Commission d'enquête état des forces de sécurité intérieure

Réunion du 13 février 2018 à 14h20

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • facteur
  • gendarme
  • gendarmerie
  • policier
  • suicide

La réunion

Source

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Boutant

Mes chers collègues, notre commission d'enquête poursuit ses travaux avec l'audition de Mme Catherine Pinson, psychologue clinicienne, chef du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO) de la Police nationale, et de Mme Amélie Puaux, psychologue au sein de ce même service, plus précisément à la cellule de soutien psychologique opérationnel de Paris et de sa petite couronne.

Le Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO) a été créé à la suite d'une succession de cas de suicides de policiers en 1996. Il reçoit les appels de policiers en difficulté, prend des mesures pour informer les personnes nécessaires en cas de risque de suicide et intervient lorsqu'un drame est survenu, par exemple en soutien des familles lors de procès de meurtriers de policiers. Il intervient également en prévention, avec des groupes de parole autour de la question du suicide ou encore en effectuant des synthèses sur les enquêtes environnementales en la matière. Il s'agit donc d'un dispositif essentiel dans la lutte contre le mal-être des policiers, dont vous pourrez nous décrire brièvement le fonctionnement, avant de nous faire part, autant que possible et par le prisme des cas que vous avez à traiter, de vos analyses sur la situation psychologique actuelle des policiers, puisque cette question est au coeur des travaux de notre commission d'enquête.

Cette audition est ouverte à la presse. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié. Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite, chacune à votre tour, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mmes Catherine Pinson et Amélie Puaux prêtent serment.

Debut de section - PermalienPhoto de François Grosdidier

Mesdames, M. le président vient de vous exposer l'objet de cette commission d'enquête.

Premièrement, à partir de ce que vous avez pu entendre, pouvez-vous nous indiquer quelles sont les causes que vous identifiez le plus souvent dans le malaise des policiers que vous rencontrez, indépendamment bien sûr des causes strictement personnelles, en nous les présentant sous un angle différent de celui des techniciens de la sécurité, des juristes ou des personnels eux-mêmes ? Quels sont les sujets qui reviennent le plus souvent ? Les conditions matérielles de travail souvent décrites comme particulièrement dégradées produisent-elles des effets très négatifs ?

Beaucoup de policiers nous expliquent être en quête de sens. L'absence de réponse pénale et l'incompréhension à laquelle ils se heurtent dans l'opinion ou dans les médias contribuent à saper leur moral. Les organisations syndicales soulignent que les policiers ont le sentiment que le métier qu'ils exercent et pour lequel ils prennent de nombreux risques n'a pas beaucoup de sens ou ne produit pas beaucoup de résultats à cause du dernier maillon de la chaîne pénale. Retrouvez-vous ce sentiment chez les policiers qui craquent ? Quelles sont vos appréciations générales sur les conditions d'exercice du métier de policier telles qu'ils peuvent le ressentir ?

Deuxièmement, comment fonctionne votre service ? Par qui est-il saisi en général ? Les policiers eux-mêmes ? La famille ? L'entourage ? La hiérarchie ? Quelle est l'attitude de la hiérarchie ? Facilite-t-elle les démarches ou les bloque-t-elle ?

Disposez-vous aujourd'hui des moyens suffisants pour toucher le plus grand nombre de policiers au regard des problèmes qui se posent ? Avez-vous le sentiment que de nombreux agents passent à travers les mailles du filet ? Pensez-vous que notre commission aurait intérêt à rencontrer des personnes proches ou des collègues de policiers qui se sont suicidés ? Nous hésitons à le faire par réserve ou par souci de ne pas commettre d'impair. Avons-nous d'autres moyens de percevoir les raisons profondes du malaise qui touche les policiers qui en sont arrivés au suicide ? Comme les statistiques le montrent, le mal-être est-il beaucoup plus profond chez les policiers que dans d'autres professions ou est-ce une affaire politico-médiatique ? Détecte-t-on aujourd'hui ces policiers en mal-être ? Votre service les accompagne-t-il ?

Indépendamment de la prévention, l'accompagnement psychologique est-il suffisant, notamment chez les plus jeunes agents, souvent confrontés aux réalités les plus difficiles ? Le suivi psychologique est-il possible dès la sortie de l'école ou n'est-il réservé qu'aux policiers plus âgés, déjà accidentés ?

Debut de section - Permalien
Catherine Pinson, psychologue clinicienne, chef du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO) de la police nationale

Comme cela a été précisé, je suis chef du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO) de la police nationale. Je vais essayer de vous faire une présentation rapide pour engager des échanges.

J'aborderai trois points pour vous présenter notre travail et la problématique qui nous occupe aujourd'hui.

Je débuterai sur les risques psychologiques liés aux différents métiers de la police, cette institution comprenant en effet de nombreux métiers. À cet égard, j'aborderai plus particulièrement la question du suicide, mais tout en sachant que bien d'autres risques sont liés à l'activité policière.

En outre, je vous dirai comment notre service travaille avec les policiers dans l'accompagnement psychologique, l'organisation de notre service et ses missions. Ma collègue Amélie Puaux abordera plus particulièrement la problématique parisienne.

Enfin, nous présenterons les perspectives, les points à développer en matière de prévention et sur lesquels il conviendrait d'insister.

On lie souvent la création de notre service à la question des suicides. Mais il convient de replacer les choses d'un point de vue historique. Notre service a été créé en 1996 non pas tant en raison d'une vague de suicides, mais à la suite des attentats parisiens, dans l'objectif d'assurer une meilleure prise en charge des risques traumatiques liés à ce genre d'évènements. Les institutions professionnelles à risque ont développé des dispositifs internes de prévention, et la police a été l'une des premières à agir en ce sens.

La confrontation à la mort, qu'il s'agisse du danger de mort pour le policier lui-même ou de la mort d'autrui, ou le fait d'être témoin d'événements dramatiques est de nature à entraîner un certain nombre de perturbations au niveau psychologique. Le traumatisme psychologique est un risque auquel sont confrontés les policiers, même si tous les policiers qui vivent ces événements ne présentent pas un traumatisme.

On le sait aujourd'hui, les métiers confrontés à la mort, ou impliquant une proximité avec des victimes - policiers, gendarmes, pompiers, services d'urgence - sont des métiers à risques. Une étude réalisée sur les intervenants professionnels par Santé publique France, à la suite des attentats parisiens de 2015, révèle que les policiers sont les plus exposés et présentent le plus fort taux d'antécédents traumatiques.

L'autre risque le plus difficile à mesurer, c'est l'épuisement professionnel. Outre les personnels de sécurité, ceux qui travaillent au quotidien auprès de personnes vulnérables, au côté de la misère sociale, ont un taux élevé d'épuisement. Sont aussi concernés des personnels qui, au cours de leur carrière, souffrent d'une forme de dépression, d'épuisement professionnel, qui peut les conduire au suicide.

Le traumatisme psychologique est considéré comme un facteur de risque pour le suicide. Des personnes traumatisées ont plus de risques de passer à l'acte suicidaire. Ici, ces risques sont très fortement liés au métier. Toutefois, je serai prudente. On le sait, le suicide est quelque chose de multifactoriel : entre dix et quinze facteurs peuvent être répertoriés. Aussi, il est difficile de mesurer de façon très précise le poids de la profession. Aujourd'hui, la collusion entre la vie professionnelle et la vie privée fait des dégâts. C'est le cas de la police.

Debut de section - PermalienPhoto de François Grosdidier

Le cadre professionnel peut entraîner des perturbations familiales, devenant un facteur extra-professionnel.

Debut de section - Permalien
Catherine Pinson, psychologue clinicienne, chef du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO) de la police nationale

Tout à fait ! Notre sous-directrice vous exposera demain les grandes lignes du programme de prévention en cours. Se pose effectivement la question de retrouver un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle.

Debut de section - PermalienPhoto de François Grosdidier

L'éloignement géographique et le décalage horaire sont des éléments perturbateurs.

Debut de section - Permalien
Catherine Pinson, psychologue clinicienne, chef du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO) de la police nationale

Les rythmes de travail, le travail de nuit. Tous ces éléments ont un impact sur l'équilibre familial. Ce n'est pas la seule profession concernée ; c'est vrai pour toutes les professions dont les contraintes opérationnelles et professionnelles peuvent avoir des conséquences.

Debut de section - PermalienPhoto de François Grosdidier

Quel risque identifiez-vous ? Nombre de policiers se plaignent de la confrontation à la mort, du risque à l'épuisement. D'ailleurs, peut-on s'y préparer ? Faut-il faire quelque chose au niveau de la formation ? On sent une usure, une lassitude face à l'adversité, aux insultes, aux incompréhensions.

Debut de section - Permalien
Catherine Pinson, psychologue clinicienne, chef du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO) de la police nationale

Concernant l'épuisement, on retrouve souvent la perte de sens de son travail, le sentiment de ne pas être reconnu, mais, là encore, ce n'est pas spécifique à la population policière. On parle beaucoup de « souffrance éthique » : le professionnel a le sentiment de ne plus pouvoir bien faire son travail. Les policiers ne sont plus reconnus comme autorité. À Paris, les affaires très médiatisées ont beaucoup touché l'ensemble de la population policière.

Permettez-moi de faire un focus sur la question du suicide, qui n'est pas simple à traiter.

Il serait compliqué en matière de prévention et même un peu vain de ne considérer cette question que sous l'angle que vous avez évoqué. Quand on parle de suicide, on est déjà dans l'aboutissement d'une crise aiguë, avec un passage à l'acte. C'est quelque chose qui n'est pas complètement conscientisé par la personne, quelque chose qui lui échappe. Vouloir retrouver les causes précises d'un passage à l'acte est très compliqué, y compris pour les psychologues et les psychanalystes. La question du lien entre le travail et le suicide est de plus en plus posée, avec des enjeux juridiques importants, à savoir la cause, la responsabilité de l'employeur ou du métier. Le débat est toujours quelque peu vain. On ne connaîtra pas, comme cela peut être le cas dans une enquête judiciaire, les ressorts intimes de la personne. Les personnes qui font une tentative de suicide grave expliquent que quelque chose leur a totalement échappé.

Certes, des contextes, des facteurs peuvent se retrouver. Les facteurs de risque les plus importants sont la dépression et l'alcool. L'accès à un moyen létal pose indéniablement question chez les policiers. Les deux facteurs de risques principaux pour les policiers sont l'accès à une arme et le fait d'être exposé.

Debut de section - PermalienPhoto de François Grosdidier

D'autant que cet accès est facilité depuis les attentats dans la mesure où ils peuvent rentrer chez eux avec leur arme.

