Notre commission d'enquête débute ses travaux avec l'audition de M. Jean-Marie Godard, journaliste au magazine Society, auteur de l'ouvrage Paroles de flics, écrit après de nombreux entretiens et rencontres menés pendant un an au sien de divers services de la police nationale, et qui représente donc une source d'information précieuse pour notre commission d'enquête.
Dans votre livre, vous mettez en lumière le mal-être des policiers, qui a conduit à des mouvements de colère et de protestation inédits débordant les canaux d'expression habituels, en particulier les syndicats. Parmi les facteurs à l'origine de cette situation, vous relevez notamment un manque criant de moyens, le contact permanent avec la violence et avec la mort - question que vous abordez dans un chapitre remarquable -, la difficulté à concilier travail et vie de famille, ou encore l'impression d'un manque de considération, que ce soit de la hiérarchie, de la population ou des médias.
Une phrase de votre ouvrage me semble bien résumer la difficulté du métier : « entre les missions anti-criminalité d'origine, les opérations de police-secours, la banalité de la petite délinquance quotidienne, les incivilités, les PV, et l'éventualité de se retrouver en quelques minutes au coeur d'un bain de sang, la gymnastique psychologique du flic est permanente. » On comprend en filigrane que certains, parfois, n'arrivent plus à opérer cette gymnastique psychologique et que le pire est alors possible.
Par delà ces constats, votre ouvrage livre en particulier deux analyses qui me paraissent intéressantes et sur lesquelles vous pourrez revenir : d'une part, les rapports complexes entre police et justice, dont on entend fréquemment parler dans les médias ; d'autre part, l'oscillation ininterrompue de la doctrine policière, depuis une quinzaine d'années, entre prévention et répression sans que le bon équilibre ait jamais vraiment été trouvé. Vous pointez du doigt le manque de réflexion de long terme, dont la responsabilité est partagée, quelle que soit l'obédience politique.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Marie Godard prête serment.
Nous avons lu attentivement votre ouvrage, qui n'est pas celui d'un policier en colère, mais d'un journaliste qui, plongé dans le sujet, conserve néanmoins une position distanciée. Pour nous qui voulons comprendre les raisons profondes, multifactorielles du malaise dans les forces de l'ordre, que l'on a vu s'exprimer dans des manifestations conduites hors du champ syndical, dans une corporation où le taux de syndicalisation est pourtant élevé, mais aussi, plus dramatiquement, par une série de suicides, qui atteignent un taux supérieur à la moyenne nationale, votre livre est précieux.
Nous devons examiner ces problèmes sans a priori. Nous aimerions savoir comment ceux avec qui vous avez passé des jours et des nuits ressentent les choses. Politiquement, chacun a voulu bien faire, sachant que si la sécurité est un enjeu électoral, c'est qu'elle est un enjeu pour la société. Dans les années 1990, ce que l'on a appelé la police de proximité n'a pas été critiquée comme telle, mais parce que les policiers estimaient qu'on leur demandait quelque chose qui n'était pas leur métier, en même temps qu'ils jugeaient insuffisant le suivi judiciaire et pénal. Puis est venue une politique sécuritaire à contrepied, politique du chiffre, critiquée comme telle mais néanmoins maintenue, ainsi que l'on s'en rend compte à la lecture de votre ouvrage, une politique mal ressentie par les forces de l'ordre parce qu'elle privilégie des critères quantitatifs plus que qualitatifs, et qui a dégradé les relations entre hiérarchie et subordonnés. Deux politiques à l'opposé, donc, mais qui ont chacune suscité leurs frustrations. L'augmentation des effectifs, quant à elle, a été suivie, avec ce que l'on a appelé la RGPP, la révision générale des politiques publiques, par une nouvelle déflation. Bref, les forces de l'ordre ont eu le sentiment que cette politique de fermeté n'était pas couronnée de succès. Comment vivent-ils ce sentiment, compliqué par l'impression que leurs efforts, se soldant trop souvent par une absence de poursuites, ne sont pas suivis d'effets ? D'où leur vient le sentiment de n'être soutenus ni par leur hiérarchie ni par les politiques, et moins encore par la justice ?
Entre aussi en compte ce qui concerne le budget de la nation, les moyens matériels, immobiliers, la formation, avec ses carences. Peut-on en faire plus, et comment, tant en matière de formation initiale, continue, que d'accompagnement ? Les jeunes policiers, qui sortent aujourd'hui d'un cocon pour entrer dans un monde qui connaît des irruptions de violence inouïes, sont-ils assez préparés ?
Il existe un vrai divorce, enfin, avec la Justice, et pas seulement entre la Chancellerie et la Place Beauvau, mais dans la base. Or, il ne saurait y avoir de politique de sécurité si police et justice ne travaillent pas en symbiose.
Quelle est votre analyse sur toutes ces questions, au-delà des exemples vivants, passionnants, que vous livrez dans votre livre ?
