Je remercie, en notre nom à tous, M. Gilles de Margerie, commissaire général de France Stratégie, et M. Gautier Maigne, directeur du département « Société et politiques sociales » de cet organisme. Énarque, normalien, agrégé de sciences sociales, M. de Margerie est, depuis trois mois, à la tête de France Stratégie, après avoir été membre de divers cabinets ministériels, dont, dernièrement, celui de Mme Agnès Buzyn ; il a également travaillé dans le secteur bancaire et créé plusieurs groupes et laboratoires de réflexion. Il est l'un de ceux qui, en France, participent le plus à la réflexion prospective.
Nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui pour évoquer l'un des thèmes de travail de la délégation cette année, celui du pacte entre les générations.
Nous sommes particulièrement heureux d'être parmi vous ce matin, mesdames, messieurs les sénateurs, car le sujet que vous avez choisi rencontre des réflexions que France Stratégie mène d'assez longue date. Nous prenons conscience, au fur et à mesure que le temps passe, du fait qu'il faut considérer les rapports entre générations de manière globale. Nous avons récemment publié des documents qui s'intéressent à l'ensemble des âges de la vie. Ainsi, nous jetons un regard nouveau sur les questions relatives à ce que vous avez appelé le pacte entre les générations. C'est pour nous un axe de travail déjà important, et qui va encore se renforcer dans les mois et années à venir.
Je laisse à présent M. Gautier Maigne vous présenter nos réflexions sur ce sujet.
Je commencerai par vous proposer quelques éléments de définition ou de cadrage sur les termes que vous avez choisis pour votre étude. La notion de « génération » est assez complexe et ambiguë : elle peut désigner à la fois des groupes d'âge et des cohortes, c'est-à-dire l'ensemble des personnes nées dans un groupe d'années donné. Ce peut être, alternativement, une photographie ou un film, sans que l'on distingue toujours bien les deux. Cette notion est utile pour décrire les réalités sociales, mais elle peut masquer d'autres découpages de la réalité : niveau de revenu, origine sociale, genre, lieu de résidence ou origine migratoire. Il faut donc prendre garde à ne pas trop homogénéiser l'ensemble des membres d'une génération ou d'un groupe d'âge.
La notion de « pacte entre les générations » renvoie implicitement au pacte social de 1945, qui a été, entre autres choses, un pacte entre les générations. En effet, le système social alors créé s'est organisé autour de trois grands temps sociaux, trois âges de la vie : la formation, le travail et la retraite. On finance la formation et la retraite à partir de prélèvements sur la valeur créée par le travail. Ce pacte consistait largement à socialiser une partie des solidarités entre les générations qui, jusqu'alors, étaient largement privées et, notamment, familiales.
Ce pacte a eu un succès assez considérable. Ce succès s'est néanmoins peut-être fait de manière déséquilibrée au détriment de certains groupes d'âge et de générations. En outre, il faut sans doute revoir aujourd'hui ce pacte parce que les besoins de chaque groupe d'âge et leurs situations relatives ont changé et que de nouveaux temps sociaux ou âges de la vie sont apparus qui peuvent appeler de nouvelles solidarités intergénérationnelles publiques ou privées.
Nous nous sommes concentrés, dans nos travaux, sur la question des transferts financiers, publics ou privés, entre générations. Ils sont loin de couvrir l'ensemble des relations et des transferts qui s'accomplissent, mais ils sont mieux connus et couverts par la statistique publique.
Que s'est-il passé au cours des dernières décennies ? Depuis 1945, il y a eu une augmentation massive des transferts financiers entre générations. Les transferts publics, notamment de protection sociale, ont plus que doublé entre 1960 et 2010, passant de 15 % à 32 % du PIB. On observe dans le même temps une augmentation très significative des transferts privés et, en particulier, des flux successoraux : héritages et donations ont triplé entre 1950 et 2010, de 5 % à 15 % environ du PIB. Au total, ces transferts ont considérablement augmenté, de 20 % de la richesse nationale vers 1950 à environ 50 % aujourd'hui.