Debut de section - Permalien
Catherine Pinson, psychologue clinicienne, chef du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO) de la police nationale

En effet ! Nous avions fait un travail de prévention pour essayer de limiter l'accès à l'arme. Mais, avec le contexte des attentats, nous en sommes revenus à des mesures qui ne sont pas tout à fait souhaitables. Somme toute, il faut pouvoir concilier l'ensemble.

On parle beaucoup de facteurs de risque, mais on peut tout autant parler de facteurs de protection. En matière de prévention, il faut limiter les facteurs de risque et s'appuyer sur les facteurs de protection, voire les renforcer.

Replaçons les choses : le métier en soi est protecteur. On le sait, les chômeurs sont plus touchés par le suicide que les personnes qui travaillent. Le métier en tant qu'activité dans sa dimension sociale et sous diverses autres facettes est protecteur. Au niveau collectif, l'« esprit police » est important. L'« institution police » peut être considérée comme une institution protectrice, même si l'aspect relatif à la protection collective s'effrite beaucoup depuis quelques années.

Debut de section - PermalienPhoto de François Grosdidier

Pensez-vous que l'effritement de cet esprit maison est propre à la police ? Ou est-ce un phénomène général ?

Debut de section - Permalien
Catherine Pinson, psychologue clinicienne, chef du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO) de la police nationale

Vous avez dû l'entendre, et vous l'entendrez encore si des policiers viennent témoigner : ce vécu est très fort dans les forces de police. L'esprit maison serait beaucoup moins marqué ; on est aujourd'hui dans une société plus individualiste.

Debut de section - PermalienPhoto de François Grosdidier

Quel est le rôle de la hiérarchie ? On nous a décrit les chefs anciens modèles en meneurs d'hommes, contre des gestionnaires dans les nouvelles générations de commissaires.

Debut de section - Permalien
Catherine Pinson, psychologue clinicienne, chef du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO) de la police nationale

Je n'ai pas assez d'éléments pour pouvoir me positionner sur cette question. Les dimensions individuelles se retrouvent à tous les niveaux, y compris au niveau managérial, à l'image de notre société.

Des chercheurs du CNAM ont beaucoup travaillé sur la question du lien entre la souffrance au travail, le contexte professionnel et le suicide. Ils considèrent que tous les modes de régulation collective qui existaient dans les métiers, les corporations professionnelles et les syndicats et permettaient un soutien collectif sont aujourd'hui un peu plus défaillants. Ce n'est donc pas spécifique à la police.

Debut de section - PermalienPhoto de Brigitte Lherbier

Un policier municipal est venu me voir samedi dernier pour me demander à qui il allait pouvoir expliquer ses problèmes maintenant que je n'étais plus adjointe à la sécurité, car je connais tous les policiers municipaux individuellement.

En vous écoutant, je me demandais à qui peut se confier un policier qui, pour différentes raisons, se sent perdu.

Debut de section - Permalien
Catherine Pinson, psychologue clinicienne, chef du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO) de la police nationale

L'une des clés en matière de prévention est de faciliter l'accès à des psychologues, et ce bien en amont des situations de crise aiguë. Nous nous adressons aussi au policier qui commence à rencontrer des difficultés, à s'interroger sur son métier ou, de façon plus générale, sur l'équilibre entre sa vie professionnelle et personnelle. Mais les premiers soutiens se trouvent dans l'équipe, entre pairs. La place du responsable hiérarchique est importante et les gradés sont des contacts.

Parmi les policiers qui viennent consulter notre service - ce n'est pas exceptionnel ! -, certains vont très mal : ils sont confrontés à des problèmes personnels, familiaux, financiers, mais le travail leur permet de tenir. Le travail n'est pas forcément la source de difficulté. Le fait d'avoir accès à un psychologue ou à un médecin n'est pas très facile. Même si cela se démocratise, la personne en souffrance qui consulte un psychologue est encore un peu stigmatisée dans ces professions.

Debut de section - Permalien
Catherine Pinson, psychologue clinicienne, chef du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO) de la police nationale

Ce n'est pas la culture française de façon générale, par rapport à certaines cultures anglo-saxonnes. La question de la souffrance psychologique n'est pas quelque chose de facile à porter.

Debut de section - PermalienPhoto de François Grosdidier

La hiérarchie est-elle très sensible à cette question ? Est-elle incitée à pousser ses subordonnés à aller consulter ?

Pour ma part, après des confrontations très violentes à la mort, j'ai ordonné à des policiers rétifs, qui estimaient que je mettais en cause leur solidité et leur virilité, de consulter. J'ai vraiment dû faire un travail avec un premier adjoint colonel qui revenait d'une OPEX pour les convaincre. Cette démarche existe-t-elle dans la hiérarchie policière ? Ou n'est-elle pas encore suffisamment pratiquée ?

Debut de section - Permalien
Catherine Pinson, psychologue clinicienne, chef du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO) de la police nationale

Tout n'est pas parfait. Certaines personnes sont encore réticentes à engager ces démarches, à tous les niveaux, qu'il s'agisse des managers ou des personnels. Mais j'ai la sensation que les choses ont bien progressé en quinze ans.

Un responsable local qui nous avait sollicités à la suite d'un événement grave m'a confié qu'il aurait pu se faire taper sur les doigts il y a dix ans, mais qu'on lui demanderait aujourd'hui des comptes s'il ne le faisait pas. Une tendance forte s'est donc installée. La problématique de la prévention des risques psychosociaux et la question de la responsabilité de l'employeur n'est pas étrangère à ce mouvement. Prendre en compte ces aspects fait maintenant partie du management.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dallier

Les situations ne sont pas les mêmes à Paris intra-muros et dans le reste de la région parisienne. En Seine-Saint-Denis, où je suis élu, le niveau de délinquance donne à certains policiers, compte tenu des moyens dont ils disposent, le sentiment d'écoper la mer avec une petite cuiller... Cela contribue sans doute aussi à la souffrance éthique dont vous parliez. Observe-t-on une telle corrélation entre, par exemple, effectif de policiers, taux de délinquance et nombre de suicides ?

Debut de section - Permalien
Catherine Pinson, psychologue clinicienne, chef du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO) de la police nationale

Je n'ai pas connaissance d'enquêtes aussi précises. L'INSERM a publié une étude en 2010 sur les suicides de policiers, mais elle n'entrait pas dans ce niveau de détail.

Debut de section - Permalien
Catherine Pinson, psychologue clinicienne, chef du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO) de la police nationale

Oui.

Debut de section - PermalienPhoto de François Grosdidier

Des conclusions ont-elles été tirées de cette étude ?

Debut de section - Permalien
Catherine Pinson, psychologue clinicienne, chef du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO) de la police nationale

Ce rapport a donné lieu au plan de prévention lancé en 2015. Il se fondait sur les études environnementales diligentées après chaque suicide par le supérieur hiérarchique, qui tentent de cerner les facteurs de risques de passage à l'acte.

Debut de section - PermalienPhoto de Samia Ghali

Un suicide peut aussi s'expliquer par les relations entretenues avec la hiérarchie ou les tensions internes au groupe, bref par des facteurs humains. Dans la police municipale, il est aisé de s'adresser au maire ou à son adjoint à la sécurité, qui n'ont pas de responsabilité hiérarchique dans l'exécution quotidienne des tâches, pour désamorcer un conflit ou se plaindre d'une situation difficile. Le mode de fonctionnement plus militaire de la police nationale ne rend-il pas les choses plus difficiles de ce point de vue ?

Debut de section - Permalien
Catherine Pinson, psychologue clinicienne, chef du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO) de la police nationale

Les conflits internes au groupe pèsent naturellement d'un poids important dans la psychologie des agents. Un collectif cohésif joue un rôle protecteur, au-delà de la prévention du suicide. Lorsque les choses vont mal, le premier interlocuteur est souvent le collègue.

Un mot sur notre service. Le service de soutien psychologique opérationnel compte 82 psychologues cliniciens, tous spécialisés dans l'aide psychologique à visée psychothérapeutique, et répartis sur tout le territoire. Ce qui fait un psychologue pour 1822 agents. Ce n'est certes pas optimal, mais c'est le plus gros dispositif interne de cette nature en France. Ses missions sont de trois ordres : d'abord, l'accompagnement post-événementiel - très sollicité ces derniers temps - au moyen de débriefings collectifs ou individuels ; ensuite, l'accompagnement individuel par des consultations offertes au plus près des commissariats, à la demande de l'agent lui-même, de sa propre initiative ou orienté par un collègue de la médecine de prévention, de la médecine statutaire, des services sociaux ou l'un de ses responsables hiérarchiques ; enfin, le travail institutionnel, c'est-à-dire le conseil opéré avec les responsables hiérarchiques, voire auprès d'eux, et la participation à la réflexion institutionnelle sur ces questions.

Debut de section - Permalien
Amélie Puaux, psychologue au sein du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO)

Je fais partie de l'équipe de Paris et de la petite couronne. Les situations rencontrées varient selon les départements. Les agents sont, selon les commissariats, préoccupés par leur sentiment d'impuissance face à la surcharge d'activité ou par leur inutilité, mais l'inactivité dans certains secteurs ne crée pas moins de problèmes de mal-être, qui peuvent tout autant conduire au passage à l'acte.

Nous réalisons nos constats sur la base d'entretiens individuels, de consultations ou d'interventions dans les services de prise en charge péri-traumatiques à la suite d'événements graves comme le suicide, la tentative de suicide ou la blessure grave survenue en service.

Debut de section - PermalienPhoto de François Grosdidier

Comment procédez-vous ? Rencontrez-vous tout le service ?

Debut de section - Permalien
Amélie Puaux, psychologue au sein du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO)

Pas nécessairement. Nous nous rendons dans le service et proposons un accompagnement psychologique. Pour parler de leur intimité, il est nécessaire que les personnes soient volontaires... Le fait que la hiérarchie incite les agents à nous consulter facilite parfois la tâche. Nous rencontrons également les responsables hiérarchiques, de manière formelle ou informelle, et échangeons avec les partenaires institutionnels - médico-sociaux et syndicaux.

Debut de section - Permalien
Amélie Puaux, psychologue au sein du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO)

Cela dépend des services. Lorsque j'ai démarré, en 2006, il n'était pas simple de faire comprendre que le psychologue était là pour aider. Les choses se sont améliorées, mais il reste des réticences individuelles. La gestion d'un événement grave ou important dédramatise la présence du psychologue. Après les attentats par exemple, le recours à notre service s'est révélé plus aisé.

Le mal-être policier est exacerbé par le risque d'attentat terroriste, qui leur impose depuis 2015 une hypervigilance épuisante. Sans parler des contraintes de l'administration... Tout cela maintient les policiers dans leur bulle professionnelle, même lorsqu'ils ont quitté le travail.