Ce qui mine aujourd'hui les policiers dans leurs rapports à la justice et au monde politique, c'est ce qu'ils appellent la présomption de culpabilité systématique. Comme si l'on déniait tout usage de la force à la police, qui fait pourtant partie de ce que l'on appelle les forces de l'ordre, censées faire un usage légitime de la force, délégué et cadré par l'Etat. Or, chaque lancer de grenade lacrymogène dans une manifestation qui dégénère est immédiatement taxé de violence policière et suscite une polémique relayée par les réseaux sociaux. Les policiers ont l'impression, au-delà, qu'il y a des juges qui « veulent se faire du flic », et qu'il suffit, à l'heure de l'information en continu, que la machine s'emballe pour que la hiérarchie et les politiques, avant même qu'une enquête soit éventuellement lancée, ne les soutiennent plus et se mettent à couvert. Ils en viennent à penser que faire usage de la matraque ou des grenades lacrymogènes, alors que des images de n'importe quelle opération peuvent se retrouver dans la minute reprises en boucle sur les réseaux sociaux, peut leur valoir des ennuis. Lorsque j'ai demandé à un conseiller de la Place Beauvau si une place était faite, dans la formation, aux difficultés auxquelles un policier pouvait être confronté avec les réseaux sociaux, il m'a répondu que ce serait trop vertigineux pour un policier en formation...
Les rapports entre médias, policiers et justice sont à redéfinir. Oui, il existe des violences illégitimes, condamnables, et qui font, lorsqu'elles sont connues, l'objet d'enquêtes de l'Inspection générale de la police nationale. Mais tout usage de la force n'est pas illégitime dès lors que la police a pour mission le maintien de l'ordre.
Dans le rapport avec la justice, pour analyser le sentiment de « ras-le-bol » souvent exprimé par les policiers, qui ont l'impression que leurs interpellations ne servent à rien parce qu'elles sont suivies de relaxes, je suis tenté de citer le témoignage, que je relate dans mon livre, d'une magistrate. Le policier, proche du terrain, est confronté à des situations émotionnellement fortes, qui le frappent de plein fouet. L'officier de police judiciaire, quant à lui, ne voit plus la violence : ceux qui arrivent devant lui ont retrouvé du calme et tentent de s'expliquer. Il dialogue avec le magistrat de permanence pour décider s'il faut ou non déférer. C'est une première prise de recul. Vient ensuite le magistrat, le juge, qui examine l'affaire au fond, à froid, sous l'angle juridique.
C'est cela. A mesure que l'on s'éloigne du terrain, on sort de l'émotionnel. On ne juge pas dans l'émotionnel. L'institution judiciaire est faite pour que le jugement soit serein, explique ainsi cette magistrate, mais les policiers, confrontés en permanence à la violence, à la mort, ont du mal à comprendre que le jugement n'aille pas dans le sens de leur émotion. Le même phénomène se retrouve dans l'opinion publique : un procès correctionnel ou d'assises suscite souvent du mécontentement, parce que l'on sort de l'émotionnel, la justice n'étant pas là pour venger, mais pour juger. Même si jouent aussi, chez les policiers, des éléments plus idéologiques, qui induisent à porter des jugements sur telle ou telle organisation de magistrats, jugée trop laxiste, c'est ainsi qu'il faut comprendre, à la base, le sentiment général de la police. Comme l'explique cette magistrate, le poids de l'institution est ce qui permet de juger sereinement, et tel qui, au café du commerce, veut voir tout le monde fusillé, demande trois mois avec sursis quand il se retrouve juré d'assises. Il me paraît important, pour qui songe à réformer la procédure pénale ou simplement à réunir policiers et magistrats autour d'une table, d'avoir cette analyse en tête.
Le divorce avec les politiques est un peu de même nature, mais il est peut-être pire. On entend souvent dire, de manière un peu caricaturale, que les politiques sont coupés de la réalité. Je pense que si ce n'est pas vrai pour tous, il reste que la réalité de ce que vit la police est largement méconnue, y compris des journalistes, qui ont tendance à ne mettre en avant que le spectaculaire. Il faut avoir passé du temps auprès des policiers pour mesurer ce qu'est leur quotidien, et les choses inimaginables auxquelles ils sont confrontés, qui explique leur réaction épidermique aux décisions de justice. J'ai vu certaines images qui m'ont donné des cauchemars. Et ils ne peuvent pas même en parler à leurs proches. Un gars qui revient de décrocher un pendu ou qui s'est retrouvé dans une mare de sang au chevet des deux femmes tuées à la gare Saint-Charles à Marseille ne peut pas, quand il rentre chez lui le soir, qu'il embrasse sa femme, sa petite fille, raconter comme tout un chacun sa journée.
Est-ce que la formation initiale peut préparer davantage à affronter de telles situations ? Vous écrivez, dans votre livre, que la formation continue, le suivi psychologique sont, en quelque sorte, assurés sur le terrain, par les aînés, les plus anciens. Est-ce la bonne manière de faire ? Peut-on améliorer les choses ? Peut-on penser que la situation empire parce que les jeunes sont moins préparés qu'auparavant, au sortir d'une adolescence protégée, à affronter des réalités plus dures encore qu'autrefois ?