Ces transferts se sont faits, de plus en plus, au bénéfice des groupes les plus âgés. Selon nos travaux de recherche, entre 1979 et 2011, le poids des personnes de plus de 60 ans dans les transferts publics a fortement progressé, de 11 % à 17 % du PIB, alors que les transferts reçus par les autres tranches d'âges sont demeurés relativement stables. Cela reflète, d'une part, l'augmentation démographique importante du nombre de personnes âgées, puisque la part des plus de 60 ans dans la population française est passée de 15 à 25 % sur la période, d'autre part, une évolution des dépenses individuelles. Or, de ce point de vue, le constat est plus nuancé : si l'on observe les dépenses individuelles moyennes par tranche d'âge, on voit que les transferts à destination des personnes de plus de 60 ans ont augmenté de dix points, ceux à destination des personnes de moins de 25 ans de cinq points. En valeur absolue, l'augmentation est donc deux fois plus importante pour les plus âgés. En revanche, comme les niveaux initiaux étaient très différents en valeur relative, l'évolution relative est de fait plus rapide pour les jeunes, notamment si l'on intègre les dépenses d'éducation dans le calcul.
Il faut aussi prendre en compte la contribution de chaque groupe au financement de la protection sociale : là aussi, le niveau de prélèvement individuel moyen des personnes de plus de 60 ans a augmenté de manière très significative, de 8 % à 16 % du PIB par tête. La création de la CSG est un exemple marquant de cette contribution accrue demandée aux plus âgés. En revanche, les personnes de 26 à 59 ans restent de loin les plus gros contributeurs. Si l'on fait la différence entre ce que reçoivent les différentes classes d'âge au titre de la protection sociale et ce qu'elles contribuent, on constate une augmentation de 2 points de PIB du transfert net vers les plus âgés et de 2,5 points pour les jeunes ; a contrario, le prélèvement net sur les 26-59 ans a progressé de 8 points.
Les transferts privés - héritages et donations - bénéficient eux aussi, de plus en plus, aux plus âgés, du fait de l'augmentation de l'espérance de vie et donc de l'âge moyen au décès du dernier parent, qui est passé de 47 ans en 1980 à 57 ans aujourd'hui.
La situation relative des différentes générations a fortement évolué. C'est vrai, d'abord, pour ce qui est du niveau de revenu. En 1970, le niveau de vie relatif des retraités était très inférieur à celui de l'ensemble de la population : en moyenne, il s'élevait à 70 % du revenu moyen. On a observé un rattrapage progressif jusqu'en 2000, puis une stabilisation. Le niveau de vie des retraités a désormais dépassé celui de l'ensemble de la population, et ce d'autant qu'ils n'ont en général pas à faire face à des charges de logement, comme ils sont plus souvent propriétaires.
Les comparaisons internationales montrent que la France est dans une situation quelque peu atypique : nous sommes le seul pays développé où le niveau de vie des plus âgés est supérieur à la moyenne nationale, devant l'Italie et l'Espagne, où il y a presque parité.
La situation des plus âgés s'est aussi améliorée du point de vue du patrimoine. Si on prend le patrimoine médian des quinquagénaires comme point de référence, on observe, au cours des trente dernières années, une diminution assez sensible des patrimoines relatifs des tranches d'âges les plus jeunes et une augmentation marquée du niveau de patrimoine des personnes âgées de plus de 60 ans. Ces derniers sont désormais fortement surreprésentés parmi les détenteurs des patrimoines les plus importants : alors qu'ils comptent pour environ 25 % de la population totale, ils représentent 50 % des membres du dernier décile de patrimoine et même plus de 60% des ménages du dernier centile.
Après ce regard rétrospectif, je voudrais vous donner quelques éléments sur les évolutions tendancielles de ces transferts.
