Intervention de Jean-Louis Tourenne

Réunion du 14 février 2018 à 14h30
Renforcement du dialogue social — Adoption définitive des conclusions d'une commission mixte paritaire

Photo de Jean-Louis TourenneJean-Louis Tourenne :

Vu la finalité recherchée, le résultat ne pouvait qu’être nocif, et nous aurons, hélas, à en déplorer les effets délétères. Il sera générateur de précarité pour les travailleurs et tout à fait conforme à l’objectif annoncé : licencier plus facilement pour embaucher plus – un slogan en forme d’incantation repris et répété à l’envi, ce qui ne suffit pas à en faire une vérité, bien au contraire.

Oh, les mots, pourtant, chantent dans l’exposé des motifs ! Ils prétendent à une double volonté : l’amélioration de la compétitivité de nos entreprises et le renforcement de la sécurité des salariés. Or seule la première ambition trouve ici, largement, satisfaction.

En outre, le résultat de l’alliance objective des majorités des deux chambres avec une commission mixte paritaire conclusive pâtit d’un péché originel : la méthode. La procédure imposée, celle des ordonnances, plombe un peu le débat. Les ordonnances sont appliquées depuis septembre après la seule discussion sur la proposition d’habilitation. Nulle urgence n’exigeait que l’on procédât ainsi.

Il n’y avait aucune urgence en effet, puisque la loi El Khomri, à peine portée sur les fonts baptismaux, se trouve excommuniée et remplacée par un texte dont on clame à tort qu’il la compléterait et s’inscrirait dans son droit fil. Il n’en est malheureusement rien ; il s’agit bien d’une rupture de logique, d’un renversement des valeurs exprimées dans le projet du précédent gouvernement.

Ces ordonnances constituent, hélas, une construction cohérente avec vos objectifs, avec, en même temps, une forme d’angélisme mystificateur, qui s’appuie sur un postulat que nous aimerions vrai, mais qui est loin de l’être : la confiance présiderait naturellement, selon vous, à toute négociation. Or une négociation exige plus que de la confiance ; elle nécessite, pour être fructueuse et mobilisatrice, un véritable équilibre dans le rapport de forces, ce que vous détruisez avec une grande constance.

Dans la plupart des entreprises, notamment dans les TPE et PME, l’atmosphère peut être chaleureuse et le désir de développement partagé par l’ensemble du personnel ; pour autant, considérer que les négociations sur des sujets aussi essentiels que les conditions de travail, d’horaires, de rémunération et de licenciement, qui engagent la vie des familles, puissent ne reposer que sur une certaine confiance réciproque, quand les intérêts sont divergents, relève au minimum d’un certain aveuglement.

Licencier sans trop de difficultés et réduire le coût du travail, tous les outils figurent dans la panoplie que vous avez confectionnée, madame la ministre, avec l’accord de la majorité sénatoriale. Ainsi, les accords d’entreprise n’impliquent plus la présence de délégués syndicaux ni de salariés mandatés. Or ces négociations totalement déséquilibrées, en raison du statut d’autorité de l’employeur et de la situation de subordination des salariés, peuvent porter gravement atteinte aux revenus comme aux conditions de travail pour aboutir, dans certains cas, à des accords plus contraints que négociés.

Que dire des accords de performance collective, dont on vient de se louer ? La majorité a voulu cette appellation plutôt que celle d’« accord de compétitivité ». Il ne s’agit pas seulement d’une coquetterie sémantique ; la compétitivité se mesure par comparaison avec les entreprises concurrentes. La performance, elle, peut relever d’une décision totalement arbitraire, tant dans ses fondements que dans ses objectifs.

Or l’accord de performance obéit, selon le texte, à la seule nécessité de fonctionnement de l’entreprise. Dès lors, on peut tout y faire entrer. En outre, le refus, par un salarié, d’un tel accord adopté par un référendum à la main du patron entraîne ipso facto un licenciement mécaniquement réputé « pour cause réelle et sérieuse ». Alors, l’emploi peut facilement devenir la variable d’ajustement de la gestion de l’entreprise.