La formation dans les écoles de police reste, me semble-t-il, très théorique. Il y a bien quelques initiatives, comme à Oissel, ou un appartement a été reconstitué pour travailler sur les différends familiaux. Mais il reste que tous ceux que j'ai rencontrés m'ont dit que la découverte du terrain avait lieu au cours du stage de trois mois dans un commissariat. À l'école de police, il est très rare que des intervenants de terrain viennent leur raconter le métier. Je pense que cela devrait être beaucoup plus systématique. Dans mon livre, un officier de police judiciaire raconte que lorsqu'il était à l'école de police, un médecin légiste était venu parler du rapport à la mort. Le formateur a considéré qu'il était inutile de montrer une autopsie, puisque ces jeunes n'auraient pas à y être confrontés tant qu'ils ne seraient pas officiers de police judiciaire. Je pense, au contraire, qu'on aurait dû leur montrer. Il en est de même des quartiers difficiles, où les trois quarts des jeunes gens, venus de province, sont affectés pour huit ans, en Ile-de-France, à leur sortie de l'école de police. Tel jeune venu de Carcassonne se retrouve ainsi dans une cité à Nanterre sans avoir jamais rien vu de tel. Et c'est comme cela que certains se retrouvent au Courbat, l'établissement de soin où se retapent les policiers au bout du rouleau.
Ce qui m'a déterminé à me lancer dans cette enquête, ce sont les interrogations qui me venaient quand je voyais de jeunes policiers déraper, bien souvent en banlieue. Si ce qu'ils faisaient était certes condamnable, ce n'était pas à moi, mais à la justice de les condamner. Ce qui m'a intéressé, c'est de savoir comment on en arrivait là. Avez-vous vu l'âge des policiers impliqués dans des violences illégitimes en banlieue ? Dans l'affaire Théo, ils ont entre 24 et 27 ans. Dans celle du lycée Bergson, pendant les manifestations contre la loi Travail, même chose. Face à un chahut de gamins devant le lycée, on n'envoie pas des CRS ou des gendarmes mobiles, occupés soit par Vigipirate, soit par la manifestation qui démarre de la place d'Italie, soit à Montparnasse où démarre la grosse manifestation syndicale de l'après-midi. Que se passe-t-il sur place ? La Préfecture est aux abonnés absents, il n'y a pas de commissaire ; on envoie, sans leur donner aucun ordre, les policiers du commissariat du XIXème, qui ont déjà eu maille à partir avec les gamins une semaine avant et se sont pris des bouteilles. Personne ne contrôle rien, la tension monte, et cela dérape. Celui qui frappe un gamin, l'après-midi, est un gardien de la paix de 26 ans qui n'a jamais participé à aucune opération de maintien de l'ordre, qui n'y a pas été formé, et que l'on a envoyé là-bas en lui donnant un casque et une matraque, sans plus. Quand on regarde la vidéo, on voit que le gars a complètement perdu les pédales ; il est à bout de nerfs. Et au final, on condamne le geste condamnable, fort bien, mais sans que personne se demande, au-delà, comment on en vient à envoyer des néophytes en les lâchant dans la nature.
Il est très intéressant de regarder de près comment se passe une opération de maintien de l'ordre. Quand on voit une compagnie d'intervention - qui n'est pas faite de CRS mais de jeunes policiers polyvalents, un peu des « BAC en uniforme » comme le dit l'un d'entre eux dans mon livre - envoyée sur une manifestation pour boucher les trous, et qui se retrouvent coincée devant une vitrine à prendre des caillasses, et ceci à l'avenant tout l'après-midi, que pensez-vous qu'il arrive au soir, au moment de la dispersion ? J'en ai vu débouler en pleine foule et donner des coups de matraque tout autour. C'est pourquoi je dis que l'on n'avancera pas tant que l'on se contentera de condamner le geste condamnable, sans s'interroger sur les carences de la formation et de la hiérarchie. Cette réflexion doit avoir lieu, pour remédier à ces carences.
Je suis resté en contact avec tous les policiers que j'ai rencontrés, parce que je n'arrive pas à tourner la page. J'en connais notamment à Calais, qui m'ont parlé du film de Yann Moix et de la polémique qu'il a suscitée. Certains m'ont dit clairement que certains collègues dérapent. Mais pourquoi ? Il est aberrant de prétendre que des ordres implicites poussent à lancer des lacrymogènes et à cogner sur tout le monde. Non, si l'on en arrive à de telles scènes, c'est parce que des policiers, souvent issus de la Sécurité publique, se retrouvent à gérer un phénomène qui les dépasse totalement. Il règne, à Calais, un désordre flou : on considère que la jungle ayant été démantelée, on a mis fin au problème, et l'on demande aux policiers de se débrouiller pour que les migrants ne soient plus visibles. Résultat, sur le terrain, ces policiers ont l'impression, jour après jour, qu'on leur demande de vider la mer avec une petite cuillère. Et certains finissent par déraper. J'ai même entendu dire que certains le faisaient sciemment, et posaient le pied sur la ligne rouge, sans la dépasser pour éviter la sanction individuelle, mais avec l'idée que cela remonte en préfecture et que la compagnie soit interdite de zone. C'est un moyen de ne plus être à Calais, où personne ne veut aller. Pour un flic, c'est une punition, aujourd'hui, d'aller à Calais.