Pour ce qui est des transferts publics, l'augmentation considérable constatée jusqu'à présent devrait s'interrompre. Quatre scénarios ont été élaborés en fonction de diverses hypothèses d'évolution de la croissance de la productivité et du taux de chômage. Dans le scénario le plus pessimiste, où les gains de productivité seraient durablement limités à 1 % par an et le taux de chômage demeurerait autour de 10 %, on constaterait, après une légère diminution, une remontée, puis une stabilisation à long terme des dépenses sociales au niveau de 2014, soit environ 31% du PIB ; dans les scénarios plus optimistes, on observerait, en revanche, une diminution de la masse des dépenses sociales par rapport au PIB, de 1,5 à 2 points de PIB en 2030 dans les scenarios médians et, de manière plus incertaine, de 4,5 points en 2050 ou 2060 dans le scénario le plus optimiste.
Le message important ici est que l'augmentation régulière des transferts publics devrait s'interrompre. C'est un vrai changement par rapport aux tendances passées.
En revanche, ces transferts vont continuer d'aller vers les groupes les plus âgés. En effet, les dépenses liées à la dépendance ou à la santé progresseront encore, alors que celles qui s'adressent aux jeunes ou aux actifs diminuent. Enfin, on devrait connaître une diminution globale des dépenses liées aux retraites relativement au PIB, du fait de l'augmentation de l'âge moyen de départ à la retraite et, surtout, d'une diminution relative du niveau de vie des retraités, diminution qui serait d'autant plus importante que les gains de productivité et la croissance seraient élevés. On devrait retrouver un niveau de vie relatif des retraités par rapport aux actifs similaire à celui qui prévalait dans les années quatre-vingts ou quatre-vingt-dix. Cela pose une question d'équité : les générations ayant pris leur retraite dans les années 2000 auront eu un meilleur niveau de vie relatif que les générations précédentes et suivantes.
Quant aux transferts privés, les tendances en cours devraient se poursuivre. Le poids de l'héritage et des donations dans le PIB continuera de croître. En premier lieu, en raison de facteurs démographiques, puisque le nombre de décès augmentera considérablement dans les prochaines décennies, passant de 550 000 à 750 000 par an. En second lieu, potentiellement, en raison de la poursuite de la tendance à une croissance de la valeur du patrimoine plus rapide que celle du revenu. Ainsi, ces transferts privés pourraient représenter chaque année jusqu'à un tiers du PIB en 2050, contre 20 % actuellement. Cela se fera au bénéfice de ménages toujours plus âgés, puisque l'âge moyen au décès du dernier parent continuera d'augmenter avec l'espérance de vie et devrait dépasser 60 ans vers 2040.
Je voudrais enfin vous apporter quelques éléments de perspective.
Sur le sujet des retraites, qui est à la fois crucial et assez bien connu, deux questions peuvent être posées : équité au sein des générations et équité entre les générations.
Les projets de système universel de retraite visent à répondre à la première. L'engagement du Président de la République de procéder à une réforme aux termes de laquelle un euro cotisé donnerait les mêmes droits à tous va dans ce sens.
La seconde question a pour objet le niveau de vie relatif des retraités et des actifs et, donc, le partage des gains de productivité entre générations. Le principe d'un système de retraite par répartition est que l'on partage les gains de productivité entre les actifs et les retraités. Cette mécanique a été rompue en France en 1993 : les pensions de retraite ont alors été indexées sur les prix. Ainsi, on a déconnecté les évolutions du niveau de vie des retraités et des actifs. Si les gains de productivité ralentissent, ce qui a été le cas ces dernières années, le niveau de vie relatif des retraités augmente mécaniquement. À l'inverse, si la productivité augmente de façon plus rapide, ce niveau de vie relatif se dégradera. Peut-on reconnecter les évolutions de ces deux niveaux de vie et ainsi mieux partager automatiquement les richesses ?
