Nous mesurons la responsabilité qui est la nôtre, aujourd'hui, devant vous, tant le sujet est grave et ses conséquences terribles. Les suicides sont la conséquence d'une problématique multifactorielle complexe et dont les symptômes sont perçus, endurés et traités individuellement.
La thématique des suicides est un sujet que nous avons analysé dans le cadre d'une étude publiée l'année dernière. Elle s'attachait à démontrer que la population des « gendarmes » était plus touchée par ce fléau que la majorité de la population civile, exception faite des agriculteurs qui sont aujourd'hui le corps de métier où le taux de suicide est le plus élevé. Notre étude n'abordait pas de manière directe les éléments menant aux actes auto-agressifs mais évoquait l'étroite implication entre les facteurs personnels et les facteurs professionnels.
Choisir d'embrasser la carrière de gendarme, c'est bien plus qu'exercer un métier. C'est un mode de vie. Un gendarme a un lien au service de 96h par semaine en moyenne. Un tel taux de sujétion n'est possible que par la vie en caserne. De la formation initiale jusqu'à la retraite, le gendarme est un militaire qui vit sur son lieu de travail. Qu'il soit en quartier libre, en repos ou en permission, il est sollicité par la population civile qu'il protège, ou par ses camarades qui vont évoquer tel ou tel dossier. Nous disons souvent que le gendarme est un militaire qui est 7j/7 et 24h/24 sur son « territoire d'opération », avec sa famille. La famille subit directement les effets de la disponibilité des gendarmes, appels de nuits qui réveillent toute la famille, horaires à forte amplitude, inquiétude au départ de chaque intervention, sujétion forte.
Il est donc illusoire de penser que la sphère personnelle et la sphère professionnelle puissent être considérées comme deux choses indépendantes, imperméables. Parler de suicide consécutif à des « difficultés personnelles » pour un gendarme est un déni de la spécificité de notre métier.
Ce mode de fonctionnement, adossé à une importante culture militaire, est le socle de cet « esprit de corps » qui existe au sein de l'institution. Il est un pilier de la gendarmerie. Il permet à ces unités en sous-effectif chronique de tenir la mission, d'assurer la sécurité des français et il permet aux gendarmes de tenir.
Mais c'est également une arme à double tranchant. En effet, vivre sur son lieu de travail prend un autre sens lorsque vous êtes victime de menaces, de harcèlement par votre chef. Il n'existe plus de refuge, plus de barrière. Vous êtes au contact permanent de la source de vos angoisses et de votre mal-être. Ces dernières années, nous avons pu constater une hausse des conflits entre les militaires de terrain et les premiers échelons de commandement, qui doit légitimement poser la question de la sélection et de la formation des personnels titulaires d'un commandement. C'est un problème également lorsque votre logement est insalubre, et que vos conditions de vies sont dégradées.
Choisir d'embrasser la carrière de gendarme, c'est aussi une quête de sens. Vous avez choisi la voie d'un engagement au profit des citoyens, pour la République. Les termes « respect », « justice », « sacrifice » et « reconnaissance » ont un sens dans votre action quotidienne. Mais de nombreux gendarmes souffrent de la multiplication effrénée des « axes prioritaires », des « causes nationales », des « plans d'action », des « réformes pénales ». Tout est urgent, tout est prioritaire. Il ne perçoivent pas l'adéquation pourtant nécessaires à leur secteur, à leur moyens de ces décisions centrales, ils ne ressentent que les heures qui s'accumulent de service coordonné en service coordonné, d'indicateur chiffré en objectif implicite, avec des procédures toujours plus lourdes ou plus complexes, sans vrai formation continue.