Debut de section - Permalien
Amélie Puaux, psychologue au sein du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO)

Oui, il a attisé la peur des policiers pour leur famille.

Debut de section - Permalien
Amélie Puaux, psychologue au sein du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO)

Oui, il est même très fort. Certains policiers ont même déménagé à des heures de route de leur lieu de travail, voire se sont mis en disponibilité, ont changé de service ou démissionné pour mettre leur famille à l'abri du monde de la police ou répondre à ses craintes.

D'une manière générale, les policiers témoignent d'un manque de confiance et de considération, qui découle de problèmes managériaux, mais aussi d'une reconnaissance insuffisante par le système administratif des mutations, des avancements et des primes, vécu comme opaque. En matière d'encadrement, la compétence du chef n'est pas la seule variable : il souffre aussi. D'où le sentiment des services d'être pris en étau, entre les ordres et le terrain, entre les moyens donnés et les réponses qu'ils sont à même d'apporter. D'où également le sentiment d'être perdus. Nous essayons d'accompagner les responsables hiérarchiques, de leur dire qu'eux aussi sont touchés. Certains se saisissent de notre aide, pas tous ; cela dépend des personnalités.

Certains agents expriment des doutes sur leur avenir dans la police ; ceux qui y étaient entrés par vocation la perdent parfois. Nous voyons des traumatismes réels, des épuisements réels, liés aux moyens humains, à la violence qu'ils doivent gérer, qu'ils subissent, et qui grandit, au-delà même de l'effet des attentats, car le terrain est plus violent qu'avant. Simultanément, la fonction protectrice du groupe diminue du fait des transformations de la police comme organisation et des individus : lorsque les choses vont mal sur le plan personnel, un suicide devient possible.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean Sol

Avez-vous constaté une corrélation entre le mal-être au travail et l'éloignement des policiers de leur lieu de résidence ? L'âge joue-t-il un rôle ?

Êtes-vous associés à la politique de recrutement ? Votre travail peut aider à définir des profils. Participez-vous à la formation initiale ou continue des agents ?

Quels moyens avez-vous pour minimiser le mal-être des policiers ?

Debut de section - PermalienPhoto de Isabelle Raimond-Pavero

Le travail est un facteur de soutien important, avez-vous dit. Or les rythmes et les contraintes sont lourds. Les moyens de suivi sont-ils suffisants pour aider les agents lorsqu'ils en ont besoin, au moment où il est urgent d'agir ? Comment améliorer l'accompagnement personnalisé ?

Debut de section - Permalien
Amélie Puaux, psychologue au sein du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO)

Outre les psychologues de soutien et de l'aide aux victimes dont nous faisons partie, il existe des psychologues de formation, qui interviennent lors de la formation initiale et continue, en interne, des agents de la police nationale. Le SSPO ne fait pas d'évaluation des agents, mais il est associé aux réflexions relatives au recrutement et à la formation. Il semble que le recrutement massif, au champ plus ouvert, et les scolarités accélérées décidés récemment rendent nécessaire un accompagnement renforcé.

Debut de section - Permalien
Catherine Pinson, psychologue clinicienne, chef du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO) de la police nationale

Le risque psychologique que fait courir la distance domicile-travail est difficile à mesurer. Il n'y a pas, à ma connaissance, d'études sur cette question. De plus, comme nous le disions, depuis l'attentat de Magnanville, la prise de distance peut être vécue comme une mise à l'abri de sa famille. On peut supposer néanmoins que, au-delà d'une certaine distance, l'équilibre familial se complique. Le célibat géographique est un problème observé dans de nombreuses professions.

Debut de section - Permalien
Amélie Puaux, psychologue au sein du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO)

Les gardiens de la paix sont recrutés par un concours national et par un concours déconcentré à Paris. Le premier conduit à un contrat de fidélisation de cinq ans, le second de huit ans, contre deux lorsque j'ai démarré ma carrière. Avoir l'assurance de rester au moins huit ans dans la même région est une prise de risque moindre, car les familles pourront toujours suivre les mutations dans un périmètre ainsi limité. D'autres font leur choix en fonction de leur rythme de travail : certains de ceux qui suivent un cycle 3/3, par exemple, utilisent leurs trois jours de repos pour rentrer en province.

Debut de section - Permalien
Catherine Pinson, psychologue clinicienne, chef du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO) de la police nationale

Le taux d'un psychologue pour 1 800 agents peut paraître faible, mais il reste deux fois plus élevé que dans la gendarmerie, où j'ai travaillé de nombreuses années. Au-delà des moyens, une partie de la solution se trouve du côté du personnel lui-même. Lorsque le travail est la seule chose sur laquelle on peut s'appuyer, que l'on redoute d'y ternir son image, faire appel à un interlocuteur interne à son employeur est une démarche difficile à entreprendre.

Debut de section - PermalienPhoto de Brigitte Lherbier

Les agents se déplacent-ils dans votre service ? Les personnes qui s'adressent à leur supérieur hiérarchique sont connues de lui et veulent être reconnues. La comparaison de la police et de l'armée trouve ici sa limite : la vie de caserne facilite la connaissance de ses collègues, de leurs familles. Dans la police au contraire, les gens vont et viennent et ne font que se croiser. Un gendarme m'a dit récemment que ses collègues CRS, contrairement à eux, étaient rarement briefés sur ce qui était attendu d'eux lorsqu'ils travaillaient avec des détenus !

Debut de section - Permalien
Amélie Puaux, psychologue au sein du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO)

Nous disposons de lieux de consultation individuelle où les agents peuvent se rendre, pour des raisons de confidentialité, car consulter un psychologue est encore stigmatisant. Les métiers de la police et de l'armée sont tous des métiers de la sécurité, mais ce sont en effet des mondes et des cultures très différents.

Debut de section - PermalienPhoto de Henri Leroy

Au Sénat, nous nous sommes émus de la vague de suicides dans la police en 2017. Nous avions même posé une question d'actualité au Gouvernement sur ce sujet : le ministre avait alors répondu que le nombre de psychologues et de psychanalystes allait augmenter. Rappelez-vous, avant les années quatre-vingt, il n'y avait pas de psychologues dans la police. C'est l'affaire Lamare, le tueur de l'Oise, qui a mis en évidence le fait que l'aide psychologique était indispensable. Les psychologues et les psychanalystes ont alors remplacé les officiers d'entretien et leur nombre a été multiplié.

Mais les enjeux de sécurité intérieure et de terrorisme ont rendu la configuration totalement nouvelle. Nous avons entendu des représentants syndicaux et les auteurs des livres Paroles de flics et Colère de flic. Tous nous ont dit qu'il n'y a plus de chef - ou qu'il y en a trop, ce qui revient au même -, que les missions sont si diffuses qu'elles ne sont plus identifiables, que les moyens sont insuffisants, bref que les policiers ne savent plus où ils vont. Cet appel au secours, à ma connaissance, est inédit au sein des forces de sécurité ! Les policiers ont la sensation de travailler sans résultat : il en est ainsi du directeur d'enquête qui travaille quarante-huit heures sans dormir sur un flagrant délit pour que l'inculpé soit relâché ensuite par le juge... Indiscutablement, la souffrance éthique existe. Mais à présent que la psychologie est entrée dans le système depuis longtemps, et que le Gouvernement entend multiplier les postes, quelles orientations prescrivez-vous pour rééquilibrer le moral des services ?

Debut de section - PermalienPhoto de Jordi Ginesta

Il y a beaucoup de suicides aussi parmi les agriculteurs et les chômeurs. Il faudrait identifier la cause des suicides policiers. Le psychologue ne peut que traiter les symptômes. Quelle est la spécificité des policiers ? Regardons pour le comprendre ce qui se passe ailleurs. Aux États-Unis, on vous fait mettre les mains sur le capot de votre voiture pour examiner vos papiers ; en Espagne, quand un policier vous marche sur le pied, c'est vous qui lui demandez pardon ; en France, on peut brûler quatre policiers sans susciter de réactions. Il y a une distorsion très forte entre la fonction et son exercice. Les policiers et les gendarmes ne cessent de se défendre - lorsqu'ils réagissent seulement ! Or l'autorité valorise, elle donne de l'assurance. Et elle dépend moins des psychologues que du législateur.

Debut de section - Permalien
Catherine Pinson, psychologue clinicienne, chef du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO) de la police nationale

La perte d'autorité pousse en effet les policiers à se mettre en danger : l'usage des armes est devenu si risqué qu'ils font tout pour ne pas l'utiliser, ce qui peut les mettre eux-mêmes en danger, ainsi que d'autres personnes. Cela exigerait certainement une réflexion de fond.

Nous avons jusqu'à présent évoqué ce que l'on pourrait appeler la prévention tertiaire, ayant trait aux symptômes, et moins la prévention primaire. La prévention primaire, liée à l'institution policière et au métier lui-même, exige aussi une réflexion, à laquelle nous pourrons être associés, mais qui mobilise davantage les psychologues du travail.

La prévention de la souffrance éthique passe prioritairement par le collectif. Le sentiment de n'être pas soutenu en interne est en effet fréquent. Or le premier soutien, c'est le chef, c'est de lui que doit venir la première reconnaissance. La culture militaire y participe.

Debut de section - Permalien
Amélie Puaux, psychologue au sein du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO)

Il faut que les policiers retrouvent un sentiment de sécurité psychologique et physique qu'ils n'éprouvent plus, surtout depuis les attentats et la médiatisation de certaines affaires, qui leur donnent l'impression d'être condamnés avant même que la justice ne se soit prononcée. Bref, il faut que la maison redevienne protectrice.

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Boutant

Mes chers collègues, notre commission d'enquête poursuit ses travaux avec l'audition de M. Laurent-Franck Liénard, avocat à la Cour d'Appel de Paris, spécialisé dans la défense des membres des forces de l'ordre et des victimes d'infractions.

Maître, la commission d'enquête a décidé de vous entendre afin que vous puissiez apporter votre éclairage sur les raisons du mal-être actuel des forces de sécurité intérieure. Parmi les causes fréquemment alléguées de ce mal-être figurent en effet des aspects dont vous avez régulièrement à connaître, tels que les relations tendues entre police et population, ou encore le sentiment chez les agents que l'usage de la force même légitime les expose à des difficultés jugées anormales compte-tenu des missions qui leur sont confiées. La question de l'utilisation des armes létales revêt naturellement une importance particulière dans ce domaine, et se trouve liée à celle de la formation à cette utilisation, dont vous avez regretté à plusieurs reprises l'insuffisance. Nous vous laisserons d'abord aborder brièvement ces questions puis je donnerai la parole aux membres de la commission d'enquête.