Un autre sujet crucial pour l'avenir est celui des nouveaux âges de la vie. Le modèle social actuel a été construit autour de trois temps. Or, depuis 1945, de nombreuses évolutions ont fait en sorte que sont apparues de nouvelles préoccupations pour des âges de la vie qui faisaient l'objet, jusqu'alors, de peu d'attentions. Ainsi de la petite enfance, moment très important pour le développement des enfants et la réduction des inégalités des chances. Certaines mesures ont été prises, notamment pour l'accueil des petits enfants, mais ne peut-on pas aller plus loin, à l'instar des pays du Nord ?
Les jeunes adultes représentent un autre de ces nouveaux âges. Traditionnellement, on passait directement de la formation à la vie active. Petit à petit, du fait de l'allongement des études et des difficultés d'insertion sur le marché du travail, cet âge intermédiaire a pris de l'importance. On a commencé à apporter des réponses spécifiques aux problèmes de ces jeunes, mais elles sont encore incomplètes, et la logique globale n'a en tout état de cause pas changé. Le système social protège par le biais de la famille, puis par celui du travail. Quand on est entre les deux, comme bon nombre de jeunes entre 18 et 25 ans, les soutiens et les protections manquent.
Les personnes âgées en perte d'autonomie constituent le dernier de ces nouveaux âges de la vie. L'allongement de l'espérance de vie a créé un nouveau risque, que l'on a commencé à prendre en charge il y a une vingtaine d'années, par la prestation spécifique dépendance, puis par l'allocation personnalisée d'autonomie (APA) et la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA). L'équilibre trouvé entre solidarités publiques et privées est-il satisfaisant ? Cette question deviendra toujours plus importante au cours des décennies à venir, du fait, d'une part, du vieillissement accru des générations du baby-boom, dont l'entrée dans cet âge se produira entre 2025 et 2040, d'autre part, de la diminution sur la même période, pour des raisons tant démographiques que socio-économiques, du ratio entre aidants et personnes âgées. Les solidarités privées seront donc peut-être moins en mesure de faire face à ce risque.
Enfin, veut-on et peut-on éviter une société d'héritiers âgés ? En matière de transferts privés, si l'on ne fait rien, le patrimoine devrait toujours plus circuler seulement entre personnes de plus de 60 ans. Cela pose des questions tant du point de vue social que pour l'efficacité économique. Selon bon nombre d'auteurs, il faudrait « rajeunir » ce patrimoine. Cela peut passer par une incitation à la transmission du patrimoine aux plus jeunes par diverses mesures fiscales. Selon certains, il faut aller plus loin afin de lutter contre les inégalités patrimoniales. Cela passerait par une dotation en capital, c'est-à-dire une sorte d'impôt négatif sur les successions. Cette idée a été assez critiquée : si davantage de recettes provenant des droits de succession et de donation sont disponibles, il peut être plus pertinent de les utiliser pour financer des mesures en faveur de la petite enfance, des jeunes adultes, ou des personnes âgées en perte d'autonomie.
Merci beaucoup pour cet exposé très dense et rempli d'éléments objectifs qui permettent de nourrir nos réflexions. De fait, le titre de notre rapport d'information n'est pas encore complètement arrêté : y aura-t-il pacte ou guerre entre les générations ?
Certains de nos interlocuteurs précédents nous ont peint un tableau assez sombre de conflit entre les jeunes générations et celles qui, plus âgées, bénéficient d'avantages non négligeables en ce qui concerne le niveau de vie et le patrimoine, et passent parfois pour des « méchants » accrochés à leurs situations. Vous nous permettez à présent de dépassionner le débat. De fait se pose un problème global d'équité et d'évolution relative des situations. Les retraités apparaissent comme des hyperprivilégiés seulement parce que les autres générations rencontrent des problèmes importants : l'évolution générale de notre société est en cause.
Les enjeux financiers, parmi d'autres, cristallisent les problèmes de relations et de solidarités intergénérationnelles. Par ailleurs, les inégalités au sein de chaque génération restent très importantes.
