Monsieur le ministre d'État, les hommes et les femmes placés sous votre direction, sous votre commandement, sont en souffrance. Ils l'ont exprimée de diverses façons : des manifestations hors champ syndical, des suicides en nombre plus élevé que par rapport à la moyenne nationale. Cela nous a conduits à décider la création de cette commission d'enquête et les auditions auxquelles nous avons déjà procédé nous confirment ce malaise aux causes multifactorielles, mais une cause n'efface pas, n'élude pas les autres. Au contraire, il convient pour nous d'analyser chacune d'entre elles, de leur donner leur juste proportion. Cela nous amènera à faire un certain nombre de préconisations.
D'ores et déjà, nous aimerions savoir quelle est votre perception de ce malaise, de ses causes, et connaître les solutions que vous avez déjà pu apporter ou que vous allez apporter à l'avenir à chacun des problèmes identifiés.
On se rend bien compte que le malaise est profond : policiers et gendarmes sont en quête à la fois de sens et de reconnaissance.
En quête de sens : ils s'interrogent parfois sur l'utilité même de leur action et les risques accrus qu'ils prennent souvent aujourd'hui quand ils ont le sentiment d'une réponse pénale insuffisante ou, à tout le moins, inadaptée.
En quête de reconnaissance : ils se sentent parfois insuffisamment soutenus par leur hiérarchie. Cela vaut, ils nous l'ont dit, plus pour les policiers que pour les gendarmes. Il semblerait qu'il y ait chez les gendarmes, un esprit de corps, alors que certains dénoncent dans la police aujourd'hui plus un esprit de caste, de séparation entre les corps par des cadres formés davantage comme des gestionnaires que comme des meneurs d'hommes.
Ils sont en quête de reconnaissance aussi par les politiques que nous sommes tous - et pas seulement vous, monsieur le ministre d'État -, par les médias, qui ont parfois propension, selon eux, à les incriminer assez injustement, alors même que la vérité n'est pas établie par la justice, alors qu'ils devraient travailler en symbiose. À cet égard, on a perçu de part et d'autre un divorce très profond, une césure culturelle entre ces deux mondes qui ne peuvent rien produire s'ils n'agissent pas en symbiose.
Monsieur le ministre d'État, pourriez-vous nous préciser, après l'annonce de la création de 10 000 postes dans les forces de l'ordre - trois quarts pour la police et un quart pour la gendarmerie, ce qu'elle vit mal parce que jusqu'à présent, c'était plutôt du 40/60 -, combien seront affectés par les nouveaux cycles de travail, notamment par la vacation dite « forte » ? Combien seront finalement « annihilés » par la mise en oeuvre des normes européennes en matière de temps de travail ou surtout de temps de repos ? Quel sera le chiffre des créations nettes en équivalents temps plein en tenant compte de ces facteurs ?
Deuxième question : toutes les personnes auditionnées s'accordent sur les conséquences néfastes de la gestion des effectifs sur la plaque parisienne. Le problème, on le connaît, mais les solutions sont loin d'être évidentes. Aujourd'hui, la région d'Île-de-France concentre le plus grand nombre de zones difficiles, avec les policiers les plus jeunes ou des encadrants eux-mêmes très jeunes. C'est en plus la région qui connaît le plus fort déficit d'effectifs si l'on compare les effectifs théoriques et les effectifs réels. Il y a donc de fortes chances que les nouvelles promotions qui sortiront des écoles dans les années qui viennent soient affectées prioritairement là, ce qui n'aura pas forcément tendance à rééquilibrer la pyramide des âges. Est-ce que vous envisagez un système de fidélisation, voire même des systèmes d'incitation pour que les anciens reviennent en Île-de-France, pour essayer de contrecarrer ce phénomène ?
À propos des jeunes affectés en Île-de-France, beaucoup - dans la police, pas dans la gendarmerie - nous ont fait part de leurs difficultés à se loger. Comment sont-ils accompagnés ? Je sais qu'il existe un accompagnement, mais les moyens sont insuffisants selon tous ceux qui nous ont rapporté leur expérience personnelle très difficile. Lorsque huit policiers sont en colocation dans un même logement, c'est un vrai problème, notamment pour les plus jeunes vivant en Île-de-France.
Ensuite, puisque nous sommes partis de la vague de suicides chez les policiers et gendarmes, nous avons noté les efforts qui ont déjà été faits en matière de prévention des risques psychosociaux. Cependant, les moyens humains et matériels du service de soutien psychologique opérationnel sont-ils, selon vous suffisants ou prévoyez-vous de les augmenter à court terme, même si l'on espère qu'à long terme ce sont des réponses beaucoup plus structurelles à ce malaise qui seront apportées ?