Cette audition est ouverte à la presse. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié. Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure. ».

Debut de section - PermalienPhoto de François Grosdidier

Observez-vous une augmentation des mises en cause des agents des forces de l'ordre dans l'exercice de leurs missions ? Ces accusations vous semblent-elles systématiques ou refléter une dégradation du comportement de ces agents, qui serait liée à une diversité de facteurs, comme la violence grandissante des contextes d'intervention ou l'absence d'ordres clairs ? Ainsi, à Calais, les policiers ont l'ordre de ne pas laisser les migrants se réinstaller, sans d'autre précision quant aux moyens requis. Certains jeunes agents déplorent également le fait d'être employés dans des opérations de maintien de l'ordre, sans la formation nécessaire ni l'encadrement suffisant. Percevez-vous le déclin grandissant de « l'esprit de famille » au sein de la police, nourrissant le sentiment parmi les subordonnés, une fois dans la difficulté, de ne pas être soutenus par leur hiérarchie ?

Ensuite, l'alignement des peines encourues pour outrage à agents, qui ont été alignées sur celles en vigueur pour les magistrats, vous semble-t-il une bonne démarche ? Malgré le souhait du législateur, l'injure et la rébellion ne sont que faiblement sanctionnés, faute, d'après certains témoignages que nous avons recueillis, du souhait de la hiérarchie d'entamer des procédures.

Que pensez-vous également de la généralisation des caméras-piétons à l'ensemble des agents de terrain?

Enfin, quel bilan tirez-vous de l'évolution du régime de la légitime défense des policiers apportée par la loi du 28 février 2017 relative à la sécurité publique ?

Debut de section - Permalien
Laurent-Franck Liénard

Je vous remercie de consacrer votre temps à ces hommes et à ces femmes, qui exposent leur vie pour protéger les nôtres. Cette démarche les conforte, tant ils ont l'impression d'être bien souvent laissés à eux-mêmes. Je ne témoignerai qu'à l'aune de ma propre expérience au sein de mon cabinet.

Depuis 25 ans, j'ai pu constater que la remise en cause stratégique de l'action policière était systématique et relayée par des associations qui tentent désormais de tuer l'État et de remettre en cause l'exercice de la force par ses représentants. Un policier n'exerce pas la violence, mais ses fonctions de représentant de l'État. Certes, certains policiers peuvent être des délinquants, mais ceux-ci ne représentent qu'une infime partie des forces de l'ordre. Les gendarmes, qui ont interpellé Adama Traoré, ont été immédiatement mutés, officiellement pour des raisons de sécurité, mais surtout suite au déchaînement médiatique dont ils ont été les victimes. Nulle autorité publique, au plus haut niveau de l'État, n'intervient plus pour soutenir les forces de l'ordre, en rappelant que la force doit demeurer à la loi.

Les policiers ont aujourd'hui perdu leur motivation professionnelle. Leur traitement ne prend nullement en compte leur prise de risque, ne serait-ce qu'au gré d'interpellations légères, sans parler des interpellations violentes. L'atmosphère devient kafkaïenne et nombre de policiers, soucieux de préserver leur vie ou d'éviter les procédures, demandent leur mutation dans des services non exposés et ne souhaitent plus participer au maintien de l'ordre sur le terrain. Ceux que je reçois et qui sont entrés dans la police, avec une vraie motivation, ne souhaitent plus se mettre en danger. L'impunité du délinquant est réelle - les vols à mains armées n'étant, le plus souvent, réprimés qu'avec deux ans de prison avec sursis- et la réponse pénale est devenue une farce, faute de délivrer de réelles sanctions. Les policiers, en dehors des homicides et des viols qui sont généralement punis de peines conséquentes, ont désormais l'impression de travailler pour rien. Toute question à un prévenu ne peut être posée qu'au terme d'une quinzaine de procédures. Nous sommes arrivés à la limite du système et ne parvenons plus à assurer la sécurité.

Lorsqu'un gendarme comparait en correctionnelle, il est assisté d'un officier supérieur en tenue qui représente son arme, tandis que le policier demeure seul, à l'exception peut-être d'un officier de l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) qui veille à ce qu'il soit condamné. Cette absence de soutien de la hiérarchie s'explique par la logique de castes qui prévaut dans la police ; les officiers étant pris entre les commissaires qui dirigent et les policiers qui font le travail au quotidien. Restaurer l'esprit de la police impliquerait ainsi d'abandonner certains privilèges.

À cet égard, la création d'une académie de police, avec six mois de formation commune à l'ensemble des personnels, permettrait de mettre fin à un tel esprit et de réaffirmer la cohésion des corps, nécessaire pour faire front face à la délinquance.

En outre, je suis favorable aux caméras, afin d'éviter les vidéos et de garantir des images policières. Ces caméras permettront également de contrôler la véracité des témoignages et les agissements des personnes face aux policiers et d'améliorer la déontologie, en prévenant les débordements de certains agents, rendus possibles par le défaut d'encadrement.

Le policier, qui se défend, ne veux jamais la violence, mais doit réagir avec les moyens dont il dispose face une situation violente. Les gens sous l'uniforme aujourd'hui sont faibles physiquement, techniquement et légalement. La formation continue des policiers devrait être plus importante et contribuer à façonner la perception de la police par la population.

Debut de section - PermalienPhoto de François Grosdidier

La formation continue vous paraît être plus discutable encore que la formation initiale des policiers ?

Debut de section - Permalien
Laurent-Franck Liénard

Je pense que leur formation continue est plus hasardeuse que leur formation initiale. Cependant, la formation est aussi une question de motivation personnelle. Il y a une forme de cercle vicieux qui s'amorce avec le souhait de ne pas intervenir et ainsi de ne pas s'y préparer, compte tenu des risques encourus et de l'impunité judiciaire.

Outre la création d'une académie de police, la restauration de l'effectivité de la sanction, impliquant une condamnation sévère et infamante, raviverait la motivation des policiers. Il est donc nécessaire de redéfinir le système pénal, lequel, faute de réforme, est voué à sa perte.

Debut de section - PermalienPhoto de Samia Ghali

Je suis d'accord avec vous sur l'usage des caméras, qui permettraient de remédier aux vidéos des smartphones et protégeraient à la fois les policiers et les citoyens. Vous avez évoqué la différence de perception entre les gendarmes et les policiers. Je prendrai un exemple dans ma circonscription où des gendarmes ont été déployés dans des zones de sécurité prioritaire (ZSP). Ceux-ci ont été considérés par la population comme plus respectueux et investis d'une réelle autorité dont elle estimait dépourvue les compagnies républicaines de sécurité (CRS). Comment expliquez-vous une telle différence de notoriété au sein de la population entre la police et la gendarmerie ?

Debut de section - PermalienPhoto de Alain Marc

Je souscris à votre idée d'une formation commune à l'ensemble des grades de la police. Dans les départements ruraux, nous constatons la relation de proximité que les officiers de gendarmerie entretiennent avec leurs hommes. Si l'on compare les brigades de gendarmerie aux commissariats, la différence est frappante. Cette implantation géographique, avec des petites unités et l'investissement humain des officiers supérieurs, dans les relations avec leurs subordonnés, n'illustrent-ils pas, en contrepoint, les problèmes que connaît, sur ce plan, la police ?

Debut de section - Permalien
Laurent-Franck Liénard

En gendarmerie, on trouve une adhésion à l'institution, qui n'hésite pas à faire bloc en cas de problème. Au lendemain de la mort de Denis Fraisse au barrage de Sivens, M. Denis Favier, directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN), est venu sous les feux médiatiques défendre ses hommes. Avez-vous jamais vu son homologue de la police nationale faire de même ? Le directeur général de la police nationale (DGPN) pense d'abord à sa carrière et non à ses hommes. Il est essentiel de changer de prisme et de contraindre l'administration policière à devenir une famille. Ainsi, le commissaire ne devrait pas être un chef d'entreprise, comme on le lui inculque à l'école nationale supérieure de la police, mais un chef de famille ! Mais la police veut-elle se réformer de l'intérieur ?

Debut de section - PermalienPhoto de Brigitte Lherbier

Universitaire pendant trente-cinq ans, j'ai dirigé l'institut d'études judiciaires qui préparait notamment au concours de commissaire de police. Je souscris totalement à vos propos : la formation met actuellement l'accent sur les sciences sociales et humaines, ainsi que sur la criminologie, et non sur le sport, pourtant capital lorsqu'on est sur le terrain ! Les candidates, qui préparent le concours d'avocat pénaliste, ont certes une soif de justice, mais elles ne sont pas préparées psychologiquement à s'insérer dans l'univers carcéral et à être confrontées à la délinquance. Lorsque nos anciens étudiants se retrouvent sur le terrain, ils sont démunis des repères nécessaires. À l'inverse, en gendarmerie, les officiers bénéficient d'une formation progressive qui les conduit aux postes de direction.

Debut de section - Permalien
Laurent-Franck Liénard

La perspective de devenir commissaire à 23 ans, sans expérience préalable dans la police, suscite une certaine incompréhension dans les autres pays.

Debut de section - PermalienPhoto de Brigitte Lherbier

Les revirements de carrière, notamment des anciennes étudiantes, sont fréquents, du fait de la difficulté de l'environnement professionnel dans lequel elles sont plongées, à la suite de leurs études, sans y avoir été préparées !

Debut de section - PermalienPhoto de Dominique de Legge

Quelles sont les associations qui financent les avocats dans la perspective d'engager des procès contre les forces de l'ordre ? Quel bilan tirez-vous de la réforme de 2008 en vertu de laquelle la gendarmerie a été placée sous l'autorité du ministre de l'intérieur ?

Debut de section - Permalien
Laurent-Franck Liénard

Je n'ai pas de connaissance précise des réseaux de financement des avocats qui interviennent, pourtant de manière récurrente, sur cette question. Chaque affaire suscite la mobilisation d'associations ou de collectifs, comme « Urgence- notre-police-assassine ! », sans compter les regroupements ponctuels, comme celui créé par la soeur d'Adama Traoré, qui interviennent à l'encontre de la police et dénoncent son usage légitime de la force.

La réforme de 2008 n'a pas modifié l'esprit de la gendarmerie, dont les membres ont gardé le statut et la formation militaires. Le placement sous l'égide du ministre de l'intérieur de la gendarmerie est en cohérence avec son travail désormais de sécurité intérieure. À l'inverse, la formation militaire manque cruellement à nos policiers qui ne bénéficient plus du service militaire pour acquérir une première formation. C'est pourquoi, une académie de police commune, impliquant la formation d'un esprit de groupe dans des activités éprouvantes pour l'ensemble des cadres, pourrait pallier ce manque.

