Madame la présidente – chère collègue Marie-Noëlle Lienemann –, madame la garde des sceaux, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur – cher Thani –, mes chers collègues, nous voilà réunis pour examiner une proposition de loi présentée il y a quelques semaines à l’Assemblée nationale.
Nous voilà réunis pour donner du sens, de la suite, du corps à une volonté longtemps exprimée par plus d’un avant moi, et notamment Aimé Césaire, député de la Martinique, d’une exigence légitime de différenciation. D’ailleurs, c’est avec un certain bonheur que je constate que ce mot – heureux – est désormais adopté par le Président de la République et son gouvernement à l’endroit de nos pays.
Eh oui ! n’en déplaise aux adeptes de l’uniformité de la République, ladite outre-mer est différente ! Différente par son histoire, différente par ses peuplements, différente par les affres et les traces laissées par ses migrations souvent imposées, différente par sa – que dis-je ! –, par ses cultures, ses mœurs, marquée par un vécu ô combien douloureux écrit à l’encre indélébile, une encre aux couleurs d’inégalités rapiécées, d’injustices banalisées, d’oppressions sanglantes. Pas simple, cette histoire. Pas simple du tout !
Et c’est parce qu’elle n’est pas simple que nous sommes là aujourd’hui. C’est parce qu’elle n’est pas simple que l’histoire – son histoire – nous convoque aujourd’hui ici, solennellement, pour exprimer ensemble cette évidence : celle de la différence.
Le pouvoir hélas ! a souvent nié cette différence et a maintes et maintes fois souhaité que, y compris par la force sanglante, ces pays se couchent, se plient dans le moule qui muselle toute initiative, toute conquête, toute émancipation.
Le cheminement pour le progrès humain a été long, très long, y compris après que, l’esclavage une fois aboli, a enfin commencé une quête de la reconnaissance d’une humanité. Oui, d’une humanité !
Et c’est dans cette humanité jeune finalement, vieille de quelques décennies, d’il y a à peine un siècle et demi, que l’homme de ladite outre-mer tente durement, laborieusement, de trouver sa place, d’exister, enfin de survivre pour exister.
La notion de propriété est une histoire vieille pour la vieille Europe conquérante, mais tellement récente pour nous. Lâché dans un nouveau monde déshumanisé, il restera à l’ancien esclave à tout faire, tout construire. Être propriétaire ? Souvent une chimère. Avec quoi ? Sans instruction, sans moyens, rémunéré dès lors certes, mais à quel prix : trois francs six sous !
Alors, quand le fruit du labeur le permet enfin, sou par sou, goutte de sueur par goutte de sueur, le bien acquis, la petite case, les trois acres de terre cultivable deviennent tellement chers, tellement précieux, tellement pleins de valeur qu’il n’est pas envisageable de régler une quelconque succession avant le jour du départ pour l’au-delà. Ce qui est rare est cher, ce qui est rare a du prix !
Pour rajouter à cette complexité de la différence, cent ans après l’abolition de l’esclavage, le pouvoir organise la migration, une nouvelle, une de plus. Il faut « dégonfler » au plus vite ces îles hideuses, pauvres et misérables, qui commencent à gronder. Vingt années de migration forcée vers ladite métropole censée être le nouvel eldorado voient arriver ces oubliés de l’histoire par dizaines de milliers : les convoqués du BUMIDOM, les enfants de la Creuse sont les exilés d’un nouveau genre.
On avait choisi le plus facile, le plus ignoble aussi. On avait choisi d’ignorer cette humanité, de ne pas l’affronter avec courage et réalité. On dépossède encore une fois. Une fois de plus, une fois de trop !
Les enfants partent par milliers, par dizaines de milliers, encouragés y compris par leurs parents qui rêvent pour eux d’un avenir meilleur. Beaucoup ne reviennent pas, fuient ces pays dans lesquels les souvenirs ont souvent la couleur de leur peau.
Explosées partout dans le monde, nombreuses, très nombreuses en France, les générations se succèdent sans se raccrocher pour autant à un pays dont beaucoup ignorent tout.
Et les biens sont restés là, en l’état. Plus personne pour s’en occuper. L’écheveau emmêlé de la succession devient une affaire inextricable. Les héritiers en cascade ont du mal à être repérés, à être identifiés. Les familles s’affrontent, des drames surviennent, et la solution est souvent l’abandon. On abandonne pour laisser à l’univers public son lot de désolation : squats, réserves naturelles nombreuses pour le moustique tigre, qui sème dengue, chikungunya. Les villes sont défigurées par ces masures, ces terrains en friche.
Pour le pays que je connais le mieux, la Martinique, dans certaines communes on peut compter jusqu’à un taux de 83 % de cas d’indivisions non réglées, par exemple au Macouba dans l’extrême nord du pays, 50 % dans la ville capitale Fort-de-France. Mais la situation est la même à Pointe-à-Pitre, à Morne-à-l’Eau, à Cayenne, à Saint-Paul, à Papeete, à Mamoudzou.
Le contexte que je me suis appliquée à décrire dans mon exposé en est la cause réelle et sérieuse.
Alors, comment faire pour accompagner un règlement plus rapide de ces situations, qui posent de véritables problèmes à la santé publique, à la préservation sanitaire, mais aussi à l’ordre et à la cohésion familiale ? Oui, comment faire, sinon faire différent ? Comment faire, sinon coller à un contexte singulier et particulier ?
J’en profite pour remercier le Gouvernement, et particulièrement Annick Girardin, qui a pu se rendre compte de la situation sur le terrain, mais aussi votre ministère, madame la garde des sceaux, qui a compris que le droit commun ne pouvait correspondre à cette réalité.