J'ai beaucoup apprécié votre réflexion sur les nouveaux âges de la vie. Il faut intégrer cette notion pour que notre analyse soit complète.
Pour ce qui est de la transmission patrimoniale, il faut que notre délégation soit force de propositions. L'évolution démographique actuelle entraîne un risque d'hyperconcentration du patrimoine. Comment en faire bénéficier les jeunes et l'économie productive ?
Quant au financement des transferts sociaux entre générations, du fait des changements économiques, les personnes qui auront 60 ans demain n'auront pas eu les mêmes parcours professionnels que les retraités d'aujourd'hui ni les mêmes possibilités de constituer leur retraite au fil d'une carrière stable. Tout repose actuellement, paradoxalement, sur les générations intermédiaires, qui ne bénéficieront pas des mêmes retraites qu'aujourd'hui. Ce système est-il tenable dans la durée ? Quoi qu'il en soit, un réel problème d'équité se pose.
Auriez-vous des pistes d'analyse supplémentaires ? Notre souci est de revenir à une forme d'équité intergénérationnelle.
Par ailleurs, quel regard portez-vous sur la Silver Economy ? Peut-on s'appuyer dessus pour développer notre économie ?
Vous avez mentionné l'équité intergénérationnelle. Le concept d'équité est très difficile à définir : chaque auteur, en fonction de sa philosophie sociale, apportera sa réponse. Il me semble que c'est plus compliqué encore en matière d'équité entre les générations. Ce ne sera pas la même chose selon que l'on définit la génération comme cohorte ou groupe d'âge. L'équité peut consister à rapprocher les niveaux de vie entre différents groupes d'âge à un instant donné, ou bien à s'assurer qu'il y a progression du niveau de vie d'une génération à l'autre. Beaucoup de travaux ont été publiés sur l'équité en matière de retraites. Outre le niveau de vie relatif des retraités par rapport à l'ensemble de la population, il faut prendre en compte le taux de cotisation durant la vie active, la durée de celle-ci et celle de la perception de la pension de retraite.
Le partage du cycle de vie entre études, activité et retraite est relativement stable, de la génération née vers 1940 à celle qui est née vers 2000. On consacre toujours entre 22 % et 24 % de sa vie à la formation, entre 33 % et 38 % à l'emploi, et entre 29 % et 32 % à la retraite. La génération qui passera le plus de temps à la retraite est celle qui est née en 2000, puisque l'espérance de vie va continuer à augmenter et que les réformes des retraites qui touchent à la durée de cotisations ne couvrent pour le moment que les générations nées avant 1980. Aucune évolution n'est encore programmée au-delà. La future diminution relative du niveau de vie des retraités devrait être partiellement compensée par l'allongement de la durée de la vie à la retraite. Relever le niveau de vie des retraités peut passer par le relèvement de l'âge de départ à la retraite : il y a là matière à arbitrage.
Sur la Silver Economy, on peut lire les données de plusieurs manières. Les dépenses de santé ou de dépendance sont présentées comme un transfert vers les plus âgés, mais on peut aussi les analyser au prisme des emplois ainsi créés au bénéfice des actifs.
J'ai eu l'occasion de me rendre, avec Jean-Paul Delevoye, en Italie, en Suède et au Danemark, pour étudier les différents systèmes de retraite. En Suède, l'âge de départ à la retraite va passer de 65 à 67 ans, et ce sans états d'âme. Les comptes notionnels qu'ils utilisent permettent l'équilibre intragénérationnel sur le plan comptable, puisque les dépenses sont égales aux prestations versées en tenant compte de l'espérance de vie moyenne. En revanche, comme les pensions sont relativement moins élevées qu'ici, on observe un important niveau de capitalisation complémentaire.
