Intervention de Gautier Maigne

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 5 avril 2018 à 8h30
Audition de M. Gilles de Margerie commissaire général de france stratégie

Gautier Maigne, directeur du département « Société et politiques sociales » de France Stratégie :

Je commencerai par vous proposer quelques éléments de définition ou de cadrage sur les termes que vous avez choisis pour votre étude. La notion de « génération » est assez complexe et ambiguë : elle peut désigner à la fois des groupes d'âge et des cohortes, c'est-à-dire l'ensemble des personnes nées dans un groupe d'années donné. Ce peut être, alternativement, une photographie ou un film, sans que l'on distingue toujours bien les deux. Cette notion est utile pour décrire les réalités sociales, mais elle peut masquer d'autres découpages de la réalité : niveau de revenu, origine sociale, genre, lieu de résidence ou origine migratoire. Il faut donc prendre garde à ne pas trop homogénéiser l'ensemble des membres d'une génération ou d'un groupe d'âge.

La notion de « pacte entre les générations » renvoie implicitement au pacte social de 1945, qui a été, entre autres choses, un pacte entre les générations. En effet, le système social alors créé s'est organisé autour de trois grands temps sociaux, trois âges de la vie : la formation, le travail et la retraite. On finance la formation et la retraite à partir de prélèvements sur la valeur créée par le travail. Ce pacte consistait largement à socialiser une partie des solidarités entre les générations qui, jusqu'alors, étaient largement privées et, notamment, familiales.

Ce pacte a eu un succès assez considérable. Ce succès s'est néanmoins peut-être fait de manière déséquilibrée au détriment de certains groupes d'âge et de générations. En outre, il faut sans doute revoir aujourd'hui ce pacte parce que les besoins de chaque groupe d'âge et leurs situations relatives ont changé et que de nouveaux temps sociaux ou âges de la vie sont apparus qui peuvent appeler de nouvelles solidarités intergénérationnelles publiques ou privées.

Nous nous sommes concentrés, dans nos travaux, sur la question des transferts financiers, publics ou privés, entre générations. Ils sont loin de couvrir l'ensemble des relations et des transferts qui s'accomplissent, mais ils sont mieux connus et couverts par la statistique publique.

Que s'est-il passé au cours des dernières décennies ? Depuis 1945, il y a eu une augmentation massive des transferts financiers entre générations. Les transferts publics, notamment de protection sociale, ont plus que doublé entre 1960 et 2010, passant de 15 % à 32 % du PIB. On observe dans le même temps une augmentation très significative des transferts privés et, en particulier, des flux successoraux : héritages et donations ont triplé entre 1950 et 2010, de 5 % à 15 % environ du PIB. Au total, ces transferts ont considérablement augmenté, de 20 % de la richesse nationale vers 1950 à environ 50 % aujourd'hui.

Ces transferts se sont faits, de plus en plus, au bénéfice des groupes les plus âgés. Selon nos travaux de recherche, entre 1979 et 2011, le poids des personnes de plus de 60 ans dans les transferts publics a fortement progressé, de 11 % à 17 % du PIB, alors que les transferts reçus par les autres tranches d'âges sont demeurés relativement stables. Cela reflète, d'une part, l'augmentation démographique importante du nombre de personnes âgées, puisque la part des plus de 60 ans dans la population française est passée de 15 à 25 % sur la période, d'autre part, une évolution des dépenses individuelles. Or, de ce point de vue, le constat est plus nuancé : si l'on observe les dépenses individuelles moyennes par tranche d'âge, on voit que les transferts à destination des personnes de plus de 60 ans ont augmenté de dix points, ceux à destination des personnes de moins de 25 ans de cinq points. En valeur absolue, l'augmentation est donc deux fois plus importante pour les plus âgés. En revanche, comme les niveaux initiaux étaient très différents en valeur relative, l'évolution relative est de fait plus rapide pour les jeunes, notamment si l'on intègre les dépenses d'éducation dans le calcul.

Il faut aussi prendre en compte la contribution de chaque groupe au financement de la protection sociale : là aussi, le niveau de prélèvement individuel moyen des personnes de plus de 60 ans a augmenté de manière très significative, de 8 % à 16 % du PIB par tête. La création de la CSG est un exemple marquant de cette contribution accrue demandée aux plus âgés. En revanche, les personnes de 26 à 59 ans restent de loin les plus gros contributeurs. Si l'on fait la différence entre ce que reçoivent les différentes classes d'âge au titre de la protection sociale et ce qu'elles contribuent, on constate une augmentation de 2 points de PIB du transfert net vers les plus âgés et de 2,5 points pour les jeunes ; a contrario, le prélèvement net sur les 26-59 ans a progressé de 8 points.