Il faudra donc déroger. L’initiateur de cette proposition de loi, le député Serge Letchimy, a proposé que cela se fasse sur dix ans, le temps nécessaire pour un sérieux coup de plumeau. Nous lui devons notre confiance. Il sait de quoi il parle, il maîtrise cette matière.
Docteur en urbanisme, le député Letchimy possède à son actif des dizaines de procédures de réhabilitation de quartiers entiers. Son histoire a d’ailleurs été retracée sous la plume d’un brillant écrivain martiniquais, Patrick Chamoiseau, dans un ouvrage qui a obtenu le prestigieux prix littéraire Goncourt. Maire de Fort-de-France pendant dix ans, Serge Letchimy avait fait de ces biens abandonnés une véritable croisade. Pour l’avoir accompagné dans ses mandatures municipales en tant qu’adjointe en charge de la sécurité, j’ai eu pour un seul quartier – je dis bien un seul –, sur les cent trente que compte Fort-de-France, à traiter le cas de pas moins de 300 maisons qui relèvent de cette situation de succession non réglée.
Alors, c’est en toute connaissance de cause et pour ne pas rester, pour citer Césaire, « les bras croisés dans l’attitude stérile du spectateur », qu’il a pris l’initiative de proposer cette heureuse dérogation. Il n’est pas du genre à capituler devant la difficulté, devant le cadre qui étrangle, qui enserre. Il faut en permanence inventer. Il a été pour cela aidé dans sa tâche par des professionnels des questions de propriété, notaires, établis ou en devenir. J’ai à cette occasion une pensée particulière pour l’une d’entre eux, Samantha Chevrolat, à laquelle je rends un hommage appuyé aujourd’hui pour son engagement.
Cette loi est attendue. Nos populations piaffent d’impatience. Le parquet de Fort-de-France a même salué l’initiative lors de sa rentrée solennelle pour dire et souligner la fluidité qu’elle provoquera dans de nombreuses procédures, en particulier dans nos tribunaux engorgés.
Des réunions se tiennent déjà partout. Ce n’est pas mon collègue et ami Maurice Antiste qui me démentira : dans la seule commune du François, en Martinique, dont il était le maire jusqu’à récemment, une foule impressionnante de centaines de Martiniquais impatients s’était pressée pour entendre Serge Letchimy. Au moment où je vous parle, aujourd’hui 4 avril, ce dernier est reçu, car réclamé, en Guadeloupe, au Gosier, pour une réunion publique au côté de deux autres députés, Max Mathiasin et Justine Benin, pour dire et redire l’urgence de cette disposition.
Alors, aujourd’hui, on parlera beaucoup de droit, je le sais, on fera référence à l’article le meilleur, le plus rigide aussi parfois. On ira chercher certainement le détail là où se cache le diable pour encadrer, « enrichir » comme on dit. Le débat doit avoir lieu, il est légitime et normal et j’y tiens, avec le plus grand respect pour l’expression de toutes les opinions.
Les amendements suscités sont certes légitimes et nourrissent en quelque sorte l’idée que cette loi était finalement espérée. Mais ne perdons pas de vue, en sagesse, l’essentiel.
Moi, j’ai eu envie de vous parler de la réalité d’une élue de ladite République d’outre-mer, celle dont les ancêtres ont dû souvent « marronner », autrement dit faire autrement, faire différent, pour faire entendre leur cause. Oui, au fond de moi, j’ai la force et la conviction que le droit sans la reconnaissance d’une humanité réelle et assumée peut mal, peut injuste, peut maladroit. Colbert, qui me surplombe ici en ce moment, avait lui aussi choisi le droit en son temps, le droit bien écrit, le droit face à l’humanité, l’humanité différente, au travers du Code noir.
En assurant à des milliers de familles décomposées, recomposées, triturées, tout en garantissant la stricte préservation de leurs droits, une fluidité contextuelle, conjoncturelle au règlement de leurs déboires, la République aura signifié son entrée magistrale dans cette revendication de la différenciation. Les meilleures lois pour l’outre-mer seront désormais celles qui préserveront ce droit à la reconnaissance d’une singularité que nous ne demandons qu’à assumer.
Aux collectivités régies par l’article 74 de la Constitution qui ont choisi de s’inscrire dans la dynamique de cette proposition de loi, je ne peux que dire : bienvenue ! Nos histoires communes ne sauraient être étranglées par le fétichisme d’un article de la Constitution. Assemblons donc tout ce qui se ressemble.
Mais ne perdons jamais de vue que nous traitons là de questions urgentes, qui faciliteront le quotidien aussi bien des maires, des élus, des responsables de l’État que de milliers, de dizaines de milliers de familles en attente dans les couloirs encombrés des tribunaux – souvent sous-dotés en moyens – de la République.
Cette résolution n’est pas destinée à devenir le point de règlement de tous les sujets liés à l’indivision. Il s’agit d’un sujet particulier. Un petit proverbe de chez nous nous rappelle : a fos makak caressé ych li i tchoué y – autrement dit : l’excès en tout nuit. Ne noyons pas l’essence de ce texte, considérons-le comme une boîte à outils pertinente.
La demande est simple : de quoi s’agit-il en fait ?
Permettre aux indivisaires de passer de l’unanimité requise pour un partage à la majorité ; permettre aux successions ouvertes depuis plus de cinq ans de procéder à la vente ou au partage du bien ; permettre aux notaires, sans passer par les tribunaux, tellement engorgés, d’accomplir les actes en prenant toutes les précautions formelles d’information.
La proposition de loi sécurise le coïndivisaire en situation protégée, notamment le conjoint survivant, le tribunal restant maître en cas d’opposition.
Cette loi est une loi de bon sens ! Elle colle au contexte, elle colle à la réalité, elle correspond à un vécu qui est récurrent dans nos pays…