsi de perdre son utilité sociale. Certes, nombre de micro-fractures et d'inégalités travaillent en profondeur nos territoires, mais ce n'est pas ce qui fabrique la fracture territoriale, qui forme la toile de fond paradoxale d'une société de bientôt 70 millions d'habitants qui n'a jamais autant occupé son espace.
Votre vision est plus positive et nuancée que celle de notre dernier invité ! Et vous nous avez rappelé des souvenirs d'école...
Vous nous dites que le déplacement est un plaisir. Croyez-vous que les habitants de Bièvre dans l'Isère se réjouissent de mettre une heure et demie à parcourir vingt ou trente kilomètres ? Jusqu'où devons-nous continuer à équiper les territoires périphériques de grandes infrastructures de transport ?
Il me semble que vous ne parlez que d'une frange de la société, celle qui a la faculté de choisir entre la campagne et la ville, bref, les catégories socio-professionnelles supérieures. Il y a aussi des personnes qui subissent, et vont s'installer en deuxième ou troisième couronne par défaut, notamment à cause des prix du foncier. Et la lutte contre l'étalement urbain ne sera qu'une incantation tant que certains, faute de moyens, n'auront d'autre choix que de s'installer en périphérie. Quant au transport, la question est de savoir jusqu'où aller. J'ai siégé à la fédération nationale des SCoT, et je me rappelle que nous réfléchissions à la manière d'organiser un territoire multipolaire selon un réseau en toile, et non en étoile. Le numérique peut-il y aider ?
En effet, il n'y a pas de plaisir dans la mobilité subie, et si la répétition des transports quotidiens en générait, cela se saurait ! A Bièvre comme dans nombre d'agglomérations, la mobilité génère de la frustration. Mais que font les habitants des zones périurbaines lorsqu'ils ont du temps libre ? Certes, l'attache domestique est très forte, surtout lorsqu'on habite - et cela représente 60 % des cas - dans une maison individuelle, qui est un véritable hub pour les mobilités familiales. Mais dans l'ensemble, le temps libre est dévolu à la mobilité.
Vous faites un contresens. On se déplace pour le plaisir, en effet, mais le déplacement lui-même est un calvaire : on ne peut plus rouler !
Ce n'est pas un calvaire, puisque c'est un moment de plaisir. Sinon, on y renonce.
Quant aux contraintes qui ont été évoquées, ce sont celles que l'on se donne. Les ménages choisissent leur implantation en fonction d'un équilibre financier qui résulte d'un arbitrage entre le coût du logement et celui des déplacements. Ils choisissent ce qu'ils vont subir, qui ne leur est pas imposé autoritairement. En Isère, le temps de loisir est passé de préférence en montagne, ce qui requiert de faire une heure de route, dont on s'accommode. La société décide de se déplacer toujours plus et d'accroître l'intérêt et l'efficacité de ses déplacements, en s'appuyant pour cela sur un système qu'on lui vend pour en accroître le plaisir.
Jusqu'où aller avec les grandes infrastructures ? Jusqu'à ce que le calcul économique ne les justifie plus - même si ce dernier n'est pas toujours bien accepté dans notre pays. C'est ainsi qu'on voit réclamer une ligne de TGV vers une ville trop petite pour le justifier, ou des infrastructures routières à des endroits où seul l'argument de la sécurité, porté à son extrême, parvient à leur donner un semblant de justification. La limite est posée par l'alignement de la rationalité politique sur la rationalité économique. Mais chez nous, le système de promesses de grandes infrastructures flotte au-dessus de la rationalité - et nous avons quelques chantiers assez stupéfiants.
La société des choix est-elle une société restreinte ? Je ne le crois pas. Elle marginalise et exclut, certes, entre 10 % et 20 % des ménages, qui n'ont vraiment pas beaucoup de choix, sinon celui d'aller prendre d'assaut Intermarché pour des promotions de Nutella. Le taux officiel de pauvreté est de 14 %. Mais pour la grande majorité de nos contemporains, les choix éducatifs, culturels, de consommation, de loisir, se sont ouverts. Je ne partage pas l'idée selon laquelle la société vivrait moins bien en 2018 qu'en 1988. Simplement, l'amélioration globale s'est accompagnée, hélas, d'une marginalisation insupportable d'une fraction de la population, supérieure à celle observée dans les années 2000.
