Intervention de Alain Bauer

Commission d'enquête état des forces de sécurité intérieure — Réunion du 13 février 2018 à 14h20
Audition de M. Alain Bauer professeur de criminologie appliquée au conservatoire national des arts et métiers cnam à new-york et à shanghai

Alain Bauer :

La méthode clinique que j'emploie habituellement - diagnostic, pronostic, thérapeutique - n'est pas applicable pour l'instant à la PSQ : il n'est pas encore possible d'établir un diagnostic. J'ai relevé une phrase dans le discours de M. Gérard Collomb : le ministre a annoncé que l'on ne ferait dorénavant plus de « prêt-à-porter », mais du « sur-mesure ». Cela fait vingt ans environ que les opérateurs, qui considèrent que la pratique de la police doit être décentralisée, et non seulement déconcentrée, attendaient qu'un ministre de l'intérieur aille jusqu'au bout de cette logique. M. Collomb, de manière surprenante, a en outre employé le mot de « révolution », ce qui est de bon augure. Cependant, le diable est dans les détails et dans la réalisation pratique : la police de proximité de M. Lionel Jospin était sur le papier très bonne, mais elle a profondément pâti de la précipitation et de la confusion qui ont entouré sa mise en place.

L'idée de la PSQ ne pose aucun problème en tant que telle. Il faut en effet réviser profondément l'organigramme policier et régler le divorce interne entre les policiers et la haute fonction policière, qui est essentiellement préfectorale.

J'en reviens à la troisième crise, qui est celle de l'efficacité. Ce qui est en cause ici, c'est la relation avec la partie pénale et judiciaire. Les policiers ont le sentiment de passer leur temps à interpeller des personnes qui sont libérées avant même la fin de la procédure, et de faire l'objet de moqueries et d'humiliations en raison de l'absence de chaîne pénale cohérente.

Tous ces éléments sont réels, mais la situation qui en résulte n'est pas complètement inédite dans l'histoire de la police, qui a notamment subi une trentaine de réformes au cours des trente dernières années et connu des crises multiples, dont l'une des plus importantes s'est produite sous M. Georges Clemenceau et s'est traduite par une réorganisation territoriale, une réforme de la formation, une modernisation des équipements, la création des brigades dites « du Tigre », etc.

Le vrai problème réside dans la modification très importante des modalités de confrontation de terrain. Auparavant, les policiers ou les gendarmes étaient la cible de violences lorsqu'ils intervenaient de manière impromptue, au milieu d'une situation où leur présence était perturbatrice : il y avait alors confrontation parce que deux « bandes » - aux yeux des délinquants, les forces de l'ordre constituaient elles aussi une bande - essayaient de contrôler le même territoire. Il s'agissait alors d'une réaction face à une surprise. Depuis une vingtaine d'années, il y a une augmentation de plus en plus importante des guet-apens, qui concerne plus largement les personnels en tenue (postiers, pompiers, agents ERDF, personnels de santé, etc.) : c'est un problème de contrôle de l'espace territorial, dans lequel toute intrusion d'agents - quelle que soit la mission dont ils sont chargés - n'est pas supportée. La problématique n'est plus policière, mais concerne l'ensemble des services publics. La donne est nouvelle : l'on est mis en cause dans sa propre identité, alors même que l'on n'est pas générateur d'un élément qui justifiait jusqu'à présent la confrontation due à la surprise.

Le deuxième phénomène nouveau est celui de l'assassinat du policier et de sa femme, sous les yeux de leur enfant, à leur domicile de Magnanville. Cet épisode conduit à penser que les policiers sont passés du statut d'un intervenant éventuellement violenté à celui d'une cible directe dans un espace non professionnel. Il n'existe donc plus de lieu sûr, de sanctuaire ; le risque est permanent, même dans la vie courante. Ce traumatisme est mille fois plus important que tous les facteurs déjà évoqués, c'est un élément de perturbation maximale. Il a tout bouleversé, y compris l'organisation traditionnelle de la représentation et de la défense des intérêts des policiers - la commission d'enquête d'ailleurs en a tenu compte, puisqu'elle a reçu récemment une organisation non syndicale représentative du mouvement de colère des policiers, ce qui constitue une première me semble-t-il.

Enfin, il y a une forte demande de la police, exprimée par les syndicats de policiers eux-mêmes auprès du Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS), en faveur d'une nouvelle répartition des tâches. Je précise que le CNAPS en a fixé les lignes rouges : pas de milice privée sur la voie publique, pas de transfert de garde des détenus par des opérateurs privés, pas de privatisation de l'espace public. Paradoxalement, le CNAPS et les syndicats de policiers sont d'accord sur l'existence de lignes rouges, plus que ne l'est l'administration du ministère de l'intérieur, quel que soit le ministre : la place Beauvau est favorable à une sous-traitance généralisée au secteur privé. Dans les faits, il n'y a pas de coproduction de sécurité, puisque l'État décide par exemple unilatéralement de se retirer des contrôles et palpations à l'entrée des aéroports, des ports maritimes, des stades, de la protection des transporteurs de fonds... Il y a seulement un dialogue, une amélioration de la régulation, un progrès dans le contrôle, mais pas encore de coproduction au sens où le secteur privé lui-même la souhaiterait.

En conclusion, non, la situation de crise à l'intérieur de la police n'est pas inédite mais, oui, son ampleur l'est, à cause de l'affaire de Magnanville.

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