Ceci pour dire qu'il y a bien des questions qui méritent que les politiques, les décideurs s'en emparent. Je pense à la formation, à l'organisation du maintien de l'ordre sur le terrain, mais aussi à une question générationnelle. La police est à l'image de la société, et les jeunes policiers sont à l'image de sa jeunesse, consommatrice, porteuse de revendications individuelles, connectée. Sans compter que ceux qui entrent aujourd'hui dans la police sont de plus en plus diplômés. Patrice Bergougnoux, ancien directeur général de la police nationale et ancien membre du cabinet de Pierre Joxe, me disait qu'à son époque, quand on entrait dans la police, c'était une promotion sociale : la plupart avaient d'abord travaillé qui en usine, qui dans une ferme, et arrivaient donc avec une expérience de la vie, qui les aidait à résister. Aujourd'hui, ceux qui entrent dans la police sortent du lycée ou de la fac, sans rien connaître des difficultés de la vie. C'est une bonne chose que les policiers aient un bagage plus élevé qu'auparavant, mais il y a un revers à la médaille.
Le journaliste que vous êtes, après avoir passé un an auprès de policiers, sait mieux que personne ce qu'est le regard des policiers sur les journalistes. À la différence de Guillaume Lebeau, qui livre un témoignage « intra muros », vous avez découvert un univers, dans lequel vous avez fait un voyage complet, y compris au Courbat, un lieu qui vous a traumatisé, et je vous comprends. Vous parlez, au seuil de votre livre, d'une police « épuisée, sursollicitée, qui cherche ses marques, des moyens, un cap, comme ses hommes et ses femmes cherchent parfois un sens à leur mission ». Matériel usé, commissariats insalubres, policiers amenés à acheter eux-mêmes leurs propres fournitures, ajoutez-vous. « Les policiers sont nombreux à dire que l'on a trop longtemps privilégié la quantité sur la qualité, au nom de la « bâtonnite » ». Vous dites aussi que malgré tout, les policiers ont foi en leur mission et aiment leur métier. Vous avez entendu tout le panel des policiers, y compris ceux qui sont issus de l'immigration et qui, l'esprit de la République chevillé au corps, se révoltent contre ceux qui ne respectent pas ses règles. Vous lancez un appel qui est une véritable conclusion et écrivez : « Chacun d'entre nous doit entendre leur désarroi, la précarité de leur situation et leur ras-le-bol. Car si nous ne prenons pas conscience au plus vite de l'état d'abandon dans lequel se trouvent nos policiers, notre société se prépare un avenir tumultueux. » Vous évoquez aussi le suicide. En 2017, un suicide par semaine, un par jour la troisième semaine de novembre. C'est énorme. Au Courbat, tous vous ont dit la même chose : la police est à bout.
Votre livre, que vous avez mis beaucoup de passion à écrire, le reflète. « Notre société se prépare un avenir tumultueux. » : que voulez-vous dire par là ?
La police est le dernier rempart contre la violence. Elle est, avec l'Education nationale, une institution déterminante pour l'avenir ; une institution qui, quand elle est bien organisée, est essentielle au maintien des liens dans une société démocratique. Quand ce rempart se fissure, l'heure est grave. Laisser de jeunes policiers confrontés à une réalité qu'ils ne comprennent pas, n'acceptent pas, c'est prendre le risque de les laisser devenir de plus en plus violents, au détriment de la démocratie, qui peut alors, de toutes parts, basculer. On parle beaucoup de territoires abandonnés, mais combien de temps laissera-t-on dans cet abandon des quartiers où la police ne peut plus mettre les pieds ? Quand dans des cités entières, le seul contact avec la puissance publique prend la forme de trois escadrons que l'on envoie en cas de crise pour remettre le couvercle sur la marmite, rien ne va plus. Il faut que la société s'appuie sur sa police pour assurer la cohésion, en lui donnant les moyens de travailler. Les policiers ne sont pas des robocops, et tout humain a ses limites. Ne laissons pas les choses dégénérer.
J'ai lu attentivement votre ouvrage, qui m'a soulevée d'émotion. Native de Seine-Saint-Denis, je suis une élue communiste, et présidente de mon groupe. On a souvent tendance à nous attribuer un certain regard sur la police : c'est faux. J'aime ma police, j'y suis très attachée comme je suis attachée à l'ensemble des services publics. Et ce que vous venez de dire est très important : si la police va mal, c'est toute la société qui peut en faire les frais, parce que la police, chargée d'énormes responsabilités, manque, comme d'autres services publics, de moyens pour les assumer.
Cette commission d'enquête est le moyen de rétablir des vérités, ce que vous faites dans votre ouvrage, où vous mettez des mots sur des maux.
Vous évoquez le manque de confiance des policiers à l'égard des syndicats censés les représenter. Pouvez-vous nous en dire plus, car je constate que ce n'est pas le seul métier où cette confiance est ébranlée ?
Hier au soir, les déclarations du ministre de l'Intérieur, annonçant que la police nationale serait, pour partie, remise entre les mains de structures privées, m'ont mise très en colère.
Je ne suis pas sûre que les policiers aient bien reçu cette annonce. Qu'en pensez-vous ?