Que faire de la France étalée ? Vous avez parlé de multipolarité, et la réponse tient en la capacité à fabriquer des accroches. Nous nous éloignons de la mobilité pour évoquer la capacité à recréer des lieux de vie et à les rendre désirables. En pratique, les SCoT se contentent d'accompagner mollement une activité foncière qui consiste plutôt à évider nos centres et à reporter leurs fonctions essentielles sur les périphéries. La parade est de renverser cette tendance en dispersant les équipements - et pourquoi pas, en installant le siège de la communauté de communes au fond de la zone d'activités !
Vous parlez de multiples choix. Souvent, le premier choix correspond à un idéal - maison, jardin, campagne... - mais après quelques années, il faut bien se rendre à l'évidence et revenir à la réalité, en particulier du point de vue des déplacements. Le deuxième choix n'est donc pas aussi libre.
L'agglomération bordelaise souffre de l'absence de prise en compte, lors du choix d'implantation du moyen de transport en commun, des déplacements de périphérie à périphérie ainsi que de la problématique des implantations d'entreprises, regroupées sur une rive, quand l'habitat se concentre sur l'autre.
Les véhicules autonomes nécessiteront des aménagements d'infrastructure. Quid de la rationalité dans les zones périphériques ? Permettra-t-elle de donner les mêmes possibilités à tous ?
Votre sens de la formule et la tonalité positive de vos propos nous réveillent ! L'exposé de M. Savy, entendu il y a quelques jours, corrobore la plupart de vos idées. En particulier, il pense également que le temps consacré à la mobilité ne diminue pas malgré l'accroissement des vitesses. Certains de vos propos, toutefois, semblent davantage fondés sur des intuitions que sur des données chiffrées. Est-ce le cas ?
La spéculation foncière distribue les populations comme une centrifugeuse. Cela crée un problème de mixité sociale, et fige des strates géographiques. Vous avez évoqué les promesses de la réciprocité. Pouvez-vous les détailler ? La grande ruralité, qui n'est pas sous influence urbaine, choisit-elle de vivre en permanence dans une forme de vacance, et d'accueillir les vacanciers ? Comment peut-on encore prendre des choix de grandes infrastructures coûtant des milliards d'euros alors que les ruptures technologiques sont si brutales et si rapides ?
Notre territoire n'a pas cessé de s'équiper, depuis les canaux de Louis XIV... La prochaine génération d'équipements sera constituée d'infrastructures de guidage et de la distribution des carburants nouveaux : électricité, gaz et hydrogène. Comme toujours, l'équipement ne se fera pas partout à la même vitesse, et commencera là où le marché l'aura décidé. Les canaux, l'électrification, le téléphone filaire ont d'abord été des projets privés, car il y avait un profit à faire. C'est seulement dans un deuxième temps que la puissance publique est intervenue. Il y aura donc certainement un décrochage sur certains territoires, comme il y en a eu un pour le mobile. C'est que nous avons des écarts de densité de un à mille : 10 à 20 habitants par kilomètre carré dans certains cantons ruraux, contre 40 000 dans le onzième arrondissement de Paris.
Michel Savy, également membre du conseil scientifique de l'Institut des hautes études de développement et d'aménagement des territoires en Europe (Ihedate), est un ingénieur et ne dira jamais rien sans chiffres. Au contraire, je suis un bavard et moins j'ai de chiffres, plus c'est stimulant. On ne peut pas faire de prospective sans intuition. La diffusion des populations diffuse la ségrégation. Auparavant, on distinguait bien les quartiers riches et pauvres, les flancs est ou ouest des villes. Maintenant, on voit cela dans les campagnes. La société se déploie dans ses inégalités. On peut ensuite estimer que c'est scandaleux...