S'agissant de la question de la formation et du management. On parlait autrefois de meneurs d'hommes, aujourd'hui de gestionnaires ; d'un côté d'esprit de corps, de l'autre, parfois, d'esprit de caste. Ce phénomène a aussi été certainement accentué par l'indemnité de responsabilité et de performance (IRP), qui a fixé à la police nationale des objectifs strictement quantitatifs et pas qualitatifs. Envisagez-vous de réformer celle-ci ? Comment comptez-vous privilégier, dans le cadre de l'évaluation des services, des critères plus qualitatifs que quantitatifs ?
Cette politique du chiffre avait suivi une politique de proximité, sur laquelle vous ne revenez pas, et qui consistait parfois à demander aux policiers de faire autre chose que leur métier. A la lumière des expériences des deux dernières décennies, quels correctifs comptez-vous apporter ?
En outre, nous sommes très inquiets de l'état du parc automobile et plus encore du parc immobilier. Alors, certes, on fera un peu mieux en 2018 qu'en 2017 ou les années précédentes, mais la réponse qui consiste à dire que l'on fait mieux que les années précédentes nous paraît insuffisante, compte tenu de l'ampleur du problème aujourd'hui. Avez-vous pu évaluer, de façon exhaustive, les manques à la fois dans le parc immobilier, le parc automobile et le reste des équipements ? À combien estimez-vous le montant nécessaire des crédits pour que le parc immobilier retrouve une situation satisfaisante ? S'agissant du parc automobile, à combien estimez-vous l'âge ou le kilométrage au-delà duquel une voiture ne devrait plus pouvoir rouler ? Quels devraient être l'âge et le kilométrage moyens des véhicules ? Au rythme de 2018, combien faudra-t-il d'années pour en revenir à une situation normale ? Ne pensez-vous pas nécessaire une loi de programmation pour donner à nos forces de l'ordre une réponse solide sur plusieurs années ?
Enfin, il y a la question des tâches indues, qui sont dénoncées. À combien sont-elles évaluées ? Comment pensez-vous pouvoir en libérer policiers et gendarmes, sachant que le nombre d'emplois administratifs créés à cette fin ne suffira probablement pas ? On dit communément que les policiers et gendarmes passent les deux tiers de leur temps en tâches procédurales et un tiers seulement en opérationnel. Comment comptez-vous les soulager ? Par l'emploi de personnels administratifs dans les forces de police et de gendarmerie ? Par un allégement de la procédure pénale ? Un projet de loi est en préparation, mais, entre les propositions initiales évoquées dans le cadre des chantiers de la justice et celles qui sont retenues par la Chancellerie, quelle part de temps pourra être libérée ? S'agira-t-il de mesures complètes ou à la marge ? Combien d'équivalents temps plein de policiers seront ainsi dégagés sur le terrain pour la police de sécurité du quotidien (PSQ) ou la police secours ?
De la même façon, irez-vous plus loin dans les pistes pour déléguer des tâches indues aux policiers municipaux ? Par exemple, alors que nous avons légiféré sur ce sujet il y a deux ans, on n'avance pas sur une chose, pourtant simple, qu'est l'accès des policiers municipaux au fichier des plaques minéralogiques ou des permis de conduire. M. Cazeneuve nous l'avait promis pour le 31 décembre 2016, mais ce n'est toujours pas possible en 2018, alors que la loi le permet depuis 2016. Chaque fois, il faut passer par l'intermédiaire d'un agent de la police nationale ou d'un gendarme pour y avoir accès.
Se pose aussi le problème de l'insuffisante qualification judiciaire des policiers municipaux, qui ne peuvent même pas boucler une procédure de contravention à la réglementation municipale du code de la route sans que le policier national soit obligé d'auditionner avant transmission au parquet, dès lors qu'il ne s'agit pas d'une amende forfaitaire. On pourrait lister ces charges indues qui, aujourd'hui, pèsent sur la police nationale au détriment de la police municipale.
Qu'en est-il aussi de l'administration pénitentiaire ? Celle-ci a-t-elle les moyens aujourd'hui d'assurer les transfèrements ou quand les aura-t-elle et à quelles conditions ? De même, on sait, pour les fréquenter, que beaucoup d'unités de police nationale qui ont une maison d'arrêt dans leur ressort sont très souvent mobilisées par un certain nombre d'événements que l'administration pénitentiaire devrait pouvoir gérer.
L'État a recours depuis un certain nombre d'années à la sécurité privée, par exemple, pour gardienner les ministères non régaliens. Existe-t-il encore des possibilités pour alléger les tâches de la police nationale et de la gendarmerie ?
Enfin, nous terminerons par la question judiciaire - j'ai abordé la question de la procédure pénale -, ce sentiment d'incompréhension qu'ont policiers et gendarmes vis-à-vis des magistrats, dans les rapports interpersonnels parfois, mais surtout du fait des réponses pénales qui leur paraissent inadaptées, ce qui contribue à saper le moral de vos troupes.
Quelles mesures compenseront l'abandon, de fait ou juridique, de l'accord « parcours professionnels, carrières et rémunérations » (PPCR) ? Les personnels avaient quelque espoir, mais, en entendant les syndicats, il est apparu que cet accord était resté lettre morte.