Intervention de Nicole Belloubet

Réunion du 22 février 2018 à 14h30
Exécution des peines des auteurs de violences conjugales — Discussion et retrait d'une proposition de loi

Nicole Belloubet :

Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, madame la rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, l’initiative prise par le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen, et plus particulièrement par Mme Françoise Laborde, que je salue amicalement, mérite toute notre attention, même si, je le dis d’emblée, le Gouvernement ne pourra pas la suivre pour des raisons que j’évoquerai et qui rejoignent pour l’essentiel celles qui viennent d’être exposées par Mme la rapporteur.

Votre initiative, madame Laborde, doit en effet être saluée, car elle nous donne l’occasion de revenir sur la question des violences conjugales, ces violences inacceptables dont sont parfois témoins les enfants, comme vous l’avez rappelé, et contre lesquelles les pouvoirs publics mènent une politique inscrite dans la durée, avec une grande continuité d’action.

S’inspirant du régime applicable aux auteurs d’infractions terroristes depuis la loi du 21 juillet 2016, le texte prévoit de durcir les conditions d’incarcération des auteurs d’infractions commises à l’encontre de leur conjoint, concubin ou partenaire de PACS.

Plus précisément, ce texte prévoit, en son article 1er, que les personnes condamnées pour des faits de violences, de harcèlement, d’enregistrement et de diffusion d’images violentes, ou encore de viol commis à l’encontre de leur conjoint ne pourront dorénavant plus bénéficier de certains aménagements de peine, comme la suspension ou le fractionnement de peine, le placement extérieur ou la semi-liberté.

Il prévoit, par ailleurs, dans son article 2, que ces mêmes personnes ne pourront plus non plus bénéficier de crédits de réduction de peine.

Cette proposition a naturellement retenu l’attention du Gouvernement, tant celle de la secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, Mme Marlène Schiappa, que la mienne.

Vous le savez, le ministère de la justice est particulièrement impliqué dans la lutte contre les violences conjugales qui constitue l’une des priorités de la politique pénale que nous défendons depuis de nombreuses années.

De même, je porte une attention toute particulière à la question de l’exécution des peines et de l’adaptation de notre politique pénitentiaire aux différents besoins de la société. Ce sujet fera d’ailleurs l’objet, d’ici à l’été, de débats devant le Parlement lors de l’examen du projet de loi de programmation pour la justice, texte qui comportera des mesures pénales pour redonner du sens et de l’efficacité à la peine.

À cet égard, le Gouvernement ne peut que se féliciter de l’attention portée par votre assemblée à ces questions. Nous avons déjà eu l’occasion à plusieurs reprises d’en débattre, tant au sein de la commission des lois que dans cet hémicycle.

Cela étant dit, je pense néanmoins que, si le texte qui vous est présenté aujourd’hui part d’un objectif louable, il pose des difficultés de principe d’un point de vue juridique et de nature pratique.

Les dispositions de cette proposition de loi, si elles étaient adoptées, pourraient ainsi, et de manière paradoxale, se révéler plutôt contre-productives au regard de l’importante mobilisation dont fait actuellement preuve le ministère de la justice sur ces questions à travers une politique pénale et pénitentiaire méticuleusement construite ces dernières années.

Pour ces raisons, je l’ai dit, le Gouvernement ne pourra pas être favorable à ce texte, même s’il reconnaît l’intérêt des objectifs poursuivis.

Dans un premier temps, j’évoquerai les difficultés soulevées par cette proposition de loi. Elles sont de deux ordres : d’opportunité et de constitutionnalité.

J’évoquerai les difficultés en termes d’opportunité, tout d’abord. Le mécanisme proposé exclut systématiquement les auteurs d’infractions commises sur leur conjoint de certains aménagements de peine. Or cette adaptation des modalités d’exécution des peines est indispensable en termes d’efficacité.