Quant à la petite enfance, les politiques familiales des pays du Nord sont en effet très développées. En revanche, les jeunes adultes restent souvent longtemps chez leurs parents dans ces pays, ainsi qu'en Italie, où l'âge moyen au premier emploi est de 29 ans. Cela affecte la durée de cotisations. En Suède, c'est une question d'habitude et de culture : ce peuple de Vikings prend son temps après les études ! En Italie, c'est plutôt lié au chômage élevé. Quoi qu'il en soit, nous devons garder à l'esprit, dans la perspective de la réforme de nos retraites, le problème du début tardif des cotisations.
Quant aux personnes âgées en perte d'autonomie, il me semble que ce problème ne se pose pas avec la même acuité dans les pays du Nord. Leur espérance de vie augmente tout autant qu'en France, mais ils restent en bonne santé ! Les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) y sont gérés par les communes et ne constituent pas un problème sociétal comme c'est le cas ici. Sauriez-vous expliquer ce phénomène ?
Les Français dépensent énormément d'argent pour se loger. En Amérique du Nord, on se construit un logement pour la vie. Ici, les personnes âgées se retrouvent dans de grandes maisons qui leur coûtent très cher, et se privent ainsi d'une part importante de leur revenu.
Quant à une potentielle réforme de la fiscalité des successions, celle-ci est si forte que, dans le cas d'une famille ayant un patrimoine immobilier décent, après trois générations, on se retrouve à avoir dû complètement le racheter. Nombreux sont ceux qui, par ailleurs, n'ont pas les moyens de procéder à des donations, qui coûtent somme toute assez cher. Enfin, je veux bien que l'on réforme, mais l'État s'y retrouvera-t-il financièrement ?
La diversité est effectivement très grande entre les pays européens dans la manière de traiter les différents âges de la vie. Des travaux comparatifs ont été publiés. On peut être autonome, financièrement, à des âges très différents : en Italie, si un jeune n'a pas d'emploi, il ne peut généralement vivre que chez ses parents, parce qu'il n'existe pas de système de soutien aux jeunes adultes ; au Danemark, en revanche, dès 18 ans, on peut recevoir un soutien financier pour ses études, ce qui permet une certaine autonomie. Cela n'empêche pas, bien au contraire, que les périodes d'études et d'insertion soient parfois plus longues dans un tel pays et que l'on ne se mette à cotiser pour sa retraite qu'assez tardivement.
La France a de ce point de vue un système intermédiaire : les jeunes quittent le domicile familial assez tôt, mais leur insertion stable sur le marché du travail est assez tardive.
Concernant les personnes âgées en perte d'autonomie, la façon de les prendre en charge est très différente selon les pays. Il y a beaucoup moins d'institutionnalisation dans les pays nordiques.
Nous disposons de trop peu de données précises relatives à la fiscalité sur les successions pour pouvoir procéder à des simulations qui détermineraient les conséquences de telle ou telle réforme du barème pour les recettes fiscales de l'État.
Nous avons récemment publié un document qui montre que la connaissance des droits de succession et de leurs réalités au sein de la population est extrêmement imparfaite.
Je voudrais revenir sur un point relatif à l'équité intergénérationnelle. À tout moment, le groupe central, constitué des actifs, finance les autres. Reste à savoir quelle est sa taille, combien il contribue et quand il devient bénéficiaire. Le séquencement des âges de la vie s'est fait plus complexe, même au sein de la retraite : celle-ci est différente selon que l'on a ou non des charges de famille sur ses parents, ses enfants ou ses petits-enfants, selon que l'on est dépendant ou non. Notre pays se pose depuis vingt ans la question du cinquième risque et bricole des solutions qui, certes, fonctionnent assez convenablement, mais nous avons le plus grand mal à expliciter ces questions. Cela a aujourd'hui certains impacts indirects.
Ainsi, nous avons assez bien réussi une première étape, celle de la politique de maintien à domicile des personnes âgées. Cela a néanmoins eu pour conséquence que les personnes qui arrivent en EHPAD sont dans un état de dépendance nettement dégradé par rapport à celles qui y entraient il y a vingt ans. Le personnel de ces établissements a donc vu son métier se transformer largement et devenir plus lourd. Une politique de gestion des âges de la vie est donc nécessaire.