La déclaration reste encore très floue et je ne suis pas sûr qu'elle ne soit pas faite pour caresser les sociétés de sécurité privées dans le sens du poil. Je ne saurais en dire plus. J'ai déjeuné avec le secrétaire général d'un syndicat de police, qui m'a parlé de ce que vous évoquez dans votre première question plutôt que de cela. Les syndicats de police reconnaissent eux-mêmes qu'ils se sont trop engagés dans une cogestion avec le ministère de l'Intérieur. Plutôt qu'agir en contre-pouvoir, ils se sont contentés de gérer les carrières avec le ministère public. Ils estiment qu'il faut sortir de ce schéma, que dénoncent les policiers sur le terrain. Et je pense comme vous que ce n'est pas le seul métier de la fonction publique où les choses se passent ainsi. Les policiers en ont assez de constater que le succès d'une demande de mobilité tient pour beaucoup à l'adhésion à telle ou telle structure, même s'ils en profitent.
Comme je le disais aussi, les jeunes policiers sont à l'image de la jeunesse. Beaucoup ne votent pas et rejettent en bloc la politique et l'action syndicale. Voyez l'âge des policiers qui, lors des manifestations des policiers en colère d'octobre 2016, se situaient en dehors du cadre syndical : ils ont tous une trentaine d'années.
Je partage pleinement votre diagnostic. Les élus savent aussi ce qui se passe sur le terrain, ils sont le trait d'union entre la population et sa police. Les policiers sont à bout, dites-vous. J'irai même plus loin, je pense que le point de non retour est atteint. Vous avez livré une analyse que je complèterais en disant que la violence a changé et s'empare de gens de plus en plus jeunes, qui ont perdu la notion du bien et du mal. Les policiers en souffrent mais aussi les citoyens, dont vous avez peu parlé. Pourtant, les uns et les autres ne vivent pas dans deux mondes séparés. Ceux qui vivent dans les cités vivent les violences que vous avez évoquées. Les gosses qui se retrouvent face à un cadavre sur le trottoir sont là, avant même l'arrivée de la police. Il a fallu se battre, à Marseille, pour obtenir une assistance psychologique pour la population, au même titre qu'il en faut une pour la police ou les pompiers, qui assistent parfois à de véritables scènes de guerre. Or, les politiques, en France, ne sont pas prêts à entendre cela, et il est bon de vous l'entendre dire. J'espère que cette commission d'enquête mettra en lumière tout ce que l'on ne veut pas voir, tant cela est violent.
Autre question : n'est-il pas arrivé que la police ait trop de proximité avec le monde de la délinquance ?
Pouvez-vous préciser ?
Si l'on veut qu'un jeune que l'on arrête soit respectueux de la police, il faut que la police elle-même soit respectueuse des règles. Arrêter un jeune qui transporte de la drogue et de l'argent, les lui prendre en lui disant « casse toi ! », est-ce agir en policier ? Quand ensuite un policier a un comportement normal, et parle de l'emmener au poste, il ne comprend pas.
Je vois à quoi vous faites référence.
Les policiers doivent être irréprochables. J'ai vu des cas de violence illégitime, j'en ai subi moi-même, en 2016, dans les manifestations contre la loi Travail. J'ai pris un violent coup de matraque dans le dos par de jeunes policiers lâchés dans la nature au point que je me suis demandé s'il y avait un commandement. Mais je n'ai pas rencontré, en revanche, de policiers délinquants. Je pense qu'il n'y en a pas beaucoup, même s'il en existe, comme dans le cas que vous évoquez en filigrane.
Comme je le disais, lâcher des jeunes de 25 ans sur le terrain, sans qu'ils soient accompagnés par quelqu'un qui a de l'expérience et de la poigne, c'est s'exposer à des dérapages. Dans certaines banlieues, on ne distingue plus les policiers des jeunes qu'ils ont en face d'eux, on ne voit plus que deux bandes qui se battent. Et on a l'impression que du moment que cela ne sort pas dans les médias, la hiérarchie, les politiques regardent ailleurs. C'est comme cela, pourtant, que l'on arrive au drame.
Quant au lien avec les citoyens, je l'ai évoqué lorsque j'ai parlé de la mission de cohésion de la police. Dans les quartiers où la police ne rentre plus, il y a des milliers de citoyens qui aimerait la voir plus souvent. Les contours de la fameuse police de sécurité du quotidien annoncée par Emmanuel Macron sont encore flous, mais cela témoigne du moins d'une réflexion sur les moyens de rapprocher la population de sa police.
Merci de la qualité de votre émouvant témoignage qui met en lumière l'état logistique et surtout psychologique dans lequel se trouvent nos gendarmes et nos policiers. Ma question concerne justement la promesse d'une police de sécurité du quotidien, qui a suscité la candidature de plusieurs villes, dont la commune d'Aulnay-sous-Bois devenue malgré elle, avec l'affaire Théo, un symbole du divorce entre la police et les jeunes, dans les quartiers.
L'efficience de la politique de sécurité appelle à dépasser l'opposition entre répression et prévention, deux piliers indissociables. Quel regard portez-vous sur le fait que la mission de prévention soit, dans un tel projet, envisagée comme distincte des autres ?