On le sait, il n’y a rien de pire, en matière de prévention de la récidive, qu’une sortie de détention « sèche », sans accompagnement par les services pénitentiaires d’insertion et de probation, accompagnement que permettent justement les mesures d’aménagement de peine.

En la matière, il convient de laisser à la disposition du juge de l’application des peines la plus large palette possible de mesures, afin qu’il puisse mettre en place un suivi individualisé et adapté à la problématique de l’auteur.

Cette adaptation est nécessaire, car les faits de violences conjugales peuvent être extrêmement divers. Certains sont habituels au sein du couple, d’autres peuvent survenir de manière ponctuelle, voire unique, par exemple lors d’une séparation.

Par ailleurs, il n’y a pas de profil type d’auteur de violences conjugales. Dans certains cas, un contexte de dépendance alcoolique chez l’auteur des faits peut être détecté. Il est alors impératif que le juge de l’application des peines puisse en tenir compte, aménager la peine et prévoir à cette occasion une mesure de soins de cette addiction. Un tel accompagnement peut éviter de nouveaux passages à l’acte liés à ladite addiction.

Dans d’autres cas, les ressorts du passage à l’acte peuvent trouver leur racine dans une structuration pathologique de la personnalité et du caractère de l’auteur.

On le voit bien, on ne peut pas, en la matière, raisonner à l’aune d’un mécanisme prévoyant une exclusion automatique de telle ou telle mesure d’aménagement de peine. Les magistrats doivent rester en mesure d’apprécier, en fonction des faits commis, des éléments de personnalité de l’auteur, des expertises psychologiques réalisées, du projet professionnel présenté par le condamné, de l’intérêt de la victime, si l’octroi d’un aménagement est ou non opportun.

J’insiste à cet égard sur le fait que la préservation des droits et la protection de la victime font bien partie intégrante des critères examinés par les magistrats lorsqu’ils apprécient l’opportunité de l’octroi d’une mesure d’aménagement de peine.

Quelles sont les mesures d’aménagement de peine que la proposition de loi entend désormais prohiber pour ce type de condamnés ?

Il s’agit tout d’abord des mesures de suspension et de fractionnement de peine. Ces mesures peuvent être décidées pour motif d’ordre médical, familial, professionnel ou social et sont destinées à faire face à des situations particulières qui s’opposent, matériellement et en opportunité, au maintien en détention. Les exclure pour une certaine catégorie d’auteurs d’infraction rendrait en pratique beaucoup plus complexe la prise en charge de ce public par l’administration pénitentiaire et par l’autorité judiciaire.

Il s’agit ensuite de la semi-liberté et du placement extérieur. Ces mesures permettent à l’heure actuelle d’offrir un accompagnement soutenu et un encadrement renforcé grâce à l’hébergement en centre pénitentiaire de semi-liberté ou dans une structure associative conventionnée en placement à l’extérieur, au sein de l’association Emmaüs, de l’Armée du salut ou de l’association Horizon à Meaux, par exemple. De telles mesures se révèlent également opportunes lorsque sont prononcées, dans ce cadre, certaines interdictions prévues par le code pénal, comme celles de résider hors du domicile conjugal ou de ne pas paraître à ses abords. Elles permettent également d’imposer à l’intéressé certaines obligations, comme celle de faire l’objet d’une prise en charge sanitaire, sociale, éducative ou psychologique.

Il s’agit enfin de la suppression des crédits de réduction de peine. Cette suppression aurait des conséquences très négatives, me semble-t-il, sur la mobilisation des personnes détenues pour ce type de faits dans le cadre de leur parcours d’exécution de peine, dès lors que leur mauvaise conduite en détention ne pourrait plus entraîner de retrait du crédit de réduction de peine par le juge de l’application des peines.

Si le dispositif que vous proposez, madame la sénatrice, était adopté, il pourrait paradoxalement en résulter un moins bon suivi en sortie de détention des auteurs de violences conjugales. Par ailleurs, ces mêmes détenus pourraient ne plus être encouragés à adopter un comportement adapté pendant la durée de leur emprisonnement.

