Intervention de Josiane Costes

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 14 février 2018 à 9h30
Proposition de loi visant à renforcer la prévention des conflits d'intérêts liés à la mobilité des hauts fonctionnaires — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Josiane CostesJosiane Costes, rapporteure :

Il est très difficile d'apprécier un phénomène quand on ne sait pas quel périmètre il recouvre et quand il n'existe aucune donnée agrégée.

L'étude de 2015 intitulée « Que sont nos énarques devenus ? », réalisée par l'École nationale d'administration (ENA) et l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) sur le devenir des anciens élèves de l'ENA, concluait que 78 % d'entre eux n'avaient jamais exercé de responsabilité en entreprise au cours de leur carrière ; 22 % avaient momentanément travaillé dans une entreprise publique ou privée, mais poursuivaient ensuite leur carrière au sein de l'administration d'État. 8 % de l'ensemble des énarques avaient durablement quitté l'administration d'État.

Selon cette étude, la mobilité dans le secteur privé varie fortement selon le corps d'origine du haut fonctionnaire. Ainsi, 75,5 % des énarques issus du corps des inspecteurs généraux des finances avaient rejoint une entreprise publique ou privée au cours de leur carrière et 34 % d'entre eux avaient passé plus de la moitié de leur carrière hors de l'administration.

Précisons que, pour certaines administrations, comme la direction générale du trésor, les passages dans le secteur privé sont fondamentaux pour maîtriser les problématiques diverses liées à la vie des entreprises.

Mais si une mobilité de nos fonctionnaires dans le secteur privé est un outil de valorisation des compétences et des carrières, elle doit nécessairement s'articuler avec le respect des principes déontologiques pour prévenir et sanctionner tout conflit d'intérêts dans l'exercice de leurs missions au sein du secteur public.

La France s'est dotée depuis longtemps de règles destinées à prévenir et à sanctionner les conflits d'intérêts dans le secteur public. La commission de déontologie de la fonction publique constitue, aujourd'hui, le pivot de cette prévention. Ses prérogatives ont été progressivement renforcées depuis 2007 et, surtout, par l'article 8 de la loi « Déontologie des fonctionnaires » du 20 avril 2016.

Initialement, cette commission était chargée de l'examen des demandes de cumul d'activités ou des demandes de mise en disponibilité pour travailler dans le secteur privé, autrement dit le « pantouflage ». Elle émettait dans ces deux cas un avis de compatibilité, avec ou sans réserves, ou un avis d'incompatibilité sur ces projets professionnels. Seul ce dernier avis liait l'administration.

Aujourd'hui, la commission est chargée d'apprécier la compatibilité de toute activité lucrative, salariée ou non, dans une entreprise ou un organisme privé ou de toute activité libérale, avec les fonctions exercées au cours des trois années précédant le début de cette activité par tout fonctionnaire qui cesserait, définitivement ou temporairement, ses fonctions. Depuis la réforme de 2016, la saisine de la commission est obligatoire : d'abord, par l'agent public lui-même ; à défaut, par l'autorité administrative dont il relève ; à titre subsidiaire, par le président de la commission qui dispose d'un délai de trois mois à compter de l'embauche du fonctionnaire ou de la création de l'entreprise ou de l'organisme privé.

Le contrôle de la commission comporte deux dimensions. D'une part, un aspect pénal : elle s'assure qu'un départ vers le secteur privé ne conduit pas le fonctionnaire à commettre le délit de prise illégale d'intérêts prévu à l'article 432-13 du code pénal. D'autre part, un aspect déontologique : elle veille à ce que l'activité du fonctionnaire dans le secteur privé ne porte pas atteinte à la dignité des fonctions précédemment exercées ou ne risque pas de compromettre ou de mettre en cause le fonctionnement normal, l'impartialité ou la neutralité du service.

Malgré le renforcement de ses prérogatives, la commission de déontologie de la fonction publique continue de faire l'objet de nombreuses critiques : absence de suivi et de portée réelle de ses avis, risques de collusion entre ses membres et les agents soumis à ses avis, etc.