La promesse de la réciprocité est d'activer les complémentarités. Par exemple, le Médoc et Bordeaux n'ont pas du tout les mêmes capacités territoriales. Le Médoc est l'un des espaces les plus ruraux de France, et il a des ressources alimentaires, de biomasse, d'ingénierie, de stock de logements différents de la ville de Bordeaux, qui est à 15 kilomètres. Il faut déployer une économie de transactions entre les territoires et arrêter les récriminations du type « on n'a pas le même taux de... » ou « on n'a pas accès à... ».
La grande ruralité - je n'aime pas trop le terme d'hyper ruralité - est dépositaire d'un espace naturel et agricole, avec une occupation humaine très lâche. Évoquer un désert est stigmatisant, car ces territoires sont très peu peuplés depuis longtemps - et non en raison de l'influence des métropoles. La « diagonale du vide » n'en est plus une, elle est fractionnée. Depuis deux siècles, ces territoires déjà peu denses ont été surtout touchés par la guerre de 1914-1918, notamment le Massif central et le Nord-Est du pays, qui les a gravement fragilisés. Il s'agit d'une tendance structurelle, et non de l'exaspération des différences. Voyez comment la société gère ces espaces de faible densité : désormais, ces territoires sont une richesse écologique. Certains s'y engagent à fond, comme pour le projet de Parc naturel des forêts de Champagne et de Bourgogne, dans le Châtillonnais, avec une valorisation des forêts et des chasses. Le territoire n'a que dix habitants au kilomètre carré, et tient à conserver ce ratio. Certes, il faut aller chercher des soutiens financiers et des partenariats, sur vingt à soixante ans. On façonne des forêts, magnifiques, pour des siècles ! J'ai du mal à vivre l'angoisse du vide de la grande ruralité. Certains territoires, quasi morts il y a quelque temps, en Lozère, dans le Lot, dans la Drôme, sont désormais habités de personnes très actives.
Nous ne pouvons plus nous payer de grandes infrastructures lorsqu'on a conscience du vieillissement de celles existantes, comme le montrait le dernier rapport de l'Arafer, l'Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières. Soyons raisonnables : il nous faut encore compter deux décennies pour la maintenance des réseaux existants. Hier, un article du Monde citait un maire refusant le transfert de la compétence eau à l'intercommunalité : imaginez la situation lorsqu'il faut fermer des vannes à 3 heures du matin... Le temps de la production des infrastructures est momentanément interrompu. L'argent public doit être concentré sur la modernisation et la sécurisation des infrastructures.
Vous dites cela au moment où l'on estime le coût du Grand Paris Express à 40 milliards d'euros...
Je vous remercie de ce discours optimiste, mais la réalité du terrain est tout autre. Désormais, nos concitoyens ont les mêmes niveaux d'exigence, et souhaitent disposer des mêmes outils sur tout le territoire pour vivre ou créer un avenir économique ou social. Avant d'envisager des bandes passantes pour les véhicules intelligents, réparons les routes qui se dégradent.
En dehors de toute considération de sécurité routière, comment justifier la limitation de la vitesse sur les routes à 80 kilomètres par heure ? Au moment où l'on construit des lignes à grande vitesse, aller de Morlaix à Quimper par les monts d'Arrée prend une matinée.
Il n'y a pas de déserts médicaux dans le centre de Paris, mais dans les quartiers difficiles et dans les communes rurales très éloignées. Cela pose la question de la médecine libérale. Plus grave, nos territoires manquent de matière grise. Je vis à Morlaix, et pour créer de l'emploi, il faut avoir des cadres. Une collectivité met un an à recruter un directeur général d'administration. J'ai quelques réserves sur l'avenir des territoires ruraux... Certains maires déploient une énergie considérable pour aménager leurs centres-bourgs, pour des résultats médiocres. Ceux qui vivent à la périphérie d'une agglomération n'ont pas à s'inquiéter : dans 15 ans, ils revendront leur logement une fortune.
