Intervention de Maryse Carrère

Réunion du 22 février 2018 à 14h30
Conflits d'intérêts liés à la mobilité des hauts fonctionnaires — Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Photo de Maryse CarrèreMaryse Carrère :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, madame la rapporteur, mes chers collègues, comme le reste de la société, l’administration est désormais confrontée aux aspirations individuelles croissantes et légitimes de renouvellement professionnel tout au long de la vie, dont la durée continue de s’allonger. Entre 1946 et 2015, l’espérance de vie a augmenté de 20 ans pour chaque sexe, passant de 59 à 79 ans pour les hommes et de 65 à 85 ans pour les femmes.

L’allongement consécutif de la durée de leurs carrières a un impact indéniable sur les projections professionnelles des individus, qu’ils évoluent dans le secteur privé ou dans le secteur public. Les statistiques publiées sur le Portail de la fonction publique confirment cette intuition : on peut y lire que 40 % des agents en situation de mobilité sont âgés de plus de 50 ans.

Les dispositions législatives actuelles offrent en principe à tous les agents publics de grandes possibilités de mobilité entre administrations, mais aussi vers les organisations internationales, le secteur privé, et un certain nombre d’entités telles que les autorités administratives indépendantes. Elles leur permettent également, dans des conditions particulières, de se mettre en disponibilité afin d’exercer un mandat politique ou de donner la priorité à leur vie familiale, dans des conditions précises.

Dans les faits, cependant, on constate que l’accès à la mobilité varie sensiblement selon la catégorie des agents. Selon les données disponibles sur le site internet de la fonction publique, les agents de catégorie A+ sont les plus mobiles. En 2016, 24, 4 % d’entre eux étaient en situation de détachement et 7, 9 % en situation de mobilité, contre respectivement 2, 6 % et 2, 7 % seulement des catégories A, 2 % et 2 % des catégories B, 5, 7 % et 2, 9 % des catégories C.

Cela peut s’expliquer de plusieurs manières. En premier lieu, la grande qualité des profils des agents de catégorie A+ les rend particulièrement aptes à valoriser leurs compétences dans l’ensemble des emplois que notre société a à offrir. En l’absence de définition légale, une problématique sur laquelle j’aurai l’occasion de revenir, on peut en effet considérer que les agents de catégorie A+ sont ceux qui sont issus des écoles d’application les plus prestigieuses de la République : l’ENA, Polytechnique, les Mines, les Ponts, et d’autres encore. Par leur prestige, ces écoles attirent d’excellents élèves, qui pratiquent eux aussi, parfois, le cumul : c’est particulièrement vrai pour l’ENA, où l’on trouve de nombreux anciens élèves des écoles normales supérieures ou de HEC.

En France, où la « théorie du signal » se vérifie quotidiennement sur le marché de l’emploi, le profil du haut fonctionnaire ayant passé tous les filtres de la sélection républicaine est particulièrement recherché.

Cette importante mobilité peut également s’expliquer par des règles coutumières propres à certains corps, où les départs seraient encouragés en raison des perspectives limitées de carrière pour des individus parvenus, dès leur sortie d’école, à des niveaux hiérarchiques très élevés. Les propositions du premier Comité interministériel de la transformation publique tendent d’ailleurs à confirmer cette hypothèse puisqu’il est prévu que les élèves de l’ENA sortis les mieux classés « seront affectés au bout de deux ans sur des postes consacrés à la mise en œuvre des chantiers prioritaires du Gouvernement, en administration centrale et dans l’administration territoriale ».

On peut lire cette proposition comme la volonté de satisfaire le besoin d’aventure des jeunes hauts fonctionnaires et de mieux employer leur dynamisme, sans remettre en cause leur place dans la hiérarchie des corps, puisqu’ils resteront à vie liés à leur administration d’affectation d’origine. Mais cela remet également en question le besoin de recrutement des institutions concernées…

Comme vous nous en avez informés, madame la rapporteur, plusieurs de vos interlocuteurs ont insisté sur la « crise d’attractivité » que la haute fonction publique traverserait. On observe pourtant que la sélectivité du concours externe de l’ENA reste supérieure à celle des écoles de commerce plébiscitées par le secteur privé. La rémunération actuelle apparaît comme l’un des principaux facteurs de découragement des agents de catégorie A+ à construire toute leur carrière au service de l’administration.

Toutefois, parallèlement aux évolutions des aspirations individuelles des fonctionnaires que je viens de décrire, les exigences éthiques de la société envers l’État se sont renforcées. Dès 1789, l’article XV de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen prévoyait : « La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration ».