À ces difficultés en termes d’opportunité s’ajoutent des difficultés de nature constitutionnelle.

Cette proposition de loi se heurte aux principes constitutionnels – vous le craigniez d’ailleurs vous-même, madame la sénatrice – d’égalité, de nécessité, de proportionnalité et d’individualisation des peines.

Ces principes, appliqués au cas présent, exigent en effet un traitement équivalent des auteurs d’infractions commises à l’encontre de leur conjoint et des auteurs d’infractions de même gravité. Or cette proposition de loi, qui prévoit un régime dérogatoire, introduit une distinction difficile à justifier en droit entre des situations de gravité équivalente.

D’une part, les condamnés visés par ce texte se verront appliquer un régime plus rigoureux que certains condamnés pour des infractions réprimées plus sévèrement. Par exemple, une personne condamnée pour des faits d’agression sexuelle commise sur un mineur de moins de quinze ans pourra bénéficier de l’ensemble des mesures d’aménagement de peine offertes par la loi, ainsi que de la totalité des crédits de réduction de peine, alors que la même personne, condamnée pour des faits de violences par conjoint, ne le pourra pas.

D’autre part, la proposition de loi vise non pas toutes les infractions susceptibles d’être aggravées par la conjugalité, mais seulement certaines d’entre elles, introduisant par là même une rupture d’égalité entre auteurs d’infractions au préjudice de leur conjoint.

Ainsi, à la lecture du texte proposé, il apparaît que le condamné pour violences conjugales sera exclu du bénéfice des crédits de réduction de peines et de certains aménagements, tandis que le condamné pour agression sexuelle sur son conjoint pourra, quant à lui, en bénéficier.

Pour ces raisons, le Gouvernement est défavorable à cette proposition de loi. Pour autant, l’occasion m’est donnée d’insister sur les actions que nous menons en la matière. Je tiens à vous assurer, mesdames, messieurs les sénateurs, que, sur le fond, nous partageons pleinement l’objectif des auteurs de ce texte, à savoir mieux protéger les victimes de ce type de faits inacceptables.

Après avoir évoqué les difficultés soulevées par la proposition de loi, je rappellerai brièvement que les dispositions légales en vigueur permettent déjà la prise en charge efficiente des auteurs de ces infractions.

Le ministère de la justice – tant l’autorité judiciaire que l’administration pénitentiaire – mène en effet, en la matière, une politique pénale et pénitentiaire particulièrement volontariste visant tout à la fois à prévenir la récidive chez les personnes condamnées, mais également à mieux protéger les victimes.

En matière de prévention de la récidive, dans le cadre du suivi des personnes placées sous main de justice, les services pénitentiaires d’insertion et de probation mettent en œuvre, sous le contrôle des juges de l’application des peines, des modalités de suivi individualisées et différenciées en fonction des problématiques à l’origine de leurs passages à l’acte délictueux.

Les méthodes utilisées, qu’il s’agisse d’entretiens motivationnels, de participation à des groupes de parole, visent à modifier les schémas comportementaux des personnes condamnées pour violences conjugales en les sensibilisant à la question de l’égalité entre les femmes et les hommes.

À ce titre, plusieurs dispositifs spécifiques sont mis en œuvre par l’administration pénitentiaire, en liaison notamment avec des associations spécialisées, plus particulièrement avec celles qui interviennent en matière d’aide aux victimes.

Ainsi, en milieu fermé, des actions visant à lutter contre les stéréotypes fondés sur le sexe dans les lieux de privation de liberté sont mises en place. Dans ce cadre, on veille à ce que la gamme des formations ou des activités proposées aux personnes détenues, y compris les activités sportives et culturelles, soit aussi large que possible, en y incluant des dimensions liées au respect d’autrui, aux violences conjugales et aux violences faites aux femmes.