L'évolution du montant des successions par rapport au PIB est impressionnante. Un petit nombre de facteurs l'explique. Tout d'abord, en France, le taux d'épargne est élevé. Nous ne disposons certes pas de fonds de pension, mais le taux de propriété du logement est élevé chez les personnes âgées, et les assurances-vie représentent des sommes importantes au regard du PIB. Dans le même temps, la valeur des actifs, notamment immobiliers, a beaucoup augmenté. Tout cela fait que le poids relatif du patrimoine détenu par les personnes âgées a augmenté par rapport au PIB. Cela explique certaines évolutions que nous constatons et qui deviendront des sujets de société majeurs.
Ces évolutions ne sont pas neuves, mais elles sont mal connues ; elles seront perçues par nos concitoyens comme un facteur de plus en plus important dans leur cycle de vie. La génération qui prendra sa retraite dans 5 à 10 ans pourra considérer à bon droit qu'elle a eu moins de chance que celle qui l'a prise il y a dix ans. La notion d'équité est à relier à la rentabilité du cycle de vie des cotisations de retraite. Lorsque l'on parle de taux implicite du compte notionnel, on ne parle pas d'autre chose. Tôt ou tard, le débat public portera sur ces sujets. Les travaux que vous menez y contribueront, et France Stratégie a bien l'intention d'y travailler. Il faut faire le lien avec ce que chacun vit tous les jours : soutien des grands-parents aux petits-enfants, enfants qui restent de plus en plus longtemps chez leurs parents - même si cela est encore peu important en France, malgré le film dont tout le monde se souvient, Tanguy. Dans les pays du Sud, les solidarités nationales ont joué un rôle majeur : on ne peut pas comprendre sans elles comment l'Espagne a pu traverser une telle crise, avec un taux de chômage double du nôtre. Ce que vous faites et ce que nous allons faire devrait permettre de fonder sur des données plus sûres les politiques publiques qui seront menées dans les années qui viennent.
Les auditions de la Délégation sénatoriale à la prospective sont toujours très intéressantes - celle-ci ne fait pas exception. Ce que vous dites n'est pas très neuf, mais fort peu connu. Tous autour de la table, quelle que soit notre sensibilité, nous partageons ce constat. Que se passera-t-il après ? Vous avez été nommé à la tête de France Stratégie au début de l'année. Le nom de votre structure, France Stratégie, est très ambitieux. Vu votre parcours, vous apporterez sans doute des propositions concrètes au Gouvernement. Lesquelles ?
Je reprends à mon compte les compliments de mon collègue. Vous avez parlé d'un nécessaire renforcement de la solidarité pour la petite enfance, les jeunes adultes et la dépendance. Or deux des trois secteurs sont à la charge des collectivités, qui sont dans une situation financière difficile. Concernant la petite enfance, après la période 1990-2010, féconde en créations de places de crèches, avec l'aide de la Caisse d'allocations familiales (CAF), il n'y en a plus guère aujourd'hui...
La question qui se pose maintenant est : que faire ? Certaines conclusions peuvent être transpartisanes, mais d'autres relèvent du choix politique. Lorsque l'on parle de conflit intergénérationnel ou de solidarité indispensable entre les générations, il faut toujours rappeler, comme vous l'avez fait, qu'il y a aussi des retraités pauvres. Le problème le plus important est le quatrième âge dépendant : cela nous concernera dans quelques années. C'est la génération qui a vingt ou trente ans aujourd'hui qui devra la financer. C'est une injustice profonde : ces jeunes connaissent beaucoup plus de difficultés que nous à leur âge. Il faudra faire preuve de courage politique. Il faut certes revoir le pacte de 1945, mais la philosophie doit être la même. L'inégalité patrimoniale est très prégnante dans notre pays ; cette société « héritocratique », et non méritocratique, est-elle acceptable ? Favoriser une donation du patrimoine plus tôt est intéressant, comme de taxer davantage l'héritage. France Stratégie devrait présenter des propositions alternatives au monde politique, qui aura à choisir entre elles.