Vous évoquez des questions politiques majeures : la loi du marché s'applique là où se trouve la population, pour faire des bénéfices. Mais l'aménagement du territoire n'en relève pas uniquement, le politique est censé intervenir sur le moyen et long terme. C'est pourquoi Olivier Guichard a créé la Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale (Datar).
Les inégalités s'accroissent, et entre 10 % et 20 % de la population ne seraient pas touchés par nos propos. Nous devons nous intéresser au déterminisme social, à l'hérédité de la pauvreté, sinon ces exclus risquent de l'être définitivement. Cela doit aussi faire partie du coeur de nos échanges.
La notion de désert de matière grise est très intéressante dans notre débat, et inverse l'imputation des responsabilités. Évoquer un « désert de services » supposerait que d'autres - la Poste, la SNCF - ne font pas ce qu'il faut. Lorsqu'un territoire manque de porteurs de projets, comment attirer les compétences, et ceux qui relancent la machine ? Il ne me semble pas que les territoires de Quimper, Fouesnant ou Concarneau, fussent-ils vieillissants et reculés, soient en panne ! Il y a de nombreux projets autour du renversement du modèle agricole, le rapport à la mer, le pôle universitaire brestois... Ils ont des ressources.
J'ai présidé une agglomération. À Morlaix, les élus sont très actifs pour porter des projets mais cela suppose de concrétiser les recrutements. Et même Quimper connait des difficultés de recrutement. Nous avons tous cru que valoriser notre littoral magnifique suffirait à attirer de nouvelles populations. Mais elles viennent en vacances et repartent ensuite... Brest est un centre de recherche universitaire très important, mais il faudrait irradier l'arrière-pays.
J'ai les mêmes sources que vous et elles semblent diverger, mais je vous approuve sur la formule « désert de matière grise ». Monsieur Vaugrenard, j'ai beaucoup dit que l'aménagement du territoire se faisait sur le long terme, mais je vous recommande d'écouter l'excellent Pierre Musso, professeur ayant accompagné la Datar pendant vingt ans : parfois, l'investisseur privé privilégie aussi le long terme, favorable à la transmission d'un capital familial, par exemple. La puissance publique se dit dépositaire des investissements de long terme mais n'en a pas forcément la culture ni la maîtrise... Réfléchissons pour trouver des investissements publics et privés de long terme et combattons, des deux côtés, les raisonnements de court terme.
Oui, 20 % de la population, c'est un chiffre énorme. Comment remettre en capacité ces ménages qui ont tendance à se scotcher au territoire, et leur remettre le pied à l'étrier ? C'est un caillou dans la chaussure de nos territoires de mobilité. Vous décrivez une fracture qui aurait créé deux France, l'une métropolitaine, l'autre sur le reste du territoire, comme l'écrit Christophe Guilluy. Mais, avec ce discours, ne vous étonnez pas de certains résultats électoraux. Certes, il y a des poches de fracture, des territoires martyrisés, parfois étendus, comme le bassin minier ou les hautes vallées vosgiennes, mais le plus souvent ils sont microgéographiques et microsociaux. Cela ne sert à rien de leur appliquer le discours de la fracture, sauf à braquer les électeurs. Les fractures économiques ou sociales sont parfois indépendantes du territoire.
Je ne suis pas un spécialiste des 80 kilomètres par heure. Comme vous, j'ai voyagé et dans certains pays comme les États-Unis, cette limitation existe, sauf au fin fond du Nevada. Je reconnais la contradiction entre l'accroissement de la vitesse dans les mobilités et cette limitation. Mais c'est moins l'augmentation de la vitesse de chacun des moyens de transport que l'amélioration des connexions permettant la multimodalité qui réduit les temps de transport. Cependant, je comprends que cette limitation agace une région qui a beaucoup développé son réseau routier...
Pourquoi n'évoquez-vous pas davantage le télétravail, qui a porté de grandes promesses ? Il décroit aux États-Unis depuis dix ans, car il bute sur l'isolement des employés. Est-ce un phénomène qui avorte ?