Debut de section - PermalienPhoto de Henri Leroy

Vous êtes un avocat reconnu dans la police ou la gendarmerie. La réforme de 2008 a été très bien gérée par mon camarade de promotion, M. Denis Favier, qui a su assurer la pérennisation du statut militaire. Cette démarche a permis de renforcer l'âme des gendarmes.

Debut de section - Permalien
Laurent-Franck Liénard

Depuis 25 ans, les policiers que je reçois m'avouent être très maltraités par l'institution judiciaire.

Debut de section - PermalienPhoto de François Grosdidier

La garde à vue des personnes issues des forces de l'ordre pourrait-elle être modifiée, de manière moins pénible, tout assurant la recherche de la vérité ?

Debut de section - Permalien
Laurent-Franck Liénard

Aujourd'hui, la garde-à-vue a évolué et n'est plus systématique pour l'inspection générale de la police nationale (IGPN), fût-ce même pour des affaires d'ouverture du feu où prime désormais l'organisation d'auditions libres. En revanche, l'inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) a tendance à mettre en garde à vue de manière systématique les gendarmes, qui doivent alors dormir en cellule. Je ne suis pas favorable au placement en garde à vue des gendarmes.

Debut de section - PermalienPhoto de Henri Leroy

En principe, ces gendarmes sont aux arrêts de rigueur et doivent, par conséquent, demeurer en cellule.

Debut de section - Permalien
Laurent-Franck Liénard

Ils font plutôt, dans ce cas, l'objet d'une mesure d'administration judiciaire.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean Sol

Comment, selon vous, modifier la réponse pénale pour améliorer la motivation des policiers ?

Debut de section - Permalien
Laurent-Franck Liénard

Le travail de police est au service de la chaîne pénale. Aujourd'hui, l'infraction pénale n'est pas réprimée : tout délinquant primaire est frappé d'une peine en sursis. Or, la systématisation du sursis est de nature à dénaturer la peine qui n'est plus pénible ni certaine. En outre, les délais de traitement, qui peuvent aller jusqu'à douze ans après les faits, frappent de caducité la peine en elle-même. L'ensemble du processus pénal s'avère tragiquement risible. Je ne compte plus le nombre de gens qui sont déférés au tribunal avec plus d'une vingtaine de mentions sur leur casier judiciaire. Les travaux d'intérêt général sont aussi illogiques dans leur approche : la signature de l'éducateur est accordée dès le premier jour de présence, au motif irréaliste de la nécessaire volonté de la personne condamnée à effectuer ces travaux. Peine perdue ! Aucun moyen de contrainte et d'efficience pénale ne s'exerce sur le délinquant qui est désormais le surprotégé de la société française.

Debut de section - PermalienPhoto de Isabelle Raimond-Pavero

La délinquance a changé en France depuis l'ordonnance du 2 février 1945 relative à l'enfance délinquante qu'il conviendrait de modifier !

Debut de section - Permalien
Laurent-Franck Liénard

Je vois des mineurs délinquants aux assises qui peuvent parfois être accusés d'homicide sur les représentants de l'ordre et auxquels on demande un projet éducatif sérieux ! La planète justice est devenue insensée ; le problème n'est pas que de moyens, mais aussi de prisme idéologique et de volonté. L'autorité du juge aux États-Unis contraste fortement avec celle de son homologue français ! Sans être réactionnaire, je pense cependant qu'il faut réagir.

Debut de section - PermalienPhoto de Gilbert-Luc Devinaz

Je nuancerai vos propos en faveur du service militaire. En 1986, une étude, conduite par mon groupe de l'institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN), a démontré qu'un appelé, débutant son service national avec un esprit de défense, le perdait nécessairement à l'issue de son incorporation de douze mois ; l'armée, qui se professionnalisait, ayant d'autres priorités que d'assurer sa formation militaire.

Je reviendrai sur les propos de ma collègue des Bouches-du-Rhône. La différence du rapport de la gendarmerie et de la police avec la population s'explique notamment par la différence de respect et de présentation, lors des opérations de contrôle.

En outre, j'ai visité l'école de Saint-Cyr-au-Mont-d'Or qui se trouve sur ma circonscription et je vous accorde que la formation, qui y est dispensée, ne suscite aucun esprit de corps au sein de la police. Comment peut-on former des personnes, avec des niveaux différents et destinées à des fonctions différentes, de manière à assurer un esprit de solidarité une fois en poste au sein des commissariats ? Comme élu, j'ai travaillé avec des officiers de gendarmerie issus du rang. Les opportunités de promotion interne, qui renforcent les liens entre les différents niveaux de commandement, ne me semblent guère exister dans la Police nationale.

Debut de section - Permalien
Laurent-Franck Liénard

Il m'est arrivé d'accompagner des policiers en service et de leur dire qu'ils portaient le déshonneur sur la police nationale, car ils ne respectaient pas leur code de déontologie, rudoyaient et tutoyaient leurs interlocuteurs. La police doit demeurer au service de tous les citoyens, mais malheureusement les modalités de l'intervention de certains de ses membres peuvent être attentatoires à ce principe même.

Debut de section - PermalienPhoto de François Grosdidier

Les policiers municipaux sont-ils bien formés, ne serait-ce qu'au vouvoiement ?

Debut de section - Permalien
Laurent-Franck Liénard

Il faut un encadrement compétent et motivé, au plus près des hommes. L'officier, qui devrait l'assurer sur le terrain, est devenu l'esclave de la logique comptable, dont l'effet est dévastateur. Plus la situation est difficile, plus elle est gérée par des jeunes. Dans certains quartiers, les policiers qui n'ont que deux ans d'expérience, sont déjà considérés comme aguerris !

Debut de section - PermalienPhoto de Jordi Ginesta

Qui contrôle, en théorie, le temps de travail des magistrats dans les tribunaux ?

Debut de section - Permalien
Laurent-Franck Liénard

On ne peut distinguer entre les magistrats qui travaillent, souvent trop d'ailleurs, et ceux qui ne font rien. Je plaide trop souvent devant des magistrats n'ayant aucune connaissance de leurs dossiers. La justice est totalement déshumanisée et tend à broyer les policiers qui sont devant elles. D'ailleurs, désarmer et placer un policier sous contrôle judiciaire provoque des tragédies personnelles.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Les citoyens, selon qu'ils se trouvent en milieu rural ou urbain, sont manifestement face à deux forces différentes pour assurer leur sécurité. La réforme de 2008, qui visait initialement à élaborer un système parfait entre police et gendarmerie, n'a-t-elle finalement induit qu'un déséquilibre ? Il semble que la gendarmerie parvienne à assumer, mieux que la police, sa mission de sécurité. En définitive, ces deux forces sont-elles confrontées aux mêmes difficultés ou l'une prédomine-t-elle manifestement sur l'autre ?

Debut de section - Permalien
Laurent-Franck Liénard

Les facteurs d'efficacité de ces deux forces sont distincts. Mon propos se plaçait sur le terrain institutionnel : l'institution police est écartelée entre ses différents corps.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Certes, mais les policiers peuvent se syndiquer !

Debut de section - PermalienPhoto de François Grosdidier

Les syndicats n'ont pas su traduire le malaise des policiers.

Debut de section - Permalien
Laurent-Franck Liénard

L'égalité du citoyen face à la réponse policière, selon qu'il se trouve en zone gendarmerie ou police, n'est pas respectée. La police intervient plus rapidement que la gendarmerie du fait des différences d'extension géographique des zones et des moyens déployés.

Mon propos n'était pas de dire qu'une force marche mieux que l'autre. Néanmoins, la gendarmerie est une vraie institution, tandis que l'esprit de famille a disparu de la police, ce qu'illustre, du reste, la différence des taux de suicide entre les policiers et les gendarmes.

Enfin, le nouvel article L. 435-1 du code de la sécurité intérieure, qui précise le nouveau régime d'usage des armes conjoint aux policiers et aux gendarmes, est une bombe à retardement. En effet, cette disposition législative réduit drastiquement la capacité des gendarmes et des policiers à utiliser leurs armes. Les deux critères d'absolue nécessité et de stricte proportionnalité ne sont pas, pour le moment, définis par le droit et la jurisprudence devrait mettre dix ans à pallier cette absence !

Debut de section - PermalienPhoto de François Grosdidier

Le président de la chambre criminelle de la Cour de cassation est plus optimiste que vous sur ce point.

Debut de section - Permalien
Laurent-Franck Liénard

Je reste, pour ma part, extrêmement pessimiste, puisque ce vide juridique laisse le juge seul décideur en la matière.

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Boutant

Maître, je vous remercie de votre intervention et de vos réponses à nos questions.

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Boutant

Mes chers collègues, nous allons à présent entendre M. Alain Bauer, qui est notamment ancien président du Conseil national des activités privées de sécurité et professeur de Criminologie au Conservatoire National des Arts et Métiers depuis 2009. Il enseigne également à New York et à Shanghai.

M. Bauer, votre longue expérience dans le domaine de la criminologie et de la sécurité vous permet d'abord sans doute de nous livrer une appréciation globale sur l'état des forces de sécurité intérieure dans notre pays : pensez-vous que l'on doive véritablement parler d'une crise globale, qui se traduirait notamment par une souffrance psychologique anormale au sein de la police ou de la gendarmerie, ou bien y-a-t-il seulement un ensemble de problèmes et de difficultés ponctuels qui doivent être traités ?

Par ailleurs, vous pourriez sans doute nous éclairer un aspect plus précis. En tant qu'ancien président du conseil d'orientation de l'Observatoire national de la délinquance, vous avez réfléchi à la question des statistiques de la délinquance, des faits constatés par les forces de sécurité, police et gendarmerie nationale, ainsi que des objectifs quantitatifs et qualitatifs qui sont fixées à celles-ci par leur hiérarchie et, au-delà, par le politique. Dans ce contexte, quelle est votre analyse sur ce que l'on appelle la « politique du chiffre », qui est toujours dénoncée actuellement, par ses excès supposés, comme l'une des causes profondes du mal-être policier ? Quelles seraient les mesures à prendre dans ce domaine pour améliorer la situation tout en maintenant l'exigence de « redevabilité » du service public de la sécurité ?

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié. Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure. ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Alain Bauer prête serment.

Je passe à présent la parole au rapporteur.

Debut de section - PermalienPhoto de François Grosdidier

Notre objectif est d'identifier les causes multifactorielles du malaise des policiers et gendarmes et d'aboutir à des préconisations concrètes.