Le graphique représentant l'évolution du rapport entre le niveau de vie des retraités et celui de l'ensemble de la population ressemble à une publicité pour une retraite complémentaire privée !
France Stratégie a longtemps fait de la métropole la voie ultime du développement des territoires. Or le Commissariat général à l'égalité des territoires le montre, toutes les métropoles ne se valent pas. L'économiste Olivier Bouba-Olga relève qu'il y a surtout des territoires dynamiques, qui ne sont pas forcément métropolitains.
France Stratégie a été recréée en 2013 à partir du Centre d'analyse stratégique, qui avait remplacé le Commissariat au plan, avec pour but de connaître la France à l'horizon de dix ans, ce qui l'a replacée dans le débat intellectuel dans notre pays. Le nouveau gouvernement mène une politique de réforme intense. La feuille de route qui m'a été donnée est de maintenir une vision à dix ans et au-delà, tout en m'intéressant aussi à une vision à plus court terme, dans un laps de temps compris entre trois et dix ans.
Notre rôle est non pas de dire au Gouvernement ce qu'il devrait faire, mais de mettre les options sur la table. Celles-ci se construisent à partir des tendances lourdes de la démographie, des infrastructures et de l'économie, qui permettent de dessiner un champ des possibles. Nous présentons ce dernier de manière ouverte, impartiale et si possible avec un bon degré de confiance et en comparant des politiques faisables - en général, il n'y en a pas qu'une.
Sur le droit des successions, notre rôle est d'attirer l'attention sur ce qui se passe dans les autres pays et sur le cycle de vie des successions : ce n'est pas la même chose d'hériter à 55 ou 60 ans ou à 40 ou 45 ans.
Il est intéressant de comparer les systèmes de retraite. En France, il s'agit d'un système de répartition pratiquement pur qui ne met presque pas d'argent de côté : pas du tout à la Caisse nationale d'assurance vieillesse ; quant à l'AGIRC-ARRCO, il est assez fier d'avoir mis de côté 3 % du PIB en quelques décennies d'existence. On est loin des Suédois, qui avaient mis 70 % du PIB en réserve lorsqu'ils ont réformé leur système de retraite. Qu'est-ce qui représente 70 à 80 % du PIB en France ? L'assurance-vie. Entre le patrimoine immobilier et l'assurance-vie, les Français, sans avoir de fonds de pension, ont donc une épargne pas moins élevée que les autres, mais elle est logée ailleurs.
Nous avons constaté le phénomène de métropolisation, sans l'encenser ni le diaboliser. Les métropoles captent une part importante de la croissance et sont des moteurs de croissance, mais ce n'est pas vrai partout. Nous avons étudié dernièrement la dynamique des grandes métropoles, qui est très variable d'une métropole à une autre et entre le coeur de ces dernières et leurs périphéries. Nous voulons continuer à travailler sur ces dimensions territoriales, en menant une réflexion sur les politiques publiques possibles. En 2018 et début 2019, nous devrions multiplier les travaux dans ce domaine, en les rassemblant probablement dans un recueil.
Nous avons publié deux études sur la petite enfance : une comparaison, il y a un an, entre les places de crèches en France et en Allemagne et une comparaison toute récente entre l'école maternelle en France et en Europe. Notre conclusion est qu'il faut considérer les 0-6 ans de manière plus globale qu'aujourd'hui, et qu'une réflexion sur la gouvernance et le partage des responsabilités dans ce secteur est nécessaire.
Le graphique que j'ai présenté sur l'évolution du niveau de vie des retraités montre que ce dernier reviendrait à ce qu'il était dans les années 1990, à une époque où ils n'étaient pas pauvres.
Il ne s'agit pas en effet d'une baisse du niveau de vie dans l'absolu, mais relativement au reste de la population.