Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, messieurs les présidents de commission, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, comme je l’ai souligné lors de la discussion générale de la proposition de loi organique visant à améliorer la qualité des études d’impact des projets de loi, le texte dont nous allons maintenant discuter a aussi pour objet d’améliorer la fabrique de la loi à partir de l’implication effective et structurée des parlementaires dans le processus d’évaluation des politiques publiques.
L’article 24 de la Constitution donne explicitement au Parlement la mission d’évaluer les politiques publiques. Les missions d’enquête, les rapports d’information y concourent, les études d’impact abordent le sujet, mais aucune démarche ou organisation, propre à chaque chambre ou commune, n’est prévue dans la loi ou dans les règlements intérieurs des assemblées.
Les politiques publiques et leur évaluation constituent un champ de savoir et de recherche à part entière. Cette « science de l’État en action », comme certains l’appellent, est aussi la branche la plus récente de la science politique.
Si tous les acteurs de la société sont concernés de manière générale, au titre de leur citoyenneté, ils le sont aussi en tant qu’acteurs et sujets de politiques publiques sectorielles, spécifiques à tel ou tel champ de la société. Nous, législateurs, sommes particulièrement impliqués dans la fabrique des lois, l’appréciation de leur mise en œuvre et leur évaluation.
Au-delà de l’appréciation personnelle que chacun d’entre nous porte sur son expérience parlementaire, la question de l’efficacité, si ce n’est de l’efficience, de notre action collective et de notre contribution aux évolutions de la société française est posée dans le débat public. Réformer les institutions doit permettre d’y répondre, mais, pour ce qui est de l’évaluation des politiques publiques, la question de fond, selon moi, est de savoir comment s’y prendre pour engager effectivement, concrètement le Parlement dans cette voie.
Pour moi, la réponse est non pas institutionnelle, mais organisationnelle. C’est là tout le sens et la raison d’être de ce texte.
Les expériences antérieures de l’Office parlementaire d’évaluation de la législation, l’OPEL, de l’Office parlementaire d’évaluation des politiques publiques, l’OPEPP, et même de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois n’ont pas été probantes.
Forts de ce constat, nous avons voulu, au travers de ce texte, complémentaire du précédent, faire des propositions visant à nous doter d’une démarche structurée à même de permettre aux parlementaires de monter en connaissance et en compétence sur le sujet, à la fois politique et technique, de l’évaluation des politiques publiques.
Ma conviction est que, en travaillant en lien avec les institutions spécialisées et le monde académique compétent sur ces sujets, en nous appuyant également sur les compétences et l’expertise remarquable des administrations de nos deux chambres, nous pourrions, nous parlementaires, beaucoup mieux remplir le rôle que nous a confié le constituant en matière de contrôle et d’évaluation.
Avant d’entrer dans le détail de cette proposition de loi, j’aimerais proposer une définition de la notion de politique publique : les politiques publiques sont le lieu où des sociétés définissent leur rapport au monde et à elles-mêmes ; une politique publique se présente sous la forme d’un programme d’action gouvernementale dans un secteur de la société ou un espace géographique.
Quant à l’évaluation, c’est l’activité de rassemblement, d’analyse et d’interprétation de l’information concernant la mise en œuvre et l’impact de mesures visant à agir sur une situation sociale, ainsi que la préparation de mesures nouvelles.
À partir de ces considérants, nous proposons, à l’article 1er, d’instituer une délégation parlementaire, dénommée « conseil parlementaire d’évaluation des politiques publiques et du bien-être », composée de dix-huit sénateurs et de dix-huit députés désignés à la proportionnelle des groupes et en respectant la parité hommes-femmes.
Cette délégation serait assistée d’un conseil scientifique pluraliste, composé de trente membres – économistes, sociologues, historiens, anthropologues… – désignés pour trois ans, dans le cadre du règlement de la délégation. La mission de ce conseil serait d’informer le Parlement sur les conséquences des politiques publiques sur le bien-être et sur leur soutenabilité, de mettre en œuvre et d’animer une plateforme participative numérique relative aux nouveaux indicateurs de richesse – il s’agit là de la dimension citoyenne et participative qu’il est indispensable de donner à cette démarche –, d’organiser chaque année, lors de l’examen de la loi de règlement, une conférence citoyenne sur l’état des inégalités en France.
À l’article 2, nous proposons qu’un bilan d’évaluation des nouveaux indicateurs de richesse de la loi Sas soit réalisé tous les trois ans et que soient éventuellement formulées, à cette occasion, des propositions d’amélioration et d’adaptation.
L’article 3 prévoit qu’une contre-expertise indépendante du rapport prévu par la loi Sas soit réalisée en vue de favoriser l’objectivité de l’évaluation des politiques publiques portée au débat public, les organismes chargés de conduire cette étude étant désignés tous les deux ans par décret en Conseil d’État.
Des membres éminents de la commission des lois estimant que le dispositif présenté est trop lourd, trop complexe, le rapporteur proposera dans quelques instants le renvoi du texte à la commission, pour préserver la suite de la réflexion.