Ce n'est pas souhaitable, à mon sens. La police de sécurité du quotidien, c'est Police secours. Il faudra s'appuyer sur l'expérience de ces policiers qui font admirablement leur travail, qui ont de la bouteille, vont à la rencontre des habitants, savent doser la manière forte et user du dialogue. Depuis 15 ans, au reste, on a créé bon nombre de services qui se sont empilés : cela mériterait réorganisation. Quant au projet annoncé, je ne suis pas sûr qu'il tende à créer un nouveau service. Les choses sont encore floues.
Je salue l'expérience humaniste que vous avez voulu conduire en vous plongeant sur le terrain, auprès de ces femmes et de ces hommes. Alors qu'il y a clairement une cassure entre les citoyens et leur police, on sent que vous avez beaucoup d'estime, d'affection, de respect pour les policiers, dont j'imagine qu'ils vous ont, de leur côté, adopté, et qu'ils attendent peut-être de vous que vous vous fassiez leur porte-parole dans les médias. Êtes-vous prêt à le faire et de quelle façon ?
Mon autre question porte sur la formation initiale. On a l'impression, au vu de ce que seront les premières années des jeunes policiers dans la profession, que l'on forme de la chair à canon. On a besoin de femmes et d'hommes de vocation, qui veulent faire quelque chose pour la société mais lorsqu'ils arrivent sur le terrain, au terme de leur formation, ils ont le sentiment d'être en échec. Ne faudrait-il pas attendre qu'ils soient un peu plus matures, dans la force de l'âge, pour affronter les terrains les plus difficiles ? Mais d'un autre côté, lorsqu'on a atteint la quarantaine, que l'on est chargé de famille, a-t-on envie de s'y retrouver ? Comment trouver l'équilibre ?
J'ai eu, en Gironde, l'expérience des groupements locaux de traitement de la délinquance, où police et justice dialoguent, mais peut-être encore à trop haut niveau. Or, comme vous le soulignez, c'est le policier de base qui a besoin de mieux comprendre la justice. Quelle serait pour vous la solution ?
Je ne suis pas un porte-parole. Mon regard est extérieur. Si je peux aider à faire passer un message, tant mieux, mais je n'entends pas me substituer aux syndicats de police ou aux associations. Je suis journaliste, et je le reste.
Vous évoquez la formation. Je sais que le ministère de l'Intérieur a conscience du problème, qui est le même qu'à l'Éducation nationale : il n'est pas idéal d'envoyer les plus jeunes sur les terrains les plus durs. Il y a des tentatives, depuis des années, pour trouver des solutions. On a tenté un système de primes, pour inciter des policiers plus chevronnés à aller sur les terrains difficiles, mais ce n'est pas simple, comme vous l'avez souligné. Ceux qui sont chargés de famille n'ont guère envie d'aller patrouiller dans les banlieues difficiles, et les jeunes policiers demandent leur mutation dès qu'ils le peuvent, pour se rapprocher de chez eux. C'est alors, d'ailleurs, qu'ils commencent à faire un travail intéressant, y compris dans les cités, entre l'éducateur de rue et le policier.
Quant aux moyens d'améliorer les rapports entre police et justice, je n'ai pas de solution toute faite mais il me semble que le moyen est de multiplier les rencontres, d'organiser des stages réciproques dans les services. Même chose pour les relations avec la presse. Il serait intéressant que des journalistes interviennent dans les écoles de police, et réciproquement, que des policiers viennent dans les rédactions expliquer leur boulot.
Multiplier les occasions de dialogue, en somme, pour éviter le dialogue de sourds.
La Gironde, que je représente, n'est pas la Seine-Saint-Denis. Quand j'ai emmené un patron des CRS dans un de nos quartiers sensibles, il m'a dit que c'était Neuilly ! Mais nous connaissons tout de même des difficultés. Pour avoir été maire 24 ans, j'ai connu la police de proximité. L'avantage est que le policier vivait sur place, il était connu, il se rendait à son travail en uniforme, ce qui est inenvisageable aujourd'hui. Ce rôle, c'est désormais la police municipale qui le tient, elle connaît tout le monde dans le quartier. Quand un policier qui ne vit pas sur place vient contrôler des jeunes, les choses peuvent prendre une tournure musclée, ce qui n'arrive pas avec les policiers municipaux.
Pourquoi la police n'est-elle pas aimée chez nous, ai-je un jour demandé à un directeur départemental de la police, alors que je revenais d'un séjour aux États-Unis où j'ai circulé partout en voiture, je n'ai pas eu le sentiment d'être face à une police tatillonne, qui vous arrête pour le moindre oubli de clignotant. Il m'a expliqué que dans ce pays, c'est soit la tolérance zéro, et rien ne passe, soit la police du quotidien, qui n'est intraitable que sur deux ou trois sujets. Si bien que la population ne se dit pas, comme disait Coluche, que les gardiens de la paix, au lieu de nous la garder, feraient mieux de nous la f... Et que les policiers ne se sentent pas mal aimés. Nous avons aussi, comme législateurs, une responsabilité, puisque nous votons les textes qui viennent interdire ceci ou cela. Et cela vaut aussi pour le code de procédure pénale. Quand on voit, me disait un policier, qu'une enquête de six mois pour démanteler un trafic de drogue se solde par un non-lieu pour vice de procédure, c'est rageant. Mais c'est nous qui votons les lois, c'est donc aussi notre responsabilité.