Vous prétendez organiser le dialogue social. En réalité, ce projet étend, organise, officialise, légitime le monologue social, à telle enseigne, d’ailleurs, qu’une proposition pertinente fixant à 12 ans plutôt qu’à 3 mandats la durée maximale d’exercice des délégués du personnel a été rejetée par la majorité, alors que la durée de ces mandats varie de 2 ans à 4 ans. En 6 ans, les délégués n’auront pas trop le temps d’acquérir les connaissances, l’expérience et le savoir-faire indispensables à la pratique de la négociation et de la médiation ! Est-ce l’objectif subliminal ? Je n’ose le croire… Je dois toutefois à la vérité de dire que ce refus n’est pas de votre fait, madame la ministre.

Si le licenciement pour cause réelle et sérieuse est impossible, malgré la facilité qu’il y a à y recourir, il reste la possibilité, sans trop bourse délier, de s’autoriser des licenciements qualifiés d’abusifs par le tribunal de prud’hommes, puisque le plafonnement des dommages et intérêts par les ordonnances rend prévisible et modeste le risque financier pour l’employeur et prive le salarié d’une juste réparation du préjudice subi.

Nous avons eu l’occasion de dénoncer les atteintes portées aux moyens accordés aux salariés pour agir sur la prévention des handicaps et des maladies engendrés par certains métiers exposés, alors que les conditions de travail, la pénibilité et la précarité sont à l’origine de la plus grande injustice qui soit : celle de la longévité. En effet, les pauvres vivent en moyenne 13 ans de moins que les riches !

Pourtant, vous supprimez – pardon, vous « fusionnez » – les CHSCT, qui perdront leur vocation unique et efficace de prévention et de détection des conditions de travail génératrices de troubles et de pathologies graves. Quatre domaines de travaux pénibles ont été retirés de la liste ; triste décision, qui ne contribuera pas à atténuer les inégalités insupportables que je viens d’évoquer.

Par ailleurs, les départs anticipés seront dorénavant financés par la branche accidents du travail et maladies professionnelles, ou AT-MP. Voilà un aveu pour lequel il vous sera beaucoup pardonné, parce que, ainsi, la clarté est faite sur la disparition de l’ambition de prévention au profit de la seule réparation.

Par ailleurs, que dire de la méthode utilisée pour faire adopter une sixième ordonnance, sans loi d’habilitation, sans grand débat, juste au travers d’un amendement insérant un article additionnel pour faire approuver, contrairement à vos affirmations, des modifications substantielles ? Il est tout de même inouï de constater que l’Assemblée nationale n’aura jamais eu à en débattre !

Nous voilà donc presque au terme du voyage effectué par les ordonnances ; permettez-moi d’en tirer quelques enseignements. Dans une France qui renoue avec le dynamisme économique grâce aux efforts consentis au cours des années précédentes, il y avait sûrement plus urgent que de casser ce qui protégeait les travailleurs français – les plus productifs au monde –, en précarisant leur situation.

Les différentes mesures de ce projet de loi conduiront, au moins dans un premier temps, à des vagues de licenciements. Nous aurions dû prendre de temps de méditer les conséquences des dérégulations en Allemagne : des jobs à un euro, des temps très partiels non voulus, des emplois précaires pour 7 600 000 personnes… Est-ce donc le modèle que nous souhaitons nous donner ?

Il y a fort à parier que les mesures fiscales et la dérégulation du code du travail déboucheront sur des inégalités plus grandes, ce que relève Patrick Artus, responsable chez Natixis et qui est loin d’être un dangereux gauchiste… Celui-ci précise : « On observe bien aujourd’hui, dans les pays de l’OCDE, la succession d’évolutions que Karl Marx avait prévues. »

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