La formation dans les écoles de police reste, me semble-t-il, très théorique. Il y a bien quelques initiatives, comme à Oissel, ou un appartement a été reconstitué pour travailler sur les différends familiaux. Mais il reste que tous ceux que j'ai rencontrés m'ont dit que la découverte du terrain avait lieu au cours du stage de trois mois dans un commissariat. À l'école de police, il est très rare que des intervenants de terrain viennent leur raconter le métier. Je pense que cela devrait être beaucoup plus systématique. Dans mon livre, un officier de police judiciaire raconte que lorsqu'il était à l'école de police, un médecin légiste était venu parler du rapport à la mort. Le formateur a considéré qu'il était inutile de montrer une autopsie, puisque ces jeunes n'auraient pas à y être confrontés tant qu'ils ne seraient pas officiers de police judiciaire. Je pense, au contraire, qu'on aurait dû leur montrer. Il en est de même des quartiers difficiles, où les trois quarts des jeunes gens, venus de province, sont affectés pour huit ans, en Ile-de-France, à leur sortie de l'école de police. Tel jeune venu de Carcassonne se retrouve ainsi dans une cité à Nanterre sans avoir jamais rien vu de tel. Et c'est comme cela que certains se retrouvent au Courbat, l'établissement de soin où se retapent les policiers au bout du rouleau.
Ce qui m'a déterminé à me lancer dans cette enquête, ce sont les interrogations qui me venaient quand je voyais de jeunes policiers déraper, bien souvent en banlieue. Si ce qu'ils faisaient était certes condamnable, ce n'était pas à moi, mais à la justice de les condamner. Ce qui m'a intéressé, c'est de savoir comment on en arrivait là. Avez-vous vu l'âge des policiers impliqués dans des violences illégitimes en banlieue ? Dans l'affaire Théo, ils ont entre 24 et 27 ans. Dans celle du lycée Bergson, pendant les manifestations contre la loi Travail, même chose. Face à un chahut de gamins devant le lycée, on n'envoie pas des CRS ou des gendarmes mobiles, occupés soit par Vigipirate, soit par la manifestation qui démarre de la place d'Italie, soit à Montparnasse où démarre la grosse manifestation syndicale de l'après-midi. Que se passe-t-il sur place ? La Préfecture est aux abonnés absents, il n'y a pas de commissaire ; on envoie, sans leur donner aucun ordre, les policiers du commissariat du XIXème, qui ont déjà eu maille à partir avec les gamins une semaine avant et se sont pris des bouteilles. Personne ne contrôle rien, la tension monte, et cela dérape. Celui qui frappe un gamin, l'après-midi, est un gardien de la paix de 26 ans qui n'a jamais participé à aucune opération de maintien de l'ordre, qui n'y a pas été formé, et que l'on a envoyé là-bas en lui donnant un casque et une matraque, sans plus. Quand on regarde la vidéo, on voit que le gars a complètement perdu les pédales ; il est à bout de nerfs. Et au final, on condamne le geste condamnable, fort bien, mais sans que personne se demande, au-delà, comment on en vient à envoyer des néophytes en les lâchant dans la nature.
Il est très intéressant de regarder de près comment se passe une opération de maintien de l'ordre. Quand on voit une compagnie d'intervention - qui n'est pas faite de CRS mais de jeunes policiers polyvalents, un peu des « BAC en uniforme » comme le dit l'un d'entre eux dans mon livre - envoyée sur une manifestation pour boucher les trous, et qui se retrouvent coincée devant une vitrine à prendre des caillasses, et ceci à l'avenant tout l'après-midi, que pensez-vous qu'il arrive au soir, au moment de la dispersion ? J'en ai vu débouler en pleine foule et donner des coups de matraque tout autour. C'est pourquoi je dis que l'on n'avancera pas tant que l'on se contentera de condamner le geste condamnable, sans s'interroger sur les carences de la formation et de la hiérarchie. Cette réflexion doit avoir lieu, pour remédier à ces carences.
Je suis resté en contact avec tous les policiers que j'ai rencontrés, parce que je n'arrive pas à tourner la page. J'en connais notamment à Calais, qui m'ont parlé du film de Yann Moix et de la polémique qu'il a suscitée. Certains m'ont dit clairement que certains collègues dérapent. Mais pourquoi ? Il est aberrant de prétendre que des ordres implicites poussent à lancer des lacrymogènes et à cogner sur tout le monde. Non, si l'on en arrive à de telles scènes, c'est parce que des policiers, souvent issus de la Sécurité publique, se retrouvent à gérer un phénomène qui les dépasse totalement. Il règne, à Calais, un désordre flou : on considère que la jungle ayant été démantelée, on a mis fin au problème, et l'on demande aux policiers de se débrouiller pour que les migrants ne soient plus visibles. Résultat, sur le terrain, ces policiers ont l'impression, jour après jour, qu'on leur demande de vider la mer avec une petite cuillère. Et certains finissent par déraper. J'ai même entendu dire que certains le faisaient sciemment, et posaient le pied sur la ligne rouge, sans la dépasser pour éviter la sanction individuelle, mais avec l'idée que cela remonte en préfecture et que la compagnie soit interdite de zone. C'est un moyen de ne plus être à Calais, où personne ne veut aller. Pour un flic, c'est une punition, aujourd'hui, d'aller à Calais.
Ceci pour dire qu'il y a bien des questions qui méritent que les politiques, les décideurs s'en emparent. Je pense à la formation, à l'organisation du maintien de l'ordre sur le terrain, mais aussi à une question générationnelle. La police est à l'image de la société, et les jeunes policiers sont à l'image de sa jeunesse, consommatrice, porteuse de revendications individuelles, connectée. Sans compter que ceux qui entrent aujourd'hui dans la police sont de plus en plus diplômés. Patrice Bergougnoux, ancien directeur général de la police nationale et ancien membre du cabinet de Pierre Joxe, me disait qu'à son époque, quand on entrait dans la police, c'était une promotion sociale : la plupart avaient d'abord travaillé qui en usine, qui dans une ferme, et arrivaient donc avec une expérience de la vie, qui les aidait à résister. Aujourd'hui, ceux qui entrent dans la police sortent du lycée ou de la fac, sans rien connaître des difficultés de la vie. C'est une bonne chose que les policiers aient un bagage plus élevé qu'auparavant, mais il y a un revers à la médaille.