L'on observe des divorces multiples, qui sont mal vécus par les policiers : entre les policiers et leur hiérarchie ; entre les policiers et les politiques, les premiers ne se sentant pas aussi soutenus par leurs ministres successifs qu'ils l'auraient souhaité ; entre la police et la justice, avec une défiance réciproque, les policiers ayant le sentiment de prendre des risques inutiles en l'absence de réponse pénale et passant environ un tiers de leur temps seulement en opération, les deux autres tiers étant consacrés à des tâches administratives ; enfin, entre les policiers et une fraction minoritaire de la population, plus large cependant que les seuls délinquants.

Ces divorces sont mis en exergue alors même que l'on n'a jamais autant parlé de « coproduction de sécurité ». Les policiers eux-mêmes, d'abord réticents face à la montée en puissance de la sécurité privée et des polices municipales, en sont aujourd'hui demandeurs, pour se décharger des tâches indues. Vos analyses confirment-elles le sentiment que nous avons et quelles préconisations en retirez-vous ?

Debut de section - Permalien
Alain Bauer

Les policiers et les gendarmes - dans une proportion pour l'instant moindre - connaissent au moins trois crises.

La première est une crise d'identité. Ils sont nés dans l'idée, en partie inexacte, qu'ils étaient un élément constitutif de la création de la République, qu'ils étaient respectés par nature et que leurs instructions étaient mécaniquement suivies. Sous l'effet des téléfilms américains, les policiers ont aussi eu le sentiment qu'il y aurait un respect inné de leur fonction. Or tout ceci ne se vérifie plus : les outrages, les insultes, les refus d'obtempérer qui conduisent parfois à des accidents, les agressions le montrent. Ce qui leur avait été présenté comme la nature de la fonction ne correspond plus à la réalité, y compris dans les yeux de leur entourage, de leurs enfants.

La seconde est une crise d'utilité. Les forces de sécurité se considéraient comme un outil de présence, de visibilité, de proximité, de maintien de l'ordre, d'intervention, de renseignement, mais leur capacité, leur compétence et leurs qualités sont contestées pour chacune de ces fonctions. L'absence totale de méthodologie, de mode d'emploi et de réflexion sur la nature de la fonction policière suscite aujourd'hui de profondes critiques. Le renseignement policier a été mis en cause après les événements terroristes de 2015. Le maintien de l'ordre connaît des difficultés de réorganisation considérables qui n'ont pas été réglées depuis l'affaire « Malik Oussekine », les émeutes de 2005, les « Black Blocks », les ZAD, etc. On se lamente à chaque fois du manque de retour d'expérience et de l'absence de prise en compte des propositions des opérateurs de terrain par une organisation très centralisatrice, ce qui a un effet désastreux sur la pratique de terrain.

Debut de section - PermalienPhoto de François Grosdidier

Que pensez-vous de la police de sécurité du quotidien (PSQ) ?

Debut de section - Permalien
Alain Bauer

La méthode clinique que j'emploie habituellement - diagnostic, pronostic, thérapeutique - n'est pas applicable pour l'instant à la PSQ : il n'est pas encore possible d'établir un diagnostic. J'ai relevé une phrase dans le discours de M. Gérard Collomb : le ministre a annoncé que l'on ne ferait dorénavant plus de « prêt-à-porter », mais du « sur-mesure ». Cela fait vingt ans environ que les opérateurs, qui considèrent que la pratique de la police doit être décentralisée, et non seulement déconcentrée, attendaient qu'un ministre de l'intérieur aille jusqu'au bout de cette logique. M. Collomb, de manière surprenante, a en outre employé le mot de « révolution », ce qui est de bon augure. Cependant, le diable est dans les détails et dans la réalisation pratique : la police de proximité de M. Lionel Jospin était sur le papier très bonne, mais elle a profondément pâti de la précipitation et de la confusion qui ont entouré sa mise en place.

L'idée de la PSQ ne pose aucun problème en tant que telle. Il faut en effet réviser profondément l'organigramme policier et régler le divorce interne entre les policiers et la haute fonction policière, qui est essentiellement préfectorale.

J'en reviens à la troisième crise, qui est celle de l'efficacité. Ce qui est en cause ici, c'est la relation avec la partie pénale et judiciaire. Les policiers ont le sentiment de passer leur temps à interpeller des personnes qui sont libérées avant même la fin de la procédure, et de faire l'objet de moqueries et d'humiliations en raison de l'absence de chaîne pénale cohérente.

Tous ces éléments sont réels, mais la situation qui en résulte n'est pas complètement inédite dans l'histoire de la police, qui a notamment subi une trentaine de réformes au cours des trente dernières années et connu des crises multiples, dont l'une des plus importantes s'est produite sous M. Georges Clemenceau et s'est traduite par une réorganisation territoriale, une réforme de la formation, une modernisation des équipements, la création des brigades dites « du Tigre », etc.

Le vrai problème réside dans la modification très importante des modalités de confrontation de terrain. Auparavant, les policiers ou les gendarmes étaient la cible de violences lorsqu'ils intervenaient de manière impromptue, au milieu d'une situation où leur présence était perturbatrice : il y avait alors confrontation parce que deux « bandes » - aux yeux des délinquants, les forces de l'ordre constituaient elles aussi une bande - essayaient de contrôler le même territoire. Il s'agissait alors d'une réaction face à une surprise. Depuis une vingtaine d'années, il y a une augmentation de plus en plus importante des guet-apens, qui concerne plus largement les personnels en tenue (postiers, pompiers, agents ERDF, personnels de santé, etc.) : c'est un problème de contrôle de l'espace territorial, dans lequel toute intrusion d'agents - quelle que soit la mission dont ils sont chargés - n'est pas supportée. La problématique n'est plus policière, mais concerne l'ensemble des services publics. La donne est nouvelle : l'on est mis en cause dans sa propre identité, alors même que l'on n'est pas générateur d'un élément qui justifiait jusqu'à présent la confrontation due à la surprise.

Le deuxième phénomène nouveau est celui de l'assassinat du policier et de sa femme, sous les yeux de leur enfant, à leur domicile de Magnanville. Cet épisode conduit à penser que les policiers sont passés du statut d'un intervenant éventuellement violenté à celui d'une cible directe dans un espace non professionnel. Il n'existe donc plus de lieu sûr, de sanctuaire ; le risque est permanent, même dans la vie courante. Ce traumatisme est mille fois plus important que tous les facteurs déjà évoqués, c'est un élément de perturbation maximale. Il a tout bouleversé, y compris l'organisation traditionnelle de la représentation et de la défense des intérêts des policiers - la commission d'enquête d'ailleurs en a tenu compte, puisqu'elle a reçu récemment une organisation non syndicale représentative du mouvement de colère des policiers, ce qui constitue une première me semble-t-il.

Enfin, il y a une forte demande de la police, exprimée par les syndicats de policiers eux-mêmes auprès du Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS), en faveur d'une nouvelle répartition des tâches. Je précise que le CNAPS en a fixé les lignes rouges : pas de milice privée sur la voie publique, pas de transfert de garde des détenus par des opérateurs privés, pas de privatisation de l'espace public. Paradoxalement, le CNAPS et les syndicats de policiers sont d'accord sur l'existence de lignes rouges, plus que ne l'est l'administration du ministère de l'intérieur, quel que soit le ministre : la place Beauvau est favorable à une sous-traitance généralisée au secteur privé. Dans les faits, il n'y a pas de coproduction de sécurité, puisque l'État décide par exemple unilatéralement de se retirer des contrôles et palpations à l'entrée des aéroports, des ports maritimes, des stades, de la protection des transporteurs de fonds... Il y a seulement un dialogue, une amélioration de la régulation, un progrès dans le contrôle, mais pas encore de coproduction au sens où le secteur privé lui-même la souhaiterait.

En conclusion, non, la situation de crise à l'intérieur de la police n'est pas inédite mais, oui, son ampleur l'est, à cause de l'affaire de Magnanville.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Je suis intéressé par la dualité entre les deux forces de sécurité : d'un côté, la police, dans les zones de forte criminalité, de l'autre, la gendarmerie, qui a une image d'efficacité, d'organisation bien hiérarchisée et de bon contact avec la population. Aux yeux du citoyen, il y a dualité.

La crise et son ampleur sont-elles les mêmes dans la police et dans la gendarmerie ? Le processus d'intégration et de définition d'un nouvel équilibre au ministère de l'intérieur, entamé en 2008, fonctionne-t-il bien ?

Debut de section - PermalienPhoto de Nathalie Delattre

Samedi dernier, j'ai assisté aux obsèques du gendarme décédé en service à Salle, dans le département de la Gironde dont je suis sénatrice. À un moment donné, le général Michel a reçu le parquet dans une salle séparée, avec la famille, parce qu'il y avait une incompréhension totale de la qualification des faits. Ceci illustre les tensions qui existent avec le système pénal et qui sont l'une des clefs du ras-le-bol.

Debut de section - PermalienPhoto de Jordi Ginesta

Nous avons précédemment entendu des psychologues sur la question du suicide chez les policiers français. Qu'en était-il par le passé et quelle est la situation ailleurs, par exemple aux États-Unis ou en Espagne ?

Debut de section - PermalienPhoto de Samia Ghali

Le malaise des policiers est-il seulement dans la relation avec la population ou aussi au sein même de la police, entre les agents et une hiérarchie que l'on dit parfois « déconnectée » du terrain ?

J'aimerais aussi que vous approfondissiez le terme de « crise ». Je remarque que la délinquance est de plus en plus jeune et de plus en plus violente ; il n'y a plus de notion de bien ni de mal, ni même de peur de tuer ou de se faire tuer. Ceci n'est-il pas une source d'angoisse permanente pour la police ?

Enfin, j'ai connu des commissariats de police de proximité ; les délinquants respectaient les policiers lorsqu'ils se faisaient arrêter et les policiers étaient en capacité de venir dialoguer avec la population. Aujourd'hui, cela n'est plus possible : les commissariats sont parfois situés à des kilomètres. J'applaudis des deux mains la création de la police de sécurité du quotidien, qui est une police de proximité, mais je crains qu'elle ne soit pas en mesure de résoudre les problèmes parce qu'elle sera confrontée à des sujets très lourds.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dallier

Que vous semble-t-il le plus urgent de faire ? Que l'État doit-il faire pour redonner confiance aux forces de sécurité intérieure ?

Debut de section - Permalien
Alain Bauer

Concernant la première question sur la dualité, il y a des tâches que la gendarmerie fait et que la police ne peut pas faire. La gendarmerie conduit des opérations extérieures, c'est quelque chose de très important et ça ne peut pas être fait par des policiers. Il n'est pas possible d'envoyer des officiers de police judiciaire non militaires pour conduire des opérations extérieures. Ni l'organisation des Nations unies, ni les conventions internationales, ni l'Europe ne le permettent. Les opérations de sécurisation, de stabilisation ou de « pacification » consacrent donc la primauté militaire. Je fais partie de ces gens qui aiment tant la police qu'il m'en faut plusieurs catégories. C'est dans l'intérêt des opérations judiciaires, pour permettre la qualité de l'enquête et afin de garantir l'indépendance des procédures que les magistrats disposent de plusieurs outils d'enquête. Étant un ferme partisan de l'indépendance, à tout point de vue, du dispositif judiciaire, y compris du parquet, je suis très favorable au maintien de plusieurs forces de police. Ce n'est pas un sujet de compétition, c'est un sujet d'organisation.

En revanche, il y a des mutualisations indispensables. Cela a été le cas avec le remarquable succès de la direction de la coopération internationale, c'est le cas avec l'outil informatique qui s'est beaucoup amélioré. Il y a encore beaucoup de travail à faire pour éviter les doublons, dans la police scientifique notamment. Le fait que la police a des hélicoptères mais utilise parfois ceux de la gendarmerie peut sembler étonnant mais l'idée de mutualiser certains moyens est une bonne idée. Du point de vue de la présence et de la compétence il y a un vrai sujet.

Il y a un élément qui est sous-estimé, c'est la rurbanisation. L'espace rurbain, celui où la population progresse le plus, est sous le contrôle de la gendarmerie. Cette population nouvelle vient de l'espace urbain, avec la culture de l'espace urbain. Ce n'est pas simple pour les gendarmes de passer de la police du « voleur de poules » à la police du dealer de shit, c'est un autre process à appréhender. La non prise en compte, en France, des territoires de la criminalité est un drame de notre système. La France est un des rares pays où l'on fonctionne sur une logique d'effectifs avant de poser la question des territoires. C'est très étonnant. Dans tous les autres pays, on adapte les effectifs aux territoires de la criminalité. En France, on fait l'inverse. Certains départements, où il y a peu de population et une criminalité faible, devraient être entièrement gérés, y compris dans les villes, qui sont de petite taille, de la même manière : il faudrait y uniformiser les opérations de police. Il faut ensuite évaluer les menaces et en déduire quelles sont les missions de la police dans le territoire concerné. Alors seulement on devrait se poser la question des moyens à la fin. Or on procède autrement et il y a un morcellement et un enchevêtrement des zones d'intervention : un peu moins de 36 000 communes, 400 circonscriptions de sécurité publique, 3 000 brigades de gendarmerie, quelques centaines de communautés de brigade. Aucun de ces découpages n'est établi en cohérence avec les autres, sauf peut-être un jour le grand Paris...

Debut de section - Permalien
Alain Bauer

C'était un instant d'humour...Le problème n'est en tout cas ni la dualité, ni la diversité des polices, ou la concurrence avec les polices municipales. La problématique c'est la cohérence territoriale au regard de trois critères, pris dans cet ordre : menaces, missions et effectifs. Tant qu'on ne fera pas cela, on n'améliorera pas la situation.

Concernant la politique pénale, le principal problème est qu'il n'y a pas de conférence de politique pénale. Les magistrats passent leur temps à expliquer que les policiers sont des fascistes et les policiers à dire que les magistrats sont laxistes, et cela publiquement pour être certains qu'ils seront entendus. Que ce soit l'USM, le SM, ou le SCSI et les autres syndicats de policiers, tous sont passés maîtres dans l'art des communiqués de presse, des tracts ou des déclarations insultant ceux qui devraient être leurs partenaires dans la conduite des affaires de sécurité publique. On a une tentative, historique, de conférence de consensus. Mais une conférence de consensus, c'est fait pour que des gens qui ne sont pas d'accord au départ le soient à l'arrivée. Le précédent ministre de la justice avait considéré qu'une conférence de consensus consistait à convoquer des gens d'accord entre eux pour qu'ils affichent cet accord. Cela n'a pas fait avancer grand-chose. Il y a un véritable enjeu à organiser une conférence de politique pénale digne de ce nom, en particulier sur des sujets comme la justice des mineurs ou les stupéfiants. Sur le sort à réserver à la consommation de cannabis, le Parlement, pour une fois, a pris sa part en assumant sa mission d'information, mais on souffre de la tenue d'une conférence de consensus sur ces sujets. Vous seriez surpris de constater, alors qu'on peut imaginer l'inverse pour des raisons idéologiques, voire théologiques, à quel point les policiers sont très favorables et les juges très défavorables à la contraventionnalisation de la consommation de cannabis.

S'agissant de la question très importante des suicides, il faut en premier lieu préciser qu'il y a beaucoup plus de morts par suicide chez les policiers, ou de manière générale dans les forces de sécurité, aux États-Unis qu'en France. Il y a une peur des policiers, et d'ailleurs c'est en partie justifié puisque 1000 personnes tous les ans sont abattus par des policiers en service aux États-Unis. En parallèle, une centaine de policiers meurt chaque année en exercice. C'est considérable. En comparaison, les chiffres en France sont très bas. Il y a en revanche un nombre trop importants de suicides de policiers en France. Le problème est que l'on devrait rapporter le nombre de suicides à d'autres critères qu'il faut croiser. Un taux de suicide doit être ramené à des facteurs par catégorie de population. On ne peut comparer ces chiffres sur le taux de suicide qu'au regard de l'âge. Le taux de suicide des policiers est effectivement plus élevé que la population du même âge, mais pas autant qu'on le dit parfois, ce qui n'enlève rien au drame qu'est le suicide des policiers.

Debut de section - Permalien
Alain Bauer

Je ne sais pas ce qu'est la moyenne nationale. La moyenne nationale dans son ensemble ? Par rapport à la population du même âge ? C'est un peu comme pour le débat des contrôles au faciès. J'ai été auditionné à New-York sur ce sujet : à juste titre on nous a opposé des statistiques qui montrent qu'effectivement, par rapport à l'ensemble de la population, les jeunes afro-américains et les jeunes hispaniques sont surreprésentés dans les personnes contrôlées. Mais dans la population de moins de trente ans, par ailleurs statistiquement davantage susceptible d'avoir une arme aux États-Unis, cette surreprésentation est divisée par deux. La démographie est un élément à prendre en compte, ce qui en France est une véritable difficulté : la mise en place de l'institut national d'études démographiques a été aussi difficile que la reconnaissance de la criminologie. C'est dire à quel point ce pays aime savoir ce dont il parle. Je pense donc qu'il y a une surreprésentation des suicides chez les policiers, mais à mon avis beaucoup moins importante que ce chiffre souvent avancé du double d'une moyenne nationale dont on ne mesure pas bien ce qu'elle recouvre, eu égard au témoin de population pouvant se suicider. C'est exactement la même situation qu'à la Poste ou chez France Telecom : la visibilité globale des suicides est élevée mais la réalité statistique est plus mesurée. Concernant les facteurs du suicide, certes les conditions d'exercice du service ont un impact, mais il est difficile de mesurer la part des autres facteurs, en particulier personnels.

Lorsque c'est en lien avec l'activité professionnelle, indéniablement on identifie un coupable qui a fait l'objet d'une autre question qui m'a été posée : la politique du chiffre, à laquelle on doit mettre un terme. La politique du chiffre n'est pas une invention du ministère de l'intérieur, c'est une création du ministère du budget : le fait d'être redevable des comptes publics figure dans la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen. Le ministère du budgeta parfaitement compris qu'on ne peut pas donner de l'argent sans dire à quoi il sert. La comptabilité, c'est aussi une responsabilité. Mais il existe deux types de politiques du chiffre. Il y a la politique du résultat, c'est-à-dire une évaluation de la qualité de l'action publique. Cela implique une évaluation fine et sur mesure. Et il y a la politique du chiffre, purement quantitative. Le ministère de l'intérieur a choisi la facilité, avec cette approche comptable très facile à traduire dans des circulaires. Le ministère a été aidé en cela par tous ses partenaires qui se satisfont tous de données immédiatement compréhensibles et purement comptables : combien d'homicides, combien de mis en cause, combien de personnes interpellées ou gardées à vue, combien de fumeurs de haschich, combien de contraventions, etc.

L'outil statistique choisi est confortable et se marie bien avec les technologies : un smartphone permet de savoir ce que l'agent faisait, de le géolocaliser et de voir quel type d'actes il contrôlait.

Debut de section - Permalien
Alain Bauer

On pourrait très bien avoir une approche qualitative mais ce n'est absolument pas le cas. La police de New-York par exemple a fait le choix d'avoir cette approche qualitative. Mais c'est un choix...

Debut de section - Permalien
Alain Bauer

Oui, ce n'est pas très difficile à trouver. Le collège de justice criminelle de New-York par exemple a fait plusieurs études sur l'organisation de la police américaine. Cela permet de comparer les polices de New-York et Chicago. Je rappelle que New-York a atteint le plus bas taux de criminalité de son histoire. Ce n'est certes pas le cas sur tous les facteurs étudiés, mais le nombre d'homicides ou d'usages d'armes à feu par exemple est historiquement bas. Cela montre bien qu'aucune situation n'est systématiquement vouée à la catastrophe. Ces évolutions sont le résultat de politiques locales volontaristes dont on ferait bien de s'inspirer.

Mme Ghali, j'arrive à votre question. Le problème n'est pas la police de proximité, c'est la proximité de la police. Pour simplement ouvrir un commissariat, il faut trente emplois, et encore, ce nombre ne permet pas de mettre un seul policier sur le terrain, c'est juste ce qu'il faut pour qu'il y ait de la lumière. Ce sont des moyens considérables, il faut donc revoir la territorialisation. Si l'on regarde dans votre ville, à Marseille, la « mère de toutes les cités » : la busserine. C'est là qu'on a inventé la criminalité moderne, on y a fait bien mieux encore qu'Al Capone. C'est un « modèle » d'économie libérale avancée : intégration verticale, intégration horizontale, investissements dans la « recherche et développement », etc. Seule la gestion de la concurrence est plus définitive que dans le petit commerce traditionnel. Et pourtant on a résolu ces problèmes à un moment. Il y avait par exemple bien plus d'homicides en lien avec la criminalité et le trafic de drogue il y a quarante ans à Marseille qu'on en compte aujourd'hui. La criminalité y a considérablement chuté. Certes, la situation est très particulière : il y a eu une crise de succession et une crise de sécession. La disparition de Jean-Jérôme Colonna a été un drame dans l'organisation du crime marseillais. Ce n'est pas une situation liée à la police, mais ce sont des questions internes au crime organisé. L'arrivée de Farid Berrahma a tout changé : on est passé à la décentralisation et à l'ubérisation du crime. Le rapport du producteur au consommateur de Haschich a beaucoup évolué. Cette situation est purement locale, la police ne peut donc fonctionner efficacement que si elle connait ces sujets locaux. C'est pour cela qu'elle doit être « à » proximité, mais pas « de » proximité. L'important n'est pas de faire la ronde, mais de connaitre le fonctionnement de ce supermarché de la drogue...La question du Haschich doit être envisagée sous l'angle économique. Le procès de la tour K a montré la grande diversité des acteurs impliqués : la mule, le guetteur, le livreur, ils sont tous impliqués dans ce trafic pour des raisons d'argent. Parfois, c'est pour simplement payer son permis. Il faut bien avoir conscience que ce sont des motivations économiques du quotidien qui entrainent une bonne partie des acteurs dans ce trafic. Maintenant, c'est même inclus pour partie dans le PIB. Le traitement de tout cela passe par une approche transversale : je crois beaucoup en la complémentarité de la criminologie, de l'expertise, de l'action sociale, de la police, de l'action éducative, etc. Il faut donc du « sur mesure » dans la définition du territoire pour identifier quels sont les risques et les moyens à mettre en oeuvre.

