Madame la présidente, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, nous sommes aujourd’hui appelés à légiférer sur une proposition de loi visant à apporter une solution à un problème très ancien dans nos régions : l’indivision successorale. Pourquoi viser précisément les territoires ultramarins ? Parce que, dans ces collectivités, l’accès à la propriété, fort difficile, est encore aggravé par ce système d’indivision. Cette situation entrave bien évidemment le développement de nos territoires.
Le rapport d’information Une sécurisation du lien à la terre respectueuse des identités foncières : 30 propositions au service du développement des territoires de la délégation sénatoriale à l’outre-mer, publié en 2016, soulignait cet état de fait. Le problème est en effet bien réel : dans la mesure où tous les héritiers doivent être rassemblés pour qu’une décision soit prise au sujet d’un bien immobilier hérité – la vente, par exemple –, le bien reste souvent inutilisé, à l’abandon, et les ressources qu’auraient pu en tirer les héritiers restent lettre morte.
Cette situation est due à un état du droit archaïque qui a besoin d’une simplification. C’est cette simplification que tend à apporter la présente proposition de loi.
M. le député de la Martinique Serge Letchimy, auteur de la proposition de loi, a, par exemple, souligné qu’en Guadeloupe les familles, connaissant mal leurs droits en la matière, recourent peu au notaire pour la transmission et ignorent les règles régissant l’indivision. Ce processus est accentué par un manque de confiance des citoyens ultramarins dans le droit français.
On est donc face à une véritable paralysie foncière. En Martinique, par exemple, plus de 40 % du foncier est gelé pour cause d’indivision successorale. Les conséquences ne sont pas seulement néfastes pour le foncier. L’indivision successorale signifie aussi un engorgement des juridictions d’outre-mer dû au contentieux successoral.
Aussi, le texte examiné aujourd’hui, adopté en première lecture à l’Assemblée nationale, devrait rencontrer la même approbation au Sénat, puisque, d’une part, il tend à autoriser les indivisaires représentant la majorité des droits indivis à provoquer la vente ou le partage et, d’autre part, il vise à préciser qu’un indivisaire opposé au projet d’acte notifié saisit le tribunal de grande instance à fin de partage judiciaire dans les conditions de droit commun. En somme, il s’agit d’un nouvel outil destiné à résoudre une grande partie des difficultés foncières. Si l’on devait le résumer en une phrase, je dirais que tout repose sur la dérogation à la règle de l’unanimité en matière de consentement.
Il s’agit en effet d’adapter la procédure aux spécificités des territoires ultramarins. Alors que, dans l’Hexagone, il est souvent aisé de réunir les indivisaires lors du partage des biens hérités, il en va tout autrement en outre-mer, où les familles sont par ailleurs très nombreuses. Dans ces situations, l’article 73 de la Constitution autorise le législateur à intervenir pour adapter les règles de droit commun aux caractéristiques et aux contraintes particulières de ces territoires, habituellement soumis à la règle de l’identité législative.
En premier lieu, je souhaiterais souligner que le dispositif dérogatoire prévu par la présente proposition de loi est temporaire. L’article 1er vise en effet à prévoir que les dispositions du texte seront valables jusqu’au 31 décembre 2028. Il s’agit, en fait, d’apporter une réponse rapide à une situation gangrenée depuis des années. Dans la décennie qui vient, nous allons pouvoir réfléchir à une solution pérenne pour le foncier en outre-mer.
Autre point important : le droit de propriété n’est pas remis en cause par le présent texte. Ce droit, garanti par les articles 2 et 17 de la Constitution, ne peut être limité, sauf s’il s’agit d’un motif d’intérêt général. Or la dérogation au droit commun prévue par la proposition de loi se justifie par un motif d’intérêt général et par le caractère proportionné à l’objectif visé par les mesures proposées, notamment en imposant une notification du projet de vente ou de partage par acte extrajudiciaire à tous les indivisaires, en renforçant les modalités de publicité du projet et en renversant la charge de la saisine du juge en cas d’opposition d’un indivisaire minoritaire au projet.
En second lieu, je voudrais saluer le travail de la commission des lois du Sénat, qui, tout en restant fidèle à l’esprit du texte, l’a rendu plus efficace. Ainsi, à l’article 1er, elle a étendu l’application du dispositif dérogatoire de sortie d’indivision à Saint-Barthélemy et à Saint-Martin. Elle a ensuite décidé que ce dispositif ne s’appliquerait qu’aux successions ouvertes depuis plus de dix ans – et non cinq ans comme c’était le cas dans le texte initial – afin de permettre aux héritiers d’exercer pleinement les actions qui sont prévues par le code civil.
Enfin, le texte examiné aujourd’hui, tel que modifié par la commission, prévoit que la majorité requise pour effectuer des actes d’administration ou de gestion n’est pas des deux tiers, mais est simplement de la moitié.
Autre mesure importante : à l’article 5, la commission a étendu aux autres collectivités ultramarines concernées par le texte l’application du mécanisme créé au bénéfice de la Polynésie française. Ainsi, le conjoint survivant ou l’héritier copropriétaire peut désormais bénéficier de l’attribution préférentielle du bien sur lequel il a établi sa résidence. De même, à l’article 6, le dispositif visant à empêcher la remise en cause d’un partage judiciaire transcrit ou exécuté a été étendu à toutes les collectivités.
Le présent texte constitue donc une avancée majeure dans la résolution du problème foncier en outre-mer. Charge au législateur de poursuivre le travail amorcé : le rapport de M. le vice-président du Sénat et sénateur de Mayotte, Thani Mohamed Soilihi, est d’ailleurs éclairant. Il propose, par exemple, la mise en place de groupements d’intérêt public ayant pour objet la reconstitution des titres de propriété.
Pour toutes ces raisons, nous voterons ce texte de loi, car, comme l’a relevé Mme la ministre des outre-mer, Annick Girardin, il constitue un « premier aboutissement des travaux menés avec le Gouvernement pour porter une ambition commune ultramarine ».