Bien entendu, j’aurais préféré que la proposition de loi soit approuvée et que le Sénat engage un dialogue avec l’Assemblée nationale sur cette base. Cependant, peut-être est-il plus sage que la chambre haute s’engage sur la voie de l’évaluation des politiques publiques dans le cadre d’une adaptation de son règlement intérieur donnant aux commissions toutes prérogatives en la matière.
Toutefois, je tiens à attirer l’attention sur un point qui me paraît fondamental : il faudra, si nous voulons être ambitieux – je souhaite que nous le soyons –, que nous travaillions ensemble sur nombre de politiques publiques présentant un caractère transverse. Les enjeux du développement durable, par exemple, ne souffrent pas les raisonnements « en silo », selon le périmètre strict de chaque commission. Il nous faudra bien envisager, à certains moments et sur certains sujets, d’entreprendre un travail commun, à l’aune des grands enjeux devant constituer le substrat, le postulat de nos raisonnements et de nos méthodes d’évaluation.
Si le périmètre des politiques publiques se borne parfois, dans des cas simples, à des secteurs de la société bien délimités, il concerne le plus souvent plusieurs secteurs à la fois, et partant plusieurs de nos commissions permanentes. La complexité de nos sociétés affecte nos politiques publiques. Il nous faudra donc trouver une organisation interne adaptée pour tenter d’appréhender cette complexité du réel dans notre travail d’évaluation.
Les nouveaux indicateurs de richesse, comme les objectifs de développement durable, reflètent la prise en compte de cette complexité. Considérer les premiers comme des éléments de décor et les seconds comme de simples éléments de comparaison serait un contresens manifeste.
C’est aussi pour cette raison que les nouveaux indicateurs de richesse tiennent une place importante dans notre texte et que nous souhaitons que leur pertinence soit évaluée et qu’ils puissent faire l’objet d’évolutions dûment documentées. Nous aurions pu inscrire dans notre texte, avec tout autant de pertinence, les objectifs de développement durable de l’ONU.
Enfin – il s’agit depuis peu d’un point d’accord entre des institutions libérales telles que le FMI et l’OCDE et des institutions moins orthodoxes –, nous pensons que la question des inégalités doit faire l’objet d’un suivi particulier, régulier, et que le Sénat, qui se veut défenseur des libertés, doit donner l’exemple en la matière. Il n’est pas, nous le savons tous, de pleine liberté quand on est victime d’inégalités. La République ne prend tout son sens que dans l’équilibre relatif des trois valeurs de sa devise. C’est dans cet esprit que nous proposons qu’une conférence nationale sur les inégalités soit organisée chaque année au Sénat.
Je voudrais, pour terminer, aborder la dimension démocratique de l’évaluation des politiques publiques.
L’analyse des politiques publiques doit nous permettre, au-delà des valeurs et des options partisanes qui sont les nôtres, de porter un autre regard sur le politique.
Le modèle d’action publique de la France a connu, depuis le XIXe siècle, des transformations profondes. Le mode d’action publique issu de l’après-guerre, qui s’est développé jusque dans les années soixante-dix, était construit sur le rôle central de l’État en matière de développement économique. L’élite politico-administrative de cette période avait développé les politiques publiques à partir d’un modèle fondé sur la place centrale de l’État dans le développement économique.
La place grandissante de l’Union européenne et l’ouverture à une économie de plus en plus mondialisée ont, petit à petit, débouché sur un affaiblissement de la centralité de l’État. La disqualification, voire le rejet, du politique – et des politiques – comme de l’État s’explique par le sentiment d’impuissance qu’éprouve un nombre croissant de nos concitoyens à l’égard des institutions en général. Les syndicats et d’autres formes de représentation collective n’échappent pas non plus à ce phénomène profond.
Selon Pierre Muller, chercheur honoraire au CNRS et spécialiste des politiques publiques, « cette crise […] débouche sur une profonde transformation de l’espace public, entendu à la fois comme lieu de production du sens et comme lieu d’expression des intérêts sociaux en même temps qu’à l’émergence de nouveaux rapports sociaux entre l’individu et l’action collective ».
Il ajoute que cette crise « doit surtout conduire à réfléchir sur la fonction politique aujourd’hui et notamment au découplage croissant entre la fonction d’élaboration des politiques publiques (policies) et la fonction de représentation politique (politics). […] Entre les contraintes liées au contexte extérieur qui déterminent de plus en plus clairement le contenu des politiques publiques et les demandes de nouvelles formes de participation politique formulées par les citoyens, les responsables politiques devront trouver de nouveaux modes de transaction sous peine de voir se développer les différentes formes de populisme porteuses de visions du monde à la fois simplistes et dangereuses. »
La révision constitutionnelle aurait pu être posée en ces termes. Mais ne désespérons pas des débats que, je l’espère, elle suscitera sur le nécessaire regain d’intérêt et d’engagement du citoyen pour la chose publique.
Eu égard aux enjeux de fond qui sous-tendent notre texte, je souhaite que le renvoi de celui-ci à la commission ne constitue pas un enterrement, fût-il de première classe. Si tel devait être le cas, nous aurions perdu une occasion de progrès collectif vers davantage d’efficacité dans notre propre action politique, et donc dans la réhabilitation du politique auprès de nombre de nos concitoyens. L’actualité européenne nous l’a encore rappelé ce week-end.