Debut de section - PermalienPhoto de Samia Ghali

Cette situation n'est plus spécifique à Marseille, on trouve ces pratiques aussi dans les banlieues parisienne ou lyonnaise.

Debut de section - Permalien
Alain Bauer

Cela fait longtemps que ces pratiques se sont répandues ailleurs qu'à Marseille...On peut citer Toulouse aussi, dont l'évolution est inquiétante.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean Sol

Qu'en est-il de l'efficacité de la structure originale de la Préfecture à Marseille ? Cette organisation spécifique de la police à Marseille constitue-t-elle l'outil adapté ?

Debut de section - Permalien
Alain Bauer

Il y a eu d'excellents préfets de Police à Marseille, en revanche je cherche toujours à comprendre à quoi sert la préfecture de police en tant que structure. Pour avoir suivi les conditions dans lesquelles le décret instaurant la préfecture de police de Marseille a été adopté, je peux affirmer que cette création a considérablement amoindri les autres structures. Cette création a donc entrainé davantage de problèmes qu'elle n'en résout.

La dernière question qui m'a été posée : que faire ? Je citerai ma rencontre, à l'invitation d'un syndicat de policiers, avec une cinquantaine de bacqueux dont, je dois l'avouer, je ne disais pas du bien. J'ai eu droit à un accueil rugueux, mais par des gens qui avaient été sermonnés. Au bout de dix minutes, on a commencé à avoir un débat de qualité. Ils ont commencé à aborder intelligemment ce qui pourrait être amélioré dans leur métier. Ils ont mis en avant trois éléments. D'abord, la BAC engendre le plus haut niveau d'ennui imaginable pour un policier : il ne se passe rien. Les bacqueux m'ont expliqué qu'ils meublaient leur ennui par le seul outil dont ils disposent pour justifier leur activité : les contrôles d'identité. Ils n'avaient aucun doute sur le manque d'intérêt de la pratique, en revanche cela leur permet de montrer qui contrôle le territoire. Ils ont commencé à échanger sur ce qu'ils pourraient faire d'utile à la place. Mais les propositions que j'ai entendues ne s'inscrivent pas dans la politique du chiffre. En particulier, ce qu'on ne fait jamais dans la police, dresser un retour d'expériences. Cela s'explique très bien : nous avons une des rares polices au monde qui n'est pas dirigée par des policiers. Mais il y a un travail à faire là-dessus, en sollicitant plus les policiers de terrain, qui ont à la fois la connaissance et la compétence, dans la définition des stratégies policières. Cette expérience n'est qu'un exemple mais j'ai beaucoup plus appris en trois heures avec des bacqueux qu'en dix ans d'échanges avec l'école nationale supérieure de police.

Ce serait par exemple très intéressant de voir ce que les policiers proposent au sujet de la police de proximité. La police communautaire a été « exécutée » par l'étude de Kansas city qui démontre que la police communautaire n'a aucun impact sur la sécurité, elle n'a d'effet que sur la confiance du public. Elle n'est donc pas inutile, mais simplement pas faite pour ce que l'on nous vend. Il y a donc besoin d'une police de présence et s'une police d'intervention. Ce n'est pas l'une ou l'autre, elles sont complémentaires mais il faut adapter ces choix aux territoires et à des moments précis. Jusqu'à récemment, l'outil de comptabilisation des plaintes prenait en compte le lieu de dépôt des plaintes et non pas le lieu de l'infraction dénoncée. Il faut bien voir d'où on part, mais les policiers, comme les gendarmes, ont les capacités et le support administratif indispensables.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean Sol

Vous avez évoqué le sujet des guet-apens. Les policiers sont devenus des cibles directes dans un cadre non professionnel. Je suis sensible au triptyque que vous évoquez : diagnostic, pronostic, thérapeutique. Que préconisez-vous en matière de thérapeutique ?

Debut de section - Permalien
Alain Bauer

Concernant les guets-apens dans le cadre professionnel, la solution passe par un démantèlement des structures criminelles organisées. Cela implique un changement de mentalités : les opérateurs criminels ne sont pas des victimes de notre société. Il y a une grande diversité de délinquants. 65 % ne recommenceront jamais, 30 % vont recommencer et une partie des 5 % restants sont le noyau dur. Ces derniers sont surproducteurs d'activité criminelle : 30 à 70 % de l'activité criminelle gérée par les policiers est concentrée sur moins de 5 % de la population. Recentrer l'activité contre ce noyau dur est indispensable. Il faut par exemple casser les pratiques dont on parlait tout à l'heure de contrôle d'un territoire par des petits délinquants, avec tous les outils que le code pénal offre, au besoin l'enfermement ou l'éloignement. Mais pour pérenniser cela, la réponse n'est pas exclusivement policière : le social, l'éducatif, les parents ont un rôle aussi important que les forces de police. Beaucoup des parents de criminels sont les otages, et non pas les complices, de leurs enfants. Il faut se méfier des généralisations hâtives : les causes de ce type de délits sont à rechercher du côté de la démographie et non pas de l'origine socio-culturelle ou ethnique. Ce noyau dur concerne un nombre restreint de personnes, parfaitement identifiées par ailleurs, contre lesquelles on a tout intérêt à concentrer nos efforts. Ce ne sont pas des actions « coup de poing », ce sont des actions d'enracinement pour permettre le retour de la République dans les espaces, je n'emploie volontairement pas le mot : « quartiers », d'où elle est partie. Il ne faut pas prendre les policiers pour des incultes, il faut réorienter cette énergie dont ils disposent. Trop longtemps, on n'a pas montré suffisamment les limites. Plus on attend, plus ce sera douloureux.

Debut de section - PermalienPhoto de François Grosdidier

Nous sommes preneurs de toute proposition dans le prolongement de cette audition.

On a d'ores et déjà identifié plusieurs pistes : en premier lieu, ce malaise entre la hiérarchie et la base doit être atténué. La police de sécurité du quotidien apportera peut-être des réponses puisqu'elle vise une meilleure territorialisation de l'action policière, qui constitue un autre problème que l'on a identifié. L'autonomie des cadres intermédiaires est également une piste. Le transfert de certaines activités au secteur privé est également une piste sur la table.

Pensez-vous que les 7 000 postes de policiers et les 3 000 postes de gendarme supplémentaires suffiront à couvrir les besoins si l'on tient compte de l'allégement de la procédure pénale qu'on nous annonce, bien que l'on n'en connaisse pas encore les contours ? Enfin, comment résorber ce sentiment qu'ont les policiers de travailler pour rien au regard des réponses pénales parfois insuffisantes apportées par les magistrats ?

Debut de section - Permalien
Alain Bauer

Il n'y a jamais eu autant de personnes en prison, pour des durées aussi longues, condamnées pour des faits aussi graves. Le système de sanction fonctionne. Le système judiciaire punit abondamment. Notre code pénal, c'est « prison pour tous ». Comme c'est absurde, on fait le « sursis pour tous » ou des mesures alternatives. C'est lié au fait que nous sommes quasiment le dernier pays avec ce système d'inquisition. Le système inquisitoire est une honte absolue. On n'a pas voulu d'un système accusatoire, on a donc créé le « contradictoire », qui regroupe tous les défauts ! Ce n'est ni rapide, ni efficace. La prison est faite pour réinsérer, ceux qui parmi vous en visitent régulièrement savent que ce n'est pas le cas et que les conditions de détention aggravent la situation. La prison est devenue l'école de la récidive et l'école de la haine. Comme je le dis souvent, la prison n'est pas la réponse à tout, la prison n'est pas la réponse à rien. Le problème réside dans le fait que l'on met beaucoup de personnes en prison qui ne devraient pas y être, et qu'on y met pas les personnes qui devraient y être.

L'Institut pour la Justice a montré récemment que les pays où il y a le moins de prisonniers sont ceux où l'on va le plus souvent en prison pour de courtes peines, car on casse la spirale vers le stade supérieur de la délinquance. Or, en France, on ne met pas les gens en prison pour de courtes durées. On se trompe peut-être en agissant ainsi. Si notre politique, c'est la vengeance, on est très lents. Si notre politique c'est la réinsertion, on est mauvais. Si notre politique c'est la lutte contre la récidive, on peut clairement mieux faire. Il faut redonner un sens à notre politique pénale. La réforme de la procédure pénale, si c'est juste pour alléger la procédure, n'a aucun intérêt.

Debut de section - Permalien
Alain Bauer

La procédure pénale a été inventée pour protéger de l'arbitraire et des exactions de la police, pour lutter contre les aveux extorqués qui avaient cours dans ce pays et pour lesquels la France a plusieurs fois été condamnée. On ne va pas passer cette procédure, qui garantit les libertés fondamentales, à la trappe juste pour un gain de temps. On est passé à la culture de la preuve.

Debut de section - PermalienPhoto de François Grosdidier

Vous pensez que la police est réellement passée à cette politique de la preuve ?

Debut de section - Permalien
Alain Bauer

Bien sûr ! C'est entré dans les esprits. Mais c'est un processus long. Le législateur a une responsabilité énorme : il ne doit pas s'interroger sur de la comptabilité policière, mais sur l'objet même de notre procédure pénale. Aujourd'hui on fait des « patchs » : on change un aspect de procédure par ci, un aspect par là. On ne pourra pas s'affranchir d'un débat sur la cohérence d'ensemble de notre politique pénale. On ne pourra pas se contenter de copier-coller ce qui se fait ailleurs. On a importé la police communautaire du Canada, en France ça ne marche pas. La procédure pénale, c'est redonner du sens à l'action pénale.