En milieu ouvert et en milieu fermé, les services pénitentiaires d’insertion et de probation développent des dispositifs de prise en charge collective, sous la forme de groupes de parole animés par des conseillers d’insertion et de probation et appelés « programmes de prévention de la récidive ». Ces programmes visent à faire travailler collectivement les condamnés sur le passage à l’acte délictueux et sur ses conséquences pour la victime et la société. Il y est ainsi question de confronter les vécus et d’apporter un certain nombre de repères – rappel à la loi, éducation civique, mise en commun des expériences – à des détenus ou à des probationnaires ayant commis des actes de même nature, afin de faire évoluer la représentation que se font les intéressés de leurs gestes et, partant, de prévenir la réitération du passage à l’acte.

En 2016, 35 programmes de prévention de la récidive relatifs aux violences conjugales et intrafamiliales ont ainsi été organisés sur le territoire national au bénéfice de 1 360 personnes placées sous main de justice.

Cette démarche dynamique de prévention de la réitération ou de la récidive trouve également une illustration au travers du développement, en milieu ouvert, des stages de responsabilisation pour la prévention et la lutte contre les violences au sein du couple et les violences sexistes, stages créés par la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes. En 2016, 67 stages de cette nature ont été organisés au bénéfice de 388 personnes placées sous main de justice.

Pour protéger les victimes de violences conjugales, nous menons également un certain nombre d’actions.

En complément des dispositifs juridiques existants, qui permettent notamment l’éviction du conjoint violent du domicile conjugal, le ministère de la justice généralise actuellement un dispositif qui a fait ses preuves : le « Téléphone grave danger ».

Ce dispositif de téléprotection peut être attribué, pour une durée de six mois renouvelable, par le procureur de la République à une victime de violences conjugales, dont l’auteur est soumis à une mesure d’interdiction d’entrer en contact.

Il est d’une grande utilité pour sécuriser les femmes victimes de violences conjugales. Connu également sous son sigle TGD, il permet en effet d’alerter rapidement les forces de l’ordre et de géolocaliser la personne bénéficiaire si celle-ci se sent en danger.

En décembre 2017, le nombre de TGD déployés en juridiction s’élevait à 543. Dans le cadre d’un nouveau marché public entré en vigueur en 2018, il sera prochainement porté à 634.

Le déploiement du TGD s’inscrit dans le cadre du nouveau plan gouvernemental de lutte contre les violences faites aux femmes pour la période 2017-2019, qui prévoit de nombreuses mesures, parmi lesquelles l’extension de ce déploiement aux territoires d’outre-mer.

Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, comme vous pouvez le constater, la politique pénale et pénitentiaire en matière de lutte contre les violences conjugales est une politique publique particulièrement volontaire et aboutie, qui s’inscrit, je tiens vraiment à le souligner, dans une grande continuité d’action depuis plusieurs années.

Les peines encourues en matière de violences conjugales, qui, je vous le rappelle, vont de trois à dix années d’emprisonnement en fonction de l’incapacité totale de travail constatée, et la politique pénale empreinte de fermeté menée par les parquets attestent de la pleine conscience et de la mobilisation des pouvoirs publics dans la lutte contre ce type de faits tout simplement inacceptables.

Cette politique ne peut toutefois se réduire à une approche purement sécuritaire et à un traitement qu’on pourrait qualifier d’exclusivement « carcéral » des auteurs de ce type de faits. Au travers de la politique pénale et pénitentiaire que je viens de décrire, le Gouvernement souhaite consolider l’édifice, patiemment et méticuleusement construit tout au long de ces dernières années, afin de prévenir les violences conjugales, de protéger les victimes et de réprimer les auteurs.

Pour l’ensemble de ces motifs, et malgré tout l’intérêt que présente cette proposition de loi, le Gouvernement ne pourra que donner un avis défavorable au texte qui vous est proposé.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion