Vous avez bien voulu me confier, en tant que rapporteur du médico-social, une mission dont vous avez estimé à juste titre que l'actualité - brûlante - commandait la réalisation. En effet, le 30 janvier dernier, les personnels travaillant en établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) se sont rassemblés à la faveur d'une mobilisation unique dans leur histoire pour dénoncer unanimement les conditions dans lesquelles ils s'acquittaient de leurs tâches.
À la racine de cette exaspération, nous retrouvons un phénomène auquel l'exposition médiatique récente a donné une certaine notoriété, alors qu'il travaille le secteur de la prise en charge des personnes âgées depuis maintenant deux ans : la réforme de la tarification des Ehpad. L'enjeu, sous ses aspects techniques, est de grande importance.
Permettez-moi de décrire le budget d'un Ehpad. Trois sections tarifaires, trois financeurs distincts. La première section - environ 30 % du total - qui finance les interventions médicales requises par les résidents les plus dépendants, est abondée par l'agence régionale de santé sur des crédits de l'assurance-maladie. C'est par elle que la réforme de la tarification a commencé, en prévoyant dans la loi portant adaptation de la société au vieillissement un forfait global de soins fondé sur le Gir moyen pondéré soins (GMPS). Pour la quasi-totalité des établissements, le passage des anciennes dotations issues des reconductions historiques à ce nouveau forfait-soins se traduit par une hausse de leurs moyens.
C'est la deuxième section - environ 20 % du total - financée par le conseil départemental et spécifiquement consacrée au soutien de la personne dépendante dans l'accomplissement des actes de la vie quotidienne, cristallise les contestations. Là aussi, les pouvoirs publics ont proposé que soit substitué aux dotations historiques, calculées sur la base de l'Apa versée à l'établissement, un forfait global à la dépendance qui, contrairement au forfait global de soins, intègre dans son calcul un coefficient variable selon les territoires : le point Gir départemental. Outre le problème important que soulève l'institutionnalisation d'une couverture de la dépendance différenciée selon les départements, le nouveau forfait global à la dépendance pose une difficulté que n'avait pas soulevée le forfait global aux soins : selon le niveau du point Gir départemental, le passage des dotations historiques au forfait entraîne pour de nombreux établissements, publics pour la plupart, une baisse significative de leur budget dépendance. La redéfinition du forfait dépendance ayant été conçue à budget départemental constant, les autres établissements, privés non lucratifs et privés commerciaux, ont par conséquent vu le leur augmenter.
Il est dès lors devenu commun d'accabler cette réforme tarifaire de tous les maux et d'en faire la principale responsable du mal-être qui sévit dans les établissements, frappant autant les résidents que les personnels. Je souhaite apporter plusieurs tempéraments importants à ce postulat, qui s'est exagérément répandu et qui a profité d'un effet d'optique opportun pour se présenter à l'opinion comme l'alpha et l'oméga de la crise du secteur.
Afin d'éviter tout malentendu, j'affirme que le principe - mais uniquement le principe - de la réforme tarifaire est sain et vertueux. Il ne s'agit en effet ni plus ni moins que de rationaliser autour de critères objectivables les dotations d'argent public attribuées aux établissements d'accueil de personnes âgées, ce dont nous ne pouvons que nous féliciter. La réforme pèche dans ses modalités et son calendrier d'application.
Un premier diagnostic nous paraît devoir être posé. Nous avons voté deux PLFSS qui accompagnent une réforme en profondeur de la contractualisation des établissements et services médico-sociaux, autrement dit leur passage progressif au régime du contrat pluriannuel d'objectifs et de moyens (CPOM). Attentifs au rythme de cette réforme, nous l'avons toujours accueillie favorablement, en ce qu'elle ouvre aux établissements signataires de nouvelles marges de manoeuvre de gestion budgétaire, leur permettant notamment de fondre certains éléments des différentes sections tarifaires entre eux et de conserver le bénéfice des éventuels excédents d'exploitation. En toute logique, il aurait paru souhaitable d'attendre que l'ensemble des Ehpad soient armés de ce nouvel outil contractuel, et munis de la souplesse de gestion qu'il confère, avant de réformer les modalités de leur tarification.
Or, le Gouvernement mène ces deux réformes de front, en parallèle, sans voir tout le profit qu'il pourrait tirer, pour la bonne mise en oeuvre de la seconde, de la pleine application de la première.
Par ailleurs, la réforme tarifaire des Ehpad, négligeant de s'attaquer à la structure même de leur financement, voit nécessairement une partie de ses effets neutralisés. Il est urgent de mettre fin à cette aberration budgétaire et gestionnaire du cofinancement des structures médico-sociales. Elle n'est que le reflet d'une incapacité historique à qualifier l'autorité compétente en matière de prise en charge de la dépendance. La situation actuelle dénoncée par les personnels et par les familles de résidents n'est autre que le résultat de cette indécision, laquelle ne peut désormais plus être maintenue.
Pour clore ce chapitre de la réforme tarifaire, la troisième section de financement des Ehpad, n'a fait pour l'heure l'objet d'aucune réforme alors qu'elle est le siège des dérives les plus dangereuses : la section hébergement - 50 % du total. Elle finance les prestations d'accueil hôtelier et ménager et reste théoriquement à la charge du résident. Elle concentre l'essentiel de ce qu'il est courant d'appeler le « reste à charge ». Celui-ci affiche des niveaux particulièrement élevés, malgré les efforts des conseils départementaux pour contrôler les tarifs journaliers pratiqués par les établissements et maintenir un niveau élevé de places habilitées à l'aide sociale, par ailleurs mis à mal par les effets de la réforme tarifaire.
Parmi les raisons de ce reste à charge important, il y en a une immédiatement identifiable et difficilement justifiable : la récupération sur la succession des résidents des sommes versées par le département au titre de l'aide sociale à l'hébergement. Attachés à la transmission de leur patrimoine, les résidents préfèrent s'acquitter de tarifs journaliers de haut niveau plutôt que de grever l'héritage de leurs descendants du montant d'une aide sociale. Or cette récupération sur succession ne représente que 30 à 60 millions d'euros sur l'ensemble du territoire, recette suffisamment négligeable, à mon sens, pour qu'il soit apporté une modification substantielle au dispositif actuel. Je propose que soit relevé de façon significative le seuil de récupération de ces sommes.
Les difficultés rencontrées par les Ehpad ne se résument cependant pas à la réforme tarifaire. Cette dernière a permis l'expression d'un mal-être plus profond, plus lointain, qui reflète une crise structurelle du modèle de ressources humaines de ces établissements. Animé par un personnel administratif composé de cadres de santé, un Ehpad comprend un personnel soignant qui tourne autour de trois pivots - le médecin coordonnateur, l'infirmier et l'aide-soignant - ainsi qu'un personnel technique de service hospitalier.
Il me semble qu'outre le sujet prégnant du contour de leurs missions et du rythme de leur travail, un problème trop longtemps occulté réside dans l'indicateur statistique qui définit les besoins en personnel soignant de chaque établissement : le Pathos moyen pondéré (PMP), principale composante du GMPS que j'évoquais plus haut. C'est le PMP qui détermine le forfait global de soins, lequel servira pour sa majeure partie à couvrir les dépenses de personnel. Si le PMP ne reflète pas fidèlement et pertinemment les besoins réels en soins requis par les résidents, la dotation de soins qui en découle ne suffira pas à assurer les dépenses en personnel soignant nécessaires. Or c'est un constat auquel ma mission m'a conduit : sans vouloir être trop technique, le PMP présente des biais importants, susceptibles d'imparfaitement traduire les profils thérapeutiques des résidents en ETP correspondants. Voilà donc par quoi toute refonte du modèle des ressources humaines doit commencer : la définition d'un nouveau paramètre de dotation budgétaire, plus rigoureux et centré sur les profils de soins.
Venons-en maintenant aux missions proprement dites du personnel, et à celles inexplicablement réduites du médecin coordonnateur. Relégué à des tâches essentiellement administratives, ses attributions se limitent à l'organisation générale du programme de soins délivrés par l'établissement, et ne prévoient d'acte de prescription individuelle que dans les cas d'extrême urgence. Médecin institutionnel et strictement collectif, le statut du médecin coordonnateur a été soigneusement distingué de celui du médecin traitant du résident qui, bien qu'extérieur à l'établissement, reste seul titulaire du pouvoir de prescription. Parce qu'historiquement la maison de retraite se voulait prolongement, et non substitution au domicile, la rupture du lien individuel unissant le patient au médecin de famille au profit d'un médecin d'établissement participait sans doute de l'impression fâcheuse d'une mise en institution de nos aînés.
Force est pourtant de constater que l'incapacité prescriptrice du médecin coordonnateur, souvent spécialisé en gérontologie, connaisseur intime des dossiers individuels des résidents pour avoir donné un avis à leur admission, fait figure de bizarrerie. Outre la simple logique qu'il y aurait à habiliter à prescrire un médecin présent sur place, même à temps partiel, je suis persuadé que cela permettrait de limiter les doublons dommageables entre dépenses couvertes par le forfait global de soins et dépenses de soins de ville auxquelles les consultations de médecins extérieurs donnent inévitablement lieu.
Pour ce qui est du personnel infirmier et des aides-soignants, sur lesquels repose l'essentiel de l'accompagnement quotidien des résidents, un mal-être profond, exprimé le 30 janvier dernier, s'est emparé d'eux du fait d'un alourdissement et d'une intensification de leurs tâches. La plupart des acteurs associatifs que nous avons auditionnés, le président Alain Milon et moi-même, nous ont fait part de leur désir de voir respectées les promesses faites il y a plus de dix ans par le plan de solidarité grand âge (PSGA) d'un ratio « 1 personnel pour 1 résident ». Même si nous nous associons à ce souhait, il ne nous paraît pas réaliste de nous y cantonner en l'état actuel de nos finances publiques ; c'est pourquoi l'essentiel des propositions que je formule en la matière se situent à périmètre financier - et donc à dépenses de personnel - constants. Parmi elles, l'affirmation de dispositifs expérimentaux, qui sont insuffisamment encouragés. Je pense notamment à l'astreinte infirmière de nuit, qui permet de mutualiser certains coûts et surtout d'éviter les hospitalisations d'urgence inutiles, mais aussi à l'extension indispensable au médecin coordonnateur des actes de télémédecine inscrit à la nomenclature générale des actes prescrits. Il me paraît par ailleurs indispensable d'ouvrir aux gestionnaires d'établissements la possibilité d'assouplir, toujours avec l'accord des personnels concernés, certains modes d'organisation du travail. Dans certains cas, l'épuisement ressenti et la possible maltraitance qui peut en découler viennent de plages horaires paradoxalement soit trop réduites, soit trop saccadées et entrecoupées de temps de repos trop courts. Lorsqu'elles rencontrent le souhait des personnels concernés, et uniquement à cette condition, les possibilités d'aménagement du temps de travail doivent pouvoir être pleinement mobilisées par les directeurs, ce qui n'est actuellement pas le cas en raison des rigidités variables selon qu'ils gèrent des établissements publics - où les conditions sont encadrées par décret - ou privés - où elles figurent au sein de différentes conventions collectives.
Une fois posés ces constats et formulées ces propositions de court terme, il m'était impossible de ne pas engager une réflexion plus stratégique sur les impérities manifestes que présente l'offre d'hébergement des personnes âgées dépendantes. Le ressenti exprimé n'est pas que de surface mais va chercher ses racines dans les inadéquations profondes d'un modèle, que je n'ai fait qu'esquisser au début de mon intervention.
Première inadéquation : la dérive sanitaire d'établissements d'hébergement qui sont initialement censés camper un « lieu de vie » et non un « lieu de soins ». Certes, l'entrée de plus en plus tardive en établissement des résidents d'Ehpad a mécaniquement entraîné une augmentation de leur niveau de dépendance et donc un impératif de l'équipement médical de leur nouveau lieu de résidence. Mais je déplore que l'élévation nécessaire du degré de médicalisation de l'hébergement pour certains cas de dépendance importante ait servi d'étalon pour toute l'offre de prise en charge des personnes âgées. Depuis 2014, ce sont des centaines de millions d'euros qui sont explicitement consacrés par chaque PLFSS à la « médicalisation des Ehpad », sans qu'aucun crédit ne soit formellement consacré au développement des solutions intermédiaires d'habitat. Plus grave encore, l'augmentation du forfait global de soins qu'a permise l'intégration du GMPS à son calcul ne s'est nullement traduite par une réduction à due concurrence des dépenses de soins de ville auxquelles les résidents continuent d'avoir recours. L'augmentation du plafond du forfait global de soins ne s'est nullement traduite par une diminution des dépenses de soins individuelles prescrites par ailleurs. D'où la question que je pose aujourd'hui d'une « surmédicalisation » de certains établissements, qui ne remplissent plus leur mission première d'accompagnement de la dépendance, à laquelle s'est substituée une simple mission de veille sanitaire, au demeurant assurée par des personnels légitimement peu motivés par cette perspective.