Les policiers ne comprennent pas, en effet. D'autant qu'ils ont l'impression qu'en matière de sécurité, les lois se rajoutent aux lois avant même que les précédentes soient appliquées. Ils savent parfaitement ce que signifie l'inflation législative... Ils ont le sentiment d'être noyés sous les décrets, les circulaires, parfois contradictoire, ce qui ne favorise pas l'efficience, sur le terrain.
Je suis sénatrice du Nord, dans une région confrontée aux problèmes de frontière et aux tensions liées à la zone de Calais.
Merci de votre investissement, qui nous aide à lutter contre les a priori. Quand je tenais mes permanences à Tourcoing, j'ai constaté que les gens du quartier, eux, n'avaient pas d'a priori négatif sur la police. Ils veulent qu'elle soit là le plus rapidement possible, ils veulent qu'on les aide quand ils sont confrontés aux bandes, aux dealers, et aspirent, pour leurs enfants, à la présence de la police. Il serait utile que quelqu'un comme vous explique aux intellectuels que les petites gens veulent de la police.
Pour avoir enseigné durant trente-cinq ans, j'ai vu bien des jeunes arriver à la fac de droit avec le désir d'être commissaire de police, sans savoir vraiment ce dont il s'agissait, mais avec une profonde attirance pour la criminologie, la psychologie. Pensez-vous qu'il existe un fossé entre cette élite, avec ses aspirations de maintien de l'ordre public profondément tournées vers la psychologie sociale et ceux qui, sur le terrain, sont directement confrontés à la violence ?
À Tourcoing, la police municipale a souhaité être équipée de caméras, pour se sentir protégée. Pensez-vous que cela peut être un plus, dont la police nationale, largement moins bien équipée, gagnerait à profiter ou aurait-elle, au contraire, le sentiment que l'on se défie d'elle ?
Oui, il existe une coupure profonde entre l'élite de la police et les policiers de terrain, qui n'est pas tant liée au niveau d'études qu'au sentiment, assez justifié, que l'on ne forme plus, aujourd'hui, des commissaires qui vont être aux côtés de leurs troupes, des hommes de poigne capables de tenir une équipe, de la soutenir, mais des gestionnaires, qui sont là pour gérer des budgets et ne sortent pas souvent de leur bureau. J'ai senti cette différence de génération. Les commissaires de 50 ans sont souvent sur le terrain, soutiennent leurs hommes, comme j'en ai rencontré un à Calais, venu en remplacement, qui était très présent dans la jungle pour y avoir des interlocuteurs en cas de difficulté. Après son départ, on en est revenu au point mort : un jeune commissaire, dans son bureau, la porte fermée.
Pour les caméras, je n'ai pas la réponse. Mais je puis vous dire que sur le terrain, les policiers ont l'impression qu'ils sont de plus en plus surveillés, et qu'on leur demande compte de tout ce qu'ils font. Et ils le ressentent très mal.
Je salue le courage qui vous a conduit, comme journaliste, à explorer la partie cachée de ce monde des forces de l'ordre, contrairement à certains de vos collègues qui ne s'attachent souvent, malheureusement, qu'à la partie la plus visible. Au-delà de votre constat, que je partage, vous évoquez la nécessité de redéfinir la relation entre justice, police et médias. Vous mesurez également le fossé entre la formation et l'activité professionnelle, entre la provenance et l'affectation de jeunes provinciaux qui se retrouvent de but en blanc dans des zones que je qualifierais de non-droit. Avez-vous exploré les motivations de ces jeunes à devenir policiers, et à le rester ?
Une partie de votre livre est critique à l'encontre de la police : on envoie des jeunes gens dans des zones où il faudrait des policiers d'expérience ; ces jeunes en viennent à déraper au mépris de la maîtrise requise dans la fonction, soit. Mais il y deux autres responsables dans tout cela : les médias et les juges. La télévision passe en boucle les charges de police, sans s'intéresser à ce qui s'est passé avant. L'éloignement des faits atténue, disiez-vous, l'incivilité du délinquant ? Cela se traduit au pied de la lettre dans les décisions du juge de l'application des peines, qui libère des gens extrêmement dangereux qui paraissent inoffensifs après quelques mois ou quelques années de prison, et qui bien souvent, quand ils sortent, récidivent. Le juge d'application des peines est-il sanctionné ? Jamais. Le policier qui met un coup de matraque devant les caméras est-il sanctionné ? Oui, il est sanctionné. Il serait bon que vous fassiez un jour un livre sur le fonctionnement de la justice... Cela permettrait de faire le rapprochement, et de comprendre le malaise des policiers. Dans d'autres pays, quand vous êtes arrêté au volant, vous commencez par mettre vos mains sur le capot ; ici, on peut brûler quatre policiers dans une voiture, il ne se passe rien. En Espagne, si un policier vous marche sur le pied, c'est vous qui vous excusez, pas lui. On n'y trouve pas d'association pour dire que c'est le manifestant ou le délinquant qui a raison, contrairement à la France où l'on en trouve toujours pour défendre ces gens-là.