Au fil des siècles, ce principe est devenu plus effectif, avec le renforcement de la publicité progressive des actes pris par l’administration, puis les premières lois de lutte contre les conflits d’intérêts et l’interdiction des rétrocommissions, ou encore l’encadrement des paiements en espèces.

Parallèlement, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, notamment la « théorie des apparences », a contribué à modifier le fonctionnement des juridictions administratives, afin de lever toute suspicion de conflit d’intérêt possible entre la fonction juridictionnelle et la fonction d’expertise juridique du Conseil d’État auprès du Gouvernement, ou encore afin de clarifier les rapports entre le rapporteur public et le reste de la formation de jugement.

Ce mouvement a irradié tous les pans de la société, jusqu’aux lois instaurant la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique et renforçant les obligations déontologiques des fonctionnaires, sous le gouvernement précédent, ou, plus récemment encore, la loi pour la confiance dans l’action publique.

Au cours de ces débats, plusieurs d’entre nous ont proposé de renforcer les dispositifs s’imposant aux hauts fonctionnaires, dont l’influence dans la conduite de la politique de la Nation est déterminante. Nos concitoyens doivent avoir à l’esprit qu’elle se manifeste à tous les stades de l’action publique.

Au moment de l’élaboration de la loi, les administrations, sous l’autorité de leurs directeurs, sont chargées de la préparation des projets de loi du Gouvernement, ensuite soumis aux membres du Conseil d’État pour avis sur la pertinence juridique des textes qui seront ultérieurement soumis au Parlement.

Une fois les lois adoptées, les administrateurs civils sont chargés de rédiger les décrets d’application, sans lesquels les lois restent lettre morte.

Au-delà de l’élaboration des normes, les hauts fonctionnaires disposent également d’un rôle décisionnel important, selon qu’ils sont chargés de conduire des négociations internationales au nom de la France, de régler les différends entre l’administration et les administrés, d’engager des dépenses publiques, ou encore de prendre des décisions économiques substantielles.

Leurs décisions ont le pouvoir de favoriser les intérêts des uns ou des autres, dans des circonstances plus confidentielles que celles de la procédure législative – les parlementaires font désormais l’objet de nombreux contrôles –, mais surtout dans des proportions plus importantes que les décisions prises par les agents des autres catégories placés sous leur autorité.

Selon notre point de vue, ces prérogatives considérables justifient de soumettre les hauts fonctionnaires à des règles déontologiques propres, plus exigeantes que celles qui sont prévues pour l’ensemble des fonctionnaires depuis 2016.

Forts de ces constats, nous avons décidé de vous soumettre cette proposition de loi, dans l’esprit d’examiner toutes les pistes envisageables pour renforcer la prévention des conflits d’intérêts s’appliquant particulièrement aux hauts fonctionnaires.

Il s’agit, en premier lieu, de renforcer le contrôle effectué par la commission de déontologie. Nous souhaitons en modifier la présidence, afin de la prémunir contre les accusations de complaisance vis-à-vis de tel ou tel corps. Nous voulons également rendre effective l’automaticité des contrôles des allers et retours effectués par certains hauts fonctionnaires entre le secteur public et le secteur privé, instaurer un contrôle au moment de la réintégration après une mobilité et renforcer le contrôle des agents destinés à prendre part au pouvoir de sanction des autorités administratives indépendantes, les AAI, et des autorités publiques indépendantes, les API. Nous sommes donc favorables à la publication des avis et à la fusion, à terme, de la commission de déontologie et de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, la HATVP, introduite très justement par Mme la rapporteur et validée par la commission des lois.

Le lien entre la perception d’un risque de conflits d’intérêts et la grande mobilité des hauts fonctionnaires est très vite devenu évident. Aussi avons-nous eu la volonté de proposer un meilleur encadrement dans le temps de la mobilité, alors que l’étude Que sont les énarques devenus ? suggère que certains hauts fonctionnaires passent plus de la moitié de leur carrière dans le secteur privé.

Le troisième axe découle directement du précédent : si la mobilité est mieux encadrée, alors une éthique de responsabilité doit être développée au sein de l’administration, afin de pousser les agents désirant poursuivre le reste de leur carrière dans le secteur privé à démissionner effectivement et à honorer leur engagement vis-à-vis de la société en remboursant le cas échéant le coût de leur scolarité.

Afin de restaurer l’attractivité de la carrière publique, d’autres évolutions pourraient être envisagées sur le plan réglementaire. Elles avaient été évoquées lors du débat organisé sur l’initiative du groupe du RDSE l’année dernière : réserver l’accès aux grands corps par la promotion interne et améliorer la formation professionnelle continue au sein de la fonction publique, auxquelles on peut à présent ajouter la revalorisation des traitements. Ces derniers choix sont entre vos mains, monsieur le secrétaire d’État !

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