Les transferts privés - héritages et donations - bénéficient eux aussi, de plus en plus, aux plus âgés, du fait de l'augmentation de l'espérance de vie et donc de l'âge moyen au décès du dernier parent, qui est passé de 47 ans en 1980 à 57 ans aujourd'hui.

La situation relative des différentes générations a fortement évolué. C'est vrai, d'abord, pour ce qui est du niveau de revenu. En 1970, le niveau de vie relatif des retraités était très inférieur à celui de l'ensemble de la population : en moyenne, il s'élevait à 70 % du revenu moyen. On a observé un rattrapage progressif jusqu'en 2000, puis une stabilisation. Le niveau de vie des retraités a désormais dépassé celui de l'ensemble de la population, et ce d'autant qu'ils n'ont en général pas à faire face à des charges de logement, comme ils sont plus souvent propriétaires.

Les comparaisons internationales montrent que la France est dans une situation quelque peu atypique : nous sommes le seul pays développé où le niveau de vie des plus âgés est supérieur à la moyenne nationale, devant l'Italie et l'Espagne, où il y a presque parité.

La situation des plus âgés s'est aussi améliorée du point de vue du patrimoine. Si on prend le patrimoine médian des quinquagénaires comme point de référence, on observe, au cours des trente dernières années, une diminution assez sensible des patrimoines relatifs des tranches d'âges les plus jeunes et une augmentation marquée du niveau de patrimoine des personnes âgées de plus de 60 ans. Ces derniers sont désormais fortement surreprésentés parmi les détenteurs des patrimoines les plus importants : alors qu'ils comptent pour environ 25 % de la population totale, ils représentent 50 % des membres du dernier décile de patrimoine et même plus de 60% des ménages du dernier centile.

Après ce regard rétrospectif, je voudrais vous donner quelques éléments sur les évolutions tendancielles de ces transferts.

Pour ce qui est des transferts publics, l'augmentation considérable constatée jusqu'à présent devrait s'interrompre. Quatre scénarios ont été élaborés en fonction de diverses hypothèses d'évolution de la croissance de la productivité et du taux de chômage. Dans le scénario le plus pessimiste, où les gains de productivité seraient durablement limités à 1 % par an et le taux de chômage demeurerait autour de 10 %, on constaterait, après une légère diminution, une remontée, puis une stabilisation à long terme des dépenses sociales au niveau de 2014, soit environ 31% du PIB ; dans les scénarios plus optimistes, on observerait, en revanche, une diminution de la masse des dépenses sociales par rapport au PIB, de 1,5 à 2 points de PIB en 2030 dans les scenarios médians et, de manière plus incertaine, de 4,5 points en 2050 ou 2060 dans le scénario le plus optimiste.

Le message important ici est que l'augmentation régulière des transferts publics devrait s'interrompre. C'est un vrai changement par rapport aux tendances passées.

En revanche, ces transferts vont continuer d'aller vers les groupes les plus âgés. En effet, les dépenses liées à la dépendance ou à la santé progresseront encore, alors que celles qui s'adressent aux jeunes ou aux actifs diminuent. Enfin, on devrait connaître une diminution globale des dépenses liées aux retraites relativement au PIB, du fait de l'augmentation de l'âge moyen de départ à la retraite et, surtout, d'une diminution relative du niveau de vie des retraités, diminution qui serait d'autant plus importante que les gains de productivité et la croissance seraient élevés. On devrait retrouver un niveau de vie relatif des retraités par rapport aux actifs similaire à celui qui prévalait dans les années quatre-vingts ou quatre-vingt-dix. Cela pose une question d'équité : les générations ayant pris leur retraite dans les années 2000 auront eu un meilleur niveau de vie relatif que les générations précédentes et suivantes.

Quant aux transferts privés, les tendances en cours devraient se poursuivre. Le poids de l'héritage et des donations dans le PIB continuera de croître. En premier lieu, en raison de facteurs démographiques, puisque le nombre de décès augmentera considérablement dans les prochaines décennies, passant de 550 000 à 750 000 par an. En second lieu, potentiellement, en raison de la poursuite de la tendance à une croissance de la valeur du patrimoine plus rapide que celle du revenu. Ainsi, ces transferts privés pourraient représenter chaque année jusqu'à un tiers du PIB en 2050, contre 20 % actuellement. Cela se fera au bénéfice de ménages toujours plus âgés, puisque l'âge moyen au décès du dernier parent continuera d'augmenter avec l'espérance de vie et devrait dépasser 60 ans vers 2040.