Les jeunes policiers, sur la motivation desquels vous m'interrogez, ont tous un désir de justice, de venir en aide aux plus faibles et d'empêcher le fort de maltraiter le faible. Tous ceux que j'ai rencontrés conservent quelque chose de l'enfant fasciné, dans la cour de récréation, par le pompier ou par le flic. Certains, quand je leur demandais pourquoi ils étaient devenus flic, me répondaient, textuellement : « Pour attraper les méchants. » Leur colère quand ils découvrent le terrain est à la mesure de ce désir de justice. Les médias, la présomption de culpabilité dont je parlais, la défausse des autorités sont en cause, et Marine Le Pen l'a fort bien compris, pour apporter, partout, un soutien inconditionnel aux policiers. Et sur le terrain, cela porte ses fruits. Elle comble un vide, et la faute en est à l'ensemble de la classe politique.
Oui, mais je rappelle que les organisations réputées proche de l'extrême droite font, aux élections professionnelles, des scores très bas, de l'ordre de 3 %.
Vous donnez, dans votre livre, l'exemple d'une fille de policier qui entre dans la police en dépit du suicide de son père.
Absolument. C'est elle qui ouvre la porte quand le commissaire vient annoncer la nouvelle à la famille, elle a douze ans. Elle en a 19 aujourd'hui, elle est à l'école de police de Oissel et va intégrer son premier poste d'adjointe de sécurité.
Merci de votre témoignage, qui nous aide à mieux comprendre l'état d'esprit des policiers, qui se sentent lâchés, trahis par les gouvernements successifs, les politiques, leur hiérarchie, alors qu'ils sont aux avant-postes de la défense de la République. Ce que vous avez dit de la transformation de meneurs d'hommes en gestionnaires est très vrai, et on le retrouve ailleurs, y compris parfois dans les entreprises. C'est une tendance de notre société, mais qui est plus insoutenable dans la police qu'ailleurs.
Vous nous donnez quelques pistes, à nous de rechercher des solutions, avec les professionnels. Cela passe sans doute par une autre démarche managériale, mais aussi parfois par plus de moyens financiers, plus de dialogue avec la justice et la presse.
Le divorce entre police de justice relève-t-il seulement, cependant, d'un écart émotionnel ? Lorsque, très objectivement, des délits ne sont pas sanctionnés, on peut s'interroger. Des policiers de base m'ont dit, par exemple, que les cas d'outrage ou de rébellion n'étaient jamais poursuivis et que l'institution ne les incitait nullement à faire engager des poursuites, alors que pour la police municipale, les élus mènent une politique inverse, en pleine symbiose avec le Parquet. Mais cela demande aussi une protection fonctionnelle forte, dont on a le sentiment qu'elle manque.
Il est vrai que la protection fonctionnelle mérite d'être renforcée, et que les policiers ont le sentiment de n'être pas assez soutenus.
Puisqu'il a été question des caméras, j'insiste sur le fait que les policiers ont tout à y gagner. Cela leur fournit, en cas de problème, des preuves tangibles. Pensez-vous qu'ils puissent être perméables à un tel discours ?
C'est possible, dès lors qu'on leur explique que cela peut les dédouaner.
Sur l'outrage, permettez-moi de développer. Autant on trouve, sur le terrain, des policiers qui jugent qu'il n'est pas assez condamné, autant quand on interroge les officiers de police judiciaire, on entend dire que le corollaire de la politique du chiffre a eu cette conséquence que l'outrage a été employé à tout va. Au point que cela ne voulait plus rien dire, et que beaucoup de procès-verbaux pour outrage méritaient d'être jetés à la poubelle. Je raconte, dans mon livre, le cas d'un jeune gars qui, chargé d'orienter les flux dans une fête publique, se prend le bec avec un jeune et finit par l'embarquer au poste pour outrage. Les officiers qui étaient avec lui ont dû lui expliquer que la vérité était plutôt que deux jeunes écervelés s'étaient retrouvés face à face et s'étaient roulés dans la poussière, et qu'il lui faudrait se calmer s'il voulait rester dans la police.
Je me demande si les juges, quand ils voient arriver des outrages, ne gardent pas la mémoire de ces dérives de la politique du chiffre, et restent, du même coup, méfiants. Si l'on veut que l'outrage retrouve ses lettres de noblesse, il ne faudra en user que quand cela a du sens.
Je vous remercie, et conclurai en vous citant. Dans votre livre, vous racontez que fin 2016, le ministre de l'Intérieur demande aux préfets de recevoir les policiers, pour qu'ils fassent part de leur ressenti. Cette concertation est synthétisée dans un rapport qui, écrivez-vous, confirme les propos de tous les policiers que vous avez rencontrés. « Les forces de l'ordre ont besoin d'avoir un cap sur le long terme, de se projeter dans l'avenir et que les autorités prennent en compte l'évolution de la société pour définir les missions des flics d'aujourd'hui. En clair, il ne suffira pas d'acheter de nouvelles voitures et de transformer tous les commissariats de France en bâtiments high-tech si aucune réflexion de fond n'est menée sur l'organisation de la police aujourd'hui, et de ses missions. »
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 16 h 20.