Merci de m'accueillir ce matin. Quelques applications de cette technologie en pleine évolution, depuis l'apparition de la première blockchain, celle du bitcoin, me semblent dignes d'intérêt.
Vous l'avez dit, l'engouement suscité par la technologie s'explique par le caractère révolutionnaire de l'échange de titres sans recours à un tiers, avec des implications profondes pour le tissu économique ; mais d'un point de vue technique et organisationnel, cet intérêt s'explique surtout par les vertus des réseaux pair à pair. Le système blockchain peut se décrire, de manière très schématique, comme un réseau pair à pair sur lequel des fonctions crypto-graphiques ont été inscrites pour sécuriser et fiabiliser les échanges directs, sans passer par un tiers de confiance.
On passe ainsi d'architectures informatiques centralisées - l'architecture client-serveur avec un serveur détenteur de droits centralisés, contrôlant la base de données et distribuant les droits d'écriture et de lecture à ses clients - à une architecture pair à pair où chaque noeud du réseau a les mêmes droits et obligations. Les implications sur la fiabilité, la sécurité, la transparence du réseau sont importantes.
La blockchain offre ainsi un système électronique de registre partagé permettant de suivre l'ensemble des échanges de manière fiable, sécurisée, immuable, inviolable, transparente et confidentielle, sans censure possible par l'un des membres du réseau - et éventuellement de manière intelligente. Un « contrat intelligent » (smart contract) sur une couche haute du réseau permet l'exécution ordonnée de clauses contractuelles entre les membres de ce réseau, avec des bénéfices en matière d'automatisation et de gouvernance des processus. Ce monde connecté, automatisé et totalement traçable a ses vertus et ses inconvénients.
Cette technologie a revalorisé ce que l'on appelle en économie la « coopétition », c'est-à-dire la coopération entre compétiteurs à travers le partage d'une infrastructure commune. Elle trouve des applications dans un grand nombre de domaines. Le premier est bien sûr celui des paiements : la première blockchain, celle du bitcoin, s'est révélée résiliente et fonctionne toujours, indépendamment de la valeur de la monnaie. L'infrastructure des marchés financiers est elle aussi concernée, notamment le post-marché, qui a fait l'objet de textes récents. Mais la blockchain peut aussi simplifier les procédures du commerce international, où une transaction standard peut impliquer jusqu'à quarante échanges bilatéraux entre les différents acteurs - particuliers, assureurs, banques, douanes, opérateurs maritimes, etc. Sans envisager une infrastructure partagée, on peut concevoir des gains d'efficience. Citons également la traçabilité de la chaîne d'approvisionnement, la certification horodatée ou le stockage de preuves par empreinte numérique - l'une des autres utilisations possibles du bitcoin ; la finance d'entreprise, à travers le contrôle de gestion, les fonctions de conformité, l'audit automatisé, la gestion des risques, etc. ; dans le domaine assuranciel, les constats électroniques ou la certification de photographies liées à un incident.
Enfin, les réseaux de pair à pair concernent tous les acteurs : les particuliers à travers les crypto-monnaies, les entreprises grâce aux infrastructures informationnelles partagées et à la « coopétition », mais aussi les États, ce qui peut sembler paradoxal au regard des intentions originelles des fondateurs du bitcoin. Ainsi la Climate change coalition a été mise en place lors du One Planet Summit de décembre 2017 pour gérer les registres carbone de manière transparente, après l'épisode des fraudes à la TVA qui a quelque peu dénaturé le marché. On peut imaginer une blockchain entre acteurs souverains avec divers niveaux d'interopérabilité, de l'international au local, pour contrôler les émissions.
Nous sommes à un moment charnière. Un grand nombre d'avancées ont été réalisées depuis deux ans, et je m'attends, dans les deux prochaines années, à un passage en « mode production ». Pour les marchés, la transformation est déjà en cours et j'espère que la France saura concrétiser son avance au niveau européen.
Cette transformation aura un impact sur certains métiers - un point auquel je suis particulièrement sensible en tant que professeur au CNAM - qu'il faudra anticiper. Je ne crois pas que la blockchain fera disparaître les notaires, comptables, avocats, huissiers ; mais, bien utilisée, elle nous affranchira des tâches les plus ingrates, c'est-à-dire du travail de clerc, de consolidation des informations, qui est coûteux et inefficient. C'est le sens de l'Histoire.