Ils sont également sensibles au résultat de leur travail, et je ne parle pas là de statistiques, mais des peines prononcées sur le fondement des procédures judiciaires traitées par les gendarmes. Le Général Soubelet s'était fait l'écho de ce sentiment de peines inadaptées, et du sentiment d'impunité. Je tiens à préciser que, si le sentiment est toujours bien présent, les militaires de la gendarmerie ne sont pas dupes. Ils ne tiennent pas les magistrats pour responsables. Bien au contraire, ils partagent leur peine. Lorsque vous sollicitez début mars une convocation par officier de police judiciaire et que la date d'audience est en novembre, vous prenez vite conscience des contraintes qui pèsent sur le calendrier d'audiencement, vous comprenez le recours aux alternatives aux poursuites, vous comprenez que pour incarcérer un mis en cause, il va falloir libérer de la place dans les centres pénitentiaires. Aujourd'hui, un militaire a parfois l'impression de travailler pour rien. Il ne blâme pas les magistrats. Il voit un système à bout de souffle, qui est à saturation et qui, lui aussi, a urgemment besoin de moyens...
Les moyens sont une composante importante de la reconnaissance. En effet, lorsque vous êtes autant engagé que peut l'être un militaire de la gendarmerie, vous attendez des pouvoirs publics qu'ils vous donnent les moyens humains et matériels de remplir votre mission. Cependant, l'état des finances publiques a conduit à des choix budgétaires qui n'ont pas toujours été bien compris. L'état des véhicules, les dotations en carburant, les fournitures basiques comme le papier sont des postes sur lesquels les militaires ne comprennent pas que l'on puisse transiger.
Plus récemment, la répartition des effectifs se fait au détriment de la gendarmerie, sans que la décision ne soit explicitée. C'est d'autant plus problématique que la gendarmerie s'est montrée exemplaire dans le cadre de la révision générale des politiques publiques, dans les opérations de transformation de poste ou dans l'adaptation des états-majors lors de la fusion des régions administratives. Demain, c'est la question des laboratoires qui va se poser alors que la gendarmerie s'est montrée efficiente avec l'accréditation des plateaux techniques et la mise en place d'un réseau de police technique et scientifique de proximité.
Les questions financières sont également sources de déceptions. GENDXXI est notamment intervenue au sujet des antennes GIGN qui sont en situation de décrochage, à mission équivalente, avec le RAID et la brigade de recherche et d'intervention de la préfecture de police de Paris (BRIPP). L'ajournement du protocole « Parcours professionnels, carrières et rémunérations » (PPCR) a été également mal perçu. Enfin, certaines primes, telles que l'indemnité de fonction et de responsabilité (IFR) et la prime de résultats exceptionnels (PRE) posent de véritables questions de cohérence ou de légitimité. Sans parler de l'actuelle réforme des retraites qui inquiète et suscite des interrogations sur l'engagement et les sacrifices consentis par les militaires et la reconnaissance de la Nation qui en découle.
Je terminerai mon propos en évoquant les dispositifs mis en place pour détecter les personnels en difficultés et leur porter assistance. Si des efforts notables ont été faits en la matière par le biais de la mise en place des psychologues en régions, par le biais des cellules « Hygiène, sécurité, conditions de travail » (HSCT), par une meilleure prise en compte des risques psycho-sociaux, il s'agit de mesures à posteriori. Nous devons poursuivre cet effort en systématisant la recherche des causes, en étudiant les conditions de travail d'un militaire suicidaire ou suicidant et en tirant les conclusions qui s'imposent.
Nous souhaitons identifier et traiter les facteurs d'origine pour minimiser les effets. Il n'aura échappé à personne que GENDXXI est particulièrement impliquée dans les conditions de travail des gendarmes notamment dans le cadre de la transposition de la directive temps de travail, car nous pensons que le bien être des personnels passe par une meilleure prise en compte des temps de repos. Nous avons évoqué devant vous les notions de « sens de la mission », des « moyens » qui lui sont alloués, et de la « reconnaissance » qu'attend un militaire de la gendarmerie. Ces éléments sont des facteurs importants.
En interne, nous devons mener une réflexion sur la formation au management, sur la détection des personnels à risque et sur les processus internes d'analyses des causes. C'est un devoir que nous avons pour la mémoire des camarades qui nous ont quittés, pour les militaires en activités, pour les générations à venir.