Je voudrais enfin vous apporter quelques éléments de perspective.

Sur le sujet des retraites, qui est à la fois crucial et assez bien connu, deux questions peuvent être posées : équité au sein des générations et équité entre les générations.

Les projets de système universel de retraite visent à répondre à la première. L'engagement du Président de la République de procéder à une réforme aux termes de laquelle un euro cotisé donnerait les mêmes droits à tous va dans ce sens.

La seconde question a pour objet le niveau de vie relatif des retraités et des actifs et, donc, le partage des gains de productivité entre générations. Le principe d'un système de retraite par répartition est que l'on partage les gains de productivité entre les actifs et les retraités. Cette mécanique a été rompue en France en 1993 : les pensions de retraite ont alors été indexées sur les prix. Ainsi, on a déconnecté les évolutions du niveau de vie des retraités et des actifs. Si les gains de productivité ralentissent, ce qui a été le cas ces dernières années, le niveau de vie relatif des retraités augmente mécaniquement. À l'inverse, si la productivité augmente de façon plus rapide, ce niveau de vie relatif se dégradera. Peut-on reconnecter les évolutions de ces deux niveaux de vie et ainsi mieux partager automatiquement les richesses ?

Un autre sujet crucial pour l'avenir est celui des nouveaux âges de la vie. Le modèle social actuel a été construit autour de trois temps. Or, depuis 1945, de nombreuses évolutions ont fait en sorte que sont apparues de nouvelles préoccupations pour des âges de la vie qui faisaient l'objet, jusqu'alors, de peu d'attentions. Ainsi de la petite enfance, moment très important pour le développement des enfants et la réduction des inégalités des chances. Certaines mesures ont été prises, notamment pour l'accueil des petits enfants, mais ne peut-on pas aller plus loin, à l'instar des pays du Nord ?

Les jeunes adultes représentent un autre de ces nouveaux âges. Traditionnellement, on passait directement de la formation à la vie active. Petit à petit, du fait de l'allongement des études et des difficultés d'insertion sur le marché du travail, cet âge intermédiaire a pris de l'importance. On a commencé à apporter des réponses spécifiques aux problèmes de ces jeunes, mais elles sont encore incomplètes, et la logique globale n'a en tout état de cause pas changé. Le système social protège par le biais de la famille, puis par celui du travail. Quand on est entre les deux, comme bon nombre de jeunes entre 18 et 25 ans, les soutiens et les protections manquent.

Les personnes âgées en perte d'autonomie constituent le dernier de ces nouveaux âges de la vie. L'allongement de l'espérance de vie a créé un nouveau risque, que l'on a commencé à prendre en charge il y a une vingtaine d'années, par la prestation spécifique dépendance, puis par l'allocation personnalisée d'autonomie (APA) et la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA). L'équilibre trouvé entre solidarités publiques et privées est-il satisfaisant ? Cette question deviendra toujours plus importante au cours des décennies à venir, du fait, d'une part, du vieillissement accru des générations du baby-boom, dont l'entrée dans cet âge se produira entre 2025 et 2040, d'autre part, de la diminution sur la même période, pour des raisons tant démographiques que socio-économiques, du ratio entre aidants et personnes âgées. Les solidarités privées seront donc peut-être moins en mesure de faire face à ce risque.

Enfin, veut-on et peut-on éviter une société d'héritiers âgés ? En matière de transferts privés, si l'on ne fait rien, le patrimoine devrait toujours plus circuler seulement entre personnes de plus de 60 ans. Cela pose des questions tant du point de vue social que pour l'efficacité économique. Selon bon nombre d'auteurs, il faudrait « rajeunir » ce patrimoine. Cela peut passer par une incitation à la transmission du patrimoine aux plus jeunes par diverses mesures fiscales. Selon certains, il faut aller plus loin afin de lutter contre les inégalités patrimoniales. Cela passerait par une dotation en capital, c'est-à-dire une sorte d'impôt négatif sur les successions. Cette idée a été assez critiquée : si davantage de recettes provenant des droits de succession et de donation sont disponibles, il peut être plus pertinent de les utiliser pour financer des mesures en faveur de la petite enfance, des jeunes adultes, ou des personnes âgées en perte d'autonomie.

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