Intervention de Pierre Ouzoulias

Réunion du 7 février 2018 à 14h30
Orientation et réussite des étudiants — Discussion générale

Photo de Pierre OuzouliasPierre Ouzoulias :

Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, pour introduire notre débat, j’aimerais vous citer plusieurs passages du discours prononcé par notre ancien collègue Edgar Faure, en 1968, à l’occasion de la présentation de sa loi de refondation de l’université, qui allait être adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale comme par le Sénat.

Dans les circonstances que vous connaissez, et alors que l’université devait affronter le défi, bien plus grand qu’aujourd’hui, de l’accueil de 80 000 étudiants supplémentaires, Edgar Faure avait réaffirmé les principes républicains de notre enseignement, que vous reniez aujourd’hui, et engagé des moyens matériels considérables au service de cette ambition politique qui vous fait tant défaut.

Il faisait le rappel suivant : « L’État est débiteur de l’enseignement envers la jeunesse et, plus généralement, il est débiteur de l’éducation envers la nation. » C’est en vertu de cette exigence morale et quasi philosophique qu’il excluait le recours à la sélection pour écarter de l’université les cohortes supplémentaires qu’elle n’arrivait plus à recevoir.

À celles et ceux qui le pressaient d’établir « un filtrage supplémentaire selon les possibilités d’accueil », il répondait justement : « Que deviendront les bacheliers éliminés des facultés les plus exigeantes ? Ils iront encombrer celles qui n’auront pas pratiqué la sélection. Il en résultera donc un transfert d’une faculté à une autre. » Il ajoutait, pour expliquer son refus de la sélection : « La dernière raison, la plus profonde et la plus déterminante, touche le fond de l’enseignement : que faire des hommes ? Si ces bacheliers se sont apprêtés à s’inscrire dans des facultés et si nous les en empêchons, où iront-ils ? Que vont-ils faire ? »

Mes chers collègues, alors que nous commençons l’examen de ce texte, qui est loin d’être technique, puisqu’il touche aux fondements du pacte républicain en matière d’enseignement, alors que vous vous apprêtez, sans doute, à donner aux universités les moyens pratiques de rejeter les candidats qu’elles ne veulent ou qu’elles ne peuvent accueillir, gardez à l’esprit cette question pour bien prendre conscience du poids de vos responsabilités : que vont-ils faire ?

En 1968, sous la pression d’un mouvement étudiant que vous ne connaissez pas encore, madame la ministre, le gouvernement de la République avait engagé un plan d’investissement d’urgence très ambitieux, dont l’objectif était de ne laisser aucun bachelier sans affectation. Ainsi, en quelques mois, il avait transformé l’immeuble laissé vacant par le départ de l’OTAN à Paris, porte Dauphine, en une université qui put accueillir près de 6 000 étudiants à l’automne de la même année. Aujourd’hui, l’université de Paris-Dauphine est un établissement d’enseignement qui sélectionne ses étudiants et fixe librement le coût de ses formations, une université pour l’élite. Vous me permettrez de voir dans cette reconversion radicale un symbole de la dérive lente et continue de notre système universitaire.

Depuis plus de vingt ans, à l’exception de quelques rares périodes de rémission, les gouvernements successifs ont abandonné l’ambition d’apporter aux universités les moyens dont elles ont besoin pour donner aux bacheliers les mêmes droits à poursuivre leur formation dans le cycle supérieur. Leur unique dessein comptable fut de gérer la pénurie.

Notre système d’enseignement pâtit durement de cet abandon accepté. Depuis dix ans, le budget moyen par étudiant n’a cessé de baisser, jusqu’à un niveau bien inférieur à celui de nos partenaires européens. Pis, la proportion de titulaires d’un doctorat a diminué.

Les inégalités sociales et géographiques d’accès aux formations supérieures se sont quant à elles accrues. Ainsi, 34 % des bacheliers de l’académie de Rouen accèdent à l’université, contre 49 % dans l’académie de Paris. Dans cette dernière académie, 20 % ont intégré une classe préparatoire aux grandes écoles, contre 7 % dans l’académie d’Amiens et 5 % en Guyane. Les disparités sociales sont, elles, devenues abyssales.

L’arrivée prévisible de 40 000 bacheliers supplémentaires aurait pu être mise à profit pour tenter de corriger ce déclassement global de notre enseignement supérieur. Las ! elle a été gérée comme un nouveau fardeau. Fuyant ses responsabilités, le précédent gouvernement a reporté sur les établissements la responsabilité de l’inique décision d’écarter cet « excédent » par un tirage au sort illégal. Quant à votre gouvernement, madame la ministre, en refusant d’augmenter votre budget pour satisfaire pleinement cette demande croissante d’accès aux savoirs, il vous oblige finalement au même exercice mécanique : éloigner les indésirables.

Avec plus d’adresse, ce recours à la sélection, vous ne l’assumez ni politiquement ni matériellement, et vous en rejetez la responsabilité et la charge sur les universités. Ce faisant, vous mettez à bas les fondements républicains de notre éducation nationale.

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