Vous avez illuminé ma journée. Je ne suis pas sûr que les utilisateurs des lignes B et C du RER soient très satisfaits d'habiter Épinay-sur-Seine ou Massy-Palaiseau, faute de pouvoir habiter le 14e arrondissement de Paris : lorsqu'on les observe le matin, ils donnent plutôt l'impression de subir cette situation. Mais j'ai appris que je me trompais...
Et si je sors à présent mon carnet de citations, j'y lis que « la rationalité politique doit s'aligner sur la rationalité économique » : c'est beau comme du Thatcher.
Je ne suis pas sûr d'avoir dit cela dans ces termes... Me donnez-vous la possibilité de corriger ?
A l'époque du général de Gaulle, le Gouvernement a tenté de créer des villes nouvelles pour apporter des solutions à la surconcentration des grandes villes. Avec quels résultats ?
Épinay-sur-Seine est loin d'être la pire des communes d'Ile-de-France. Arrêtons les discriminations à l'encontre de la Seine-Saint-Denis. Une étude du Syndicat des transports d'Ile-de-France montrait que 80 % des utilisateurs, en semaine, des lignes 4, 13 et du RER C - les pires lignes à Paris - l'utilisaient aussi le week-end. Ils hurlent mais reprennent les mêmes réseaux de transport alors qu'ils n'y sont pas obligés en fin de semaine... Certes, l'état des transports est réellement mauvais mais en même temps, la volonté de se déplacer est si forte qu'elle dépasse la qualité des équipements.
Je suis inquiet pour la puissance publique : halte au feu sur le Grand Paris Express ! Le réseau existant manque de travaux. On estime le coût de ce nouveau grand projet à 40 milliards d'euros mais je parie que cette somme s'élèvera à 45 voire 50 milliards d'euros et qu'on ne réalisera pas l'ensemble du projet. Tous les maires demandent des gares, et on les fait ! Ce n'est pas une vision. En 2040, les réalisations ne correspondront plus aux besoins. La puissance publique n'est pas assez visionnaire.
Nous faisons tous du télétravail, dans différents lieux, en permanence. Cela ne fait pas de nous des travailleurs isolés. C'est devenu une façon massive de travailler, même si vous semblez indiquer que cette tendance se renverse. Le numérique équipe et augmente la mobilité.
N'inscrivez pas ma phrase dans votre cahier de citations : la rationalité politique peut s'aligner sur la rationalité économique. Je vous enverrai quelques écrits. La rationalité politique doit entendre et prendre en compte la rationalité économique : cela s'appelle l'économie politique. Construire des équipements indépendamment de la rationalité économique, cela donne Notre-Dame-des-Landes...
Oui, les équipements sont réalisés pour différents besoins et par rapport à diverses contraintes, qui, en 40 ans, évoluent. Une infrastructure géniale ne résoudra pas tous les problèmes. Nous devons moderniser notre système de transports. En Ile-de-France, cela ressemble à un projet démiurgique. L'aménagement du territoire n'est pas si volontariste...
L'aménagement du territoire est pavé de bonnes intentions. Les villes nouvelles étaient censées alléger les agglomérations et créer des polarisations alternatives, comme à l'Isle d'Abeau, à 40 kilomètres de Lyon. Elles ont une capacité d'extension plus agglomérée que jamais entre le coeur et leur périphérie. Ainsi, Marne-la-Vallée est un chapelet de villes, autour de la tête de réseau Eurodisney, pôle économique majeur. Les villes nouvelles n'ont pas renversé la dynamique d'urbanisation mais ont intégré les villes dans une région urbaine ; elles se sont structurées et leur développement s'est étendu.
L'Ile-de-France est l'une des régions urbaines au monde où l'on circule le mieux. C'est plutôt miraculeux : on peut se rendre en plusieurs endroits le même jour. La tête fatiguée des Parisiens est probablement due au fait qu'ils travaillent beaucoup, sur une plage de temps allant de 6 heures du matin à 22 heures, un rythme qu'ils tiennent un temps avant de déménager en province...