La récente mission d'information de la commission des lois de l'Assemblée nationale qualifie d'inabouti le renforcement de ses compétences. Elle regrette l'absence de publication de ses avis, qui priverait ces derniers de tout effet. L'obligation de saisine n'est pas encore totalement respectée par les agents et leur administration. Les moyens dont elle dispose ne lui permettent pas d'assumer ses prérogatives de façon toujours satisfaisante, ce qui peut contribuer à affaiblir l'autorité de ses avis. Enfin, l'articulation entre ses compétences et celles de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) fait aussi l'objet de nombreuses critiques. La première est chargée de veiller au respect des principes déontologiques de la fonction publique en cas de mobilité d'un agent public vers le secteur privé, tandis que la seconde doit s'assurer que l'exercice d'une fonction publique ne conduit pas à un enrichissement personnel. Si les missions sont en principe distinctes, elles peuvent s'exercer à l'égard des mêmes personnes à différents moments de leur vie professionnelle.

Ces avancées, notables, n'ont pas permis d'atteindre de façon satisfaisante cet équilibre entre mobilité et prévention des conflits d'intérêts. C'est ce qui explique les initiatives que nous avons prises, notamment lors des débats sur les lois « Déontologie des fonctionnaires » et « Sapin 2 » en 2016, et « Confiance dans la vie politique » en 2017. C'est ce qui explique aussi le dépôt par le président Jean-Claude Requier et plusieurs de nos collègues de la proposition de loi visant à renforcer la prévention des conflits d'intérêts liés à la mobilité des hauts fonctionnaires, qui sera examinée en séance publique le 22 février prochain. Cette proposition de loi, qui complète la loi « Déontologie des fonctionnaires » de 2016, me paraît essentielle pour aborder certaines questions qui n'ont pas encore trouvé de réponses satisfaisantes.

Elle tend à renforcer les compétences de la commission de déontologie de la fonction publique, par diverses mesures. L'article 1er conditionne la recevabilité de la demande d'un fonctionnaire souhaitant quitter définitivement la fonction publique pour exercer une activité dans le secteur privé, d'une part, au respect de son engagement d'une durée minimale de services effectifs dans la fonction publique, d'autre part, à sa démission de la fonction publique préalablement à l'examen de sa demande par la commission.

L'article 2 tend à rendre obligatoire la saisine de la commission pour les demandes de mobilité des fonctionnaires soumis à déclaration auprès de la HATVP, et automatique l'ouverture d'une procédure disciplinaire en cas de non-respect de l'avis d'incompatibilité ou de compatibilité avec réserve émis par la commission.

L'article 3 prévoit de confier la présidence de la commission, non plus au conseiller d'État qui en est membre comme c'est le cas aujourd'hui, mais, alternativement tous les trois ans, à celui-ci, au conseiller maître à la Cour des comptes et au magistrat de l'ordre judiciaire qui en sont également membres.

L'article 4 tend à étendre le contrôle de la commission à la compatibilité des fonctions exercées par les fonctionnaires réintégrés dans la fonction publique après une mobilité dans le secteur privé. L'article 5 vise à étendre son contrôle au recrutement et au départ des secrétaires généraux et directeurs généraux des autorités administratives indépendantes et des autorités publiques indépendantes ou de toute autre personne participant à l'activité de contrôle de l'autorité. L'article 6 tend à limiter la durée d'un détachement des fonctionnaires à cinq ans, mettant ainsi fin à la distinction entre détachements de courte durée et ceux de longue durée. Il semblerait toutefois que l'intention des auteurs était de viser la mise en disponibilité, et non le détachement.

Enfin, l'article 7 prévoit d'instaurer une peine complémentaire obligatoire d'interdiction d'exercice d'une fonction publique pour les fonctionnaires condamnés aux mêmes infractions que celles donnant lieu au prononcé d'une peine d'inéligibilité.

Plusieurs de ces articles soulèvent des questions juridiques ou pratiques majeures. J'y reviendrai en vous présentant mes amendements. Il y a néanmoins deux sujets qui mériteraient un débat au sein de notre commission.

D'abord, celui du remboursement de la pantoufle : en effet, il serait légitime que les fonctionnaires ne respectant pas leur engagement d'une durée minimale de service au sein de l'État doivent, s'ils quittent définitivement la fonction publique, rembourser leur pantoufle. Mais il y a une difficulté : la durée de l'engagement minimal au service de l'État est variable selon le corps d'origine et le calcul de la pantoufle également (prise en compte ou non des années de scolarité). Toutefois, une disposition générale serait peut-être nécessaire.

Se pose ensuite la question d'une durée maximale d'une mise à disponibilité dans le secteur privé. Aujourd'hui, cette durée varie selon les cas : elle est de deux ans, non renouvelable, pour la création ou la reprise d'une entreprise, et de trois ans, renouvelables dans la limite de dix ans, pour un motif de « convenances personnelles ». Faut-il prévoir une durée de cinq ans dans la loi ?

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