La vie des djihadistes était en effet prestigieuse et agréable, ils roulaient dans de gros pick-up, occupaient de beaux appartements vides, dont les propriétaires avaient été tués ou avaient fui, et ils avaient, c'est vrai, une vie sexuelle très intéressante, avec beaucoup d'épouses et un système de quasi-prostitution basé sur des mariages formels et des divorces immédiats. On le constate dans leurs souvenirs, mais aussi par le nombre très élevé d'enfants qu'ils ont laissés. Quand ils n'étaient pas au front, ils avaient une vie sexuelle très intense. Ils étaient les rois, un peu comme dans un film de Quentin Tarantino. C'était d'ailleurs très exploité par la propagande : « Tu vivras comme un lion !?» Ne dit-on pas qu'il vaut mieux vivre un jour comme un lion que cent ans comme un mouton ?
Vivre intensément, cela parle à des jeunes gens pleins de testostérone, mais cela n'explique pas tout.
Aujourd'hui, il n'y a plus de califat qui permet de rouler en pick-up ou d'aller à la maison des femmes. Tout était bâti sur la construction d'un État qui s'étendrait au monde entier. C'était le slogan de l'État islamique : il durera et il s'étendra. Or cela n'a pas été le cas. Certains se décourageront peut-être, mais à quoi cela aboutira-t-il?? Verra-t-on des combattants dire : « On m'a trompé, je rentre et je me repens » ? Je n'y crois pas beaucoup.
Une autre hypothèse moins réjouissante est qu'ils considéreront plutôt qu'Al-Qaïda avait raison, qu'il fallait frapper l'ennemi lointain d'abord et ne pas se retrouver à découvert sur un territoire comme des mouches dans un pot de lait. Certains combattants ont hésité entre les deux organisations au cours de leur parcours de vie. C'est d'ailleurs l'histoire des frères Kouachi et de Coulibaly. Les Kouachi étaient d'Al-Qaïda, alors que Coulibaly était un des premiers djihadistes de l'État islamique en France. Ils ont noué une alliance de circonstance.
Les propagandistes de Daech ne sont pas stupides. La littérature djihadiste martèle un argument : « Ne croyez pas en la défaite apparente ». En bons salafistes, ils nourrissent une vision mythique dans laquelle les événements actuels ne sont que la reproduction des événements du VIIe siècle. L'histoire n'existe que parce qu'elle se reproduit dans le jeu de la volonté divine.
On appelle donc les musulmans à se souvenir de la bataille du fossé, durant laquelle ils paraissaient perdus, mais qu'ils ont finalement gagnée face à des ennemis beaucoup plus puissants. Ce discours s'articule autour de l'idée selon laquelle les vrais croyants savent qu'une défaite apparente est la garantie d'une victoire plus grande. Je ne sais pas si cela fonctionne, mais la perspective des militants de Daech est millénariste, ils attendent la bataille finale, dans quelques années, à l'issue de laquelle les bons iront au paradis.
D'autre part, des textes de Daech sont encore publiés. Hier, j'ai pris connaissance d'un communiqué suggérant de porter la bataille en Afghanistan et au Pakistan, c'est-à-dire au Khorassan. L'argument est le suivant : certes, le califat semble fini, mais il y a eu des périodes dans l'histoire de l'Islam durant lesquelles nous n'étions qu'une petite bande courant dans le désert ; continuez le combat au Khorassan. C'est une autre option pour certains combattants français, qui ne rentreraient pas en France, mais iraient dans le Sinaï, ou dans la zone afghano-pakistanaise.
Nous ne sommes pas dans leurs têtes, il est difficile de savoir si l'argument selon lequel il s'agit de la dernière épreuve avant la récompense sera porteur. Cela dépendra beaucoup de choix individuels. Cette situation a été prévue par Daech et le discours triomphaliste du début a varié afin de fournir à ses partisans des arguments pour expliquer cette nouvelle réalité.
En outre, Baghdadi est toujours vivant. On n'a pas pris ou tué tant de combattants que cela et beaucoup d'entre eux sont dans la nature, le mouvement a connu un moment de grande richesse, grâce au pillage des banques et au trafic de pétrole, et une partie du trésor de guerre a échappé à ses adversaires. Nous n'avons pris ni toutes les armes, ni tout l'argent, ni tous les combattants, il reste donc des forces hostiles.