Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, « le bien-être présent dépend à la fois des ressources économiques comme les revenus et des caractéristiques non économiques de la vie des gens : ce qu’ils font et ce qu’ils peuvent faire, leur appréciation de leur vie, leur environnement naturel ». C’est ainsi que le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi, établi en 2008, définissait le « bien-être présent », qu’il distinguait de la soutenabilité.
Depuis la publication de ce rapport commandé par le président Sarkozy et destiné à améliorer la mesure des performances économiques et du progrès social, peu d’initiatives législatives ont visé explicitement à mettre en œuvre ses recommandations. Elles s’adressaient en effet en premier lieu aux instituts produisant les statistiques à partir desquelles sont construites nos politiques publiques, ainsi qu’à la communauté scientifique, afin que soit mieux prise en compte la pluridimensionnalité du bien-être.
Il est important de le souligner, les auteurs du rapport, tous d’éminents membres de la communauté des chercheurs, avaient conscience d’ouvrir un long débat, destiné à « aborder les valeurs sociétales auxquelles nous attachons du prix et déterminer dans quelle mesure nous agissons réellement en faveur de ce qui importe ». Ces préconisations continuent donc de faire leur chemin : le Parlement s’est récemment saisi de la question, en adoptant la loi du 13 avril 2015 visant à la prise en compte des nouveaux indicateurs de richesse dans la définition des politiques publiques.
Dans le même temps, la position de la France dans le classement mondial établi par le PNUD, le Programme des Nations unies pour le développement, à partir de l’indicateur de développement humain s’est dégradée : entre 1995 et 2016, la France est passée de la huitième à la vingt et unième place. La valeur absolue de l’indice calculé par le PNUD s’est également affaiblie, passant de 0, 93 à 0, 89.
C’est à juste titre que les auteurs de cette proposition de loi cherchent à prolonger le débat ouvert en 2008, même si les évolutions suggérées ne nous paraissent pas totalement satisfaisantes.
Tout d’abord, le rapporteur a rappelé l’échec des précédents organes parlementaires dédiés à l’évaluation des politiques publiques, avec les suppressions successives de l’Office parlementaire d’évaluation des politiques publiques et de l’Office parlementaire d’évaluation de la législation, en 2000 et en 2009. La création d’un conseil parlementaire d’évaluation des politiques publiques et du bien-être, à la composition certes innovante, semble viser à ressusciter ces offices, sans que rien permette de penser qu’il ne subirait pas le même sort.
Les autres dispositions, plus anecdotiques, tendent à institutionnaliser une évaluation, tous les trois ans, de la pertinence des indicateurs de richesse existants et à permettre la production de contre-expertises au rapport publié au moment de l’examen de la loi de finances, en application de la loi de 2015 déjà citée.
Ces dispositions ont le mérite de souligner que la prise en compte d’autres indicateurs que le PIB doit être constamment recherchée, tout au long de la chaîne d’élaboration de nos politiques publiques. Elles passent cependant à côté du problème central, à savoir le déficit d’intégration de critères qualitatifs de croissance lors des arbitrages politiques et budgétaires.
Cela s’explique par différents facteurs : le temps qu’il faut pour qu’un changement de paradigme innerve l’ensemble de la chaîne des acteurs, en premier lieu, mais aussi la remise en cause régulière des nouveaux indicateurs de bien-être. Certains se sont par exemple étonnés que, en 2017, l’indice de développement humain de la Libye, alors en guerre, tel que calculé par le PNUD, ait été supérieur à celui du Maroc…
Afin d’accroître l’influence des nouveaux indicateurs de bien-être proposés dans le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi, il aurait été intéressant de les intégrer à la liste des éléments devant figurer dans les études d’impact prévue à l’article 8 de la loi du 15 avril 2009 relative à l’application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution.
Une autre piste à explorer serait le renforcement des liens entre le monde universitaire et les personnes chargées d’élaborer les politiques publiques françaises et européennes. De nombreux chercheurs français se distinguent sur la scène scientifique internationale dans des domaines concernés par les recommandations de la commission Stiglitz, qu’il s’agisse de l’élaboration de nouveaux indicateurs de richesse, de l’évaluation des inégalités, de la prise en compte des activités non marchandes ou encore de l’évaluation de la soutenabilité. Il serait utile de réfléchir à des mécanismes qui permettraient de mieux tenir compte de l’ensemble des résultats de leurs recherches, au-delà des analyses produites par les chercheurs d’instances telles que le Conseil d’analyse économique.
Enfin, la présence de pays à faible densité de population comme la Norvège et le Canada en tête des classements mesurant le bien-être me conduit à penser que cette dimension devrait également être mieux prise en compte en France, dans le cadre de notre politique d’aménagement du territoire. Trop souvent, le mal-être lié aux grandes concentrations de population est sous-estimé dans nos politiques publiques.
Malgré tout l’intérêt du sujet abordé au travers de cette proposition de loi, et dans l’attente de réflexions à venir sur les thèmes que je viens d’évoquer, le groupe du RDSE votera la motion tendant au renvoi du texte à la commission.