Commission d'enquête menace terroriste après chute de l'Etat islamique

Réunion du 6 mars 2018 à 15h00

Résumé de la réunion

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  • combattant
  • daech
  • djihadiste
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La réunion

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Debut de section - PermalienPhoto de Bernard Cazeau

Notre commission d'enquête entame aujourd'hui ses travaux avec l'audition de M. François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).

L'IRIS, créé en 1991 et dirigé par Pascal Boniface, est un think tank travaillant sur les thématiques géopolitiques et stratégiques. Le terrorisme figure parmi ses sujets de recherche.

M. François-Bernard Huyghe, vous faîtes partie de l'équipe de recherche de l'IRIS. Vous avez publié de nombreux articles sur le terrorisme, en particulier sur les djihadistes et leurs ressorts, les attentats, Daech ou encore la communication et la propagande djihadistes, ainsi que plusieurs ouvrages. C'est précisément pour votre expertise en la matière que notre commission d'enquête a souhaité vous entendre.

Alors que l