La loi ASV a créé les résidences-autonomie, comme élément d'une offre d'hébergement intermédiaire entre les anciens foyers-logements, ouverts à des personnes autonomes mais ne désirant plus vivre seules, et l'Ehpad, théoriquement réservé aux cas de dépendance les plus aigus. L'idée était très bonne, et offrait par ailleurs plusieurs opportunités de repenser le financement du grand âge. Quel dommage qu'elle soit aussi négligée par les administrations chargées de flécher les crédits médico-sociaux et qui, de ces deux qualificatifs, semblent parfois oublier le second !
Cette nécessité de repenser le financement du grand âge, certains d'entre vous y ont récemment fait appel en rappelant les débats engagés à propos du fameux « cinquième risque ». Il est urgent de rouvrir ce dossier, sans quoi les réformes paramétriques les mieux intentionnées du monde ne connaîtront pas pleinement d'effet.
La réflexion que je propose d'engager sur la réforme du financement de la dépendance afin d'assurer sa pérennité reposerait sur trois grands principes : premièrement, la clarification des compétences des différents acteurs publics. De toute évidence, le cofinancement des structures d'hébergement pour personnes âgées est un vecteur de complexité qui entrave la gouvernance et complique l'implantation de ces établissements. C'est pourquoi je propose une clarification des compétences autour de la répartition tarification-planification de l'offre : la première reviendrait à l'échelon national, afin de garantir l'homogénéité de la couverture financière de la perte d'autonomie prise au sens large (soins et dépendance) sur le territoire, tandis que la seconde relèverait du conseil départemental, mieux à même d'identifier les besoins à l'échelon local et d'apporter son soutien aux personnes dans le cadre de l'aide à l'hébergement.
En deuxième lieu, je proposerai de mettre fin à la forfaitisation de la dotation dépendance versée aux établissements : le financement des établissements par le versement de dotations forfaitaires calculées à partir des besoins constatés présente le risque réel d'une sélection à l'entrée des résidents les moins dépendants (donc, budgétairement parlant, les moins « rentables » pour l'établissement) et désincite la structure d'accueil à développer le niveau d'autonomie global. L'idée d'un financement par forfait, initialement voulue pour faciliter le pilotage budgétaire des structures, ne semble pas toujours rejoindre l'intérêt personnel de la personne prise en charge. Je préconise donc que le financement de la dépendance repose davantage sur la solvabilisation de la personne accueillie, conformément au modèle de la résidence autonomie, qui peut à la fois bénéficier du forfait global pour les dépenses de soins et qui pour le reste de ses dépenses s'appuie sur les contributions des résidents, soutenus par le versement individuel et non plus forfaitaire de l'APA.
Enfin, je suggère une mobilisation accrue du patrimoine immobilier des résidents : il me semble en effet important que la personne âgée accueillie en établissement puisse mobiliser les ressources tirées non seulement de ses revenus mobiliers, mais aussi de son patrimoine immobilier, qui reste le plus souvent immobilisé et insuffisamment rentabilisé. Plusieurs dispositifs pourraient alors être envisagés : outre la suppression des avantages fiscaux liés à la détention par une personne âgée résidente en Ehpad d'un bien immobilier non occupé, le Gouvernement pourrait développer des mécanismes incitatifs à la signature de viagers ou, et surtout, de baux locatifs préférentiels.
Parvenu au terme de cette mission, je suis plus que jamais persuadé que les enjeux soulevés par la situation des Ehpad vont bien au-delà des aspects actuellement retenus par l'exposition médiatique des mobilisations de personnels. Les chantiers auxquels la ministre des solidarités et de la santé ne peut désormais plus se soustraire sont déterminants et touchent à l'un des plus grands défis qu'il nous faut relever : la prise en charge, dans la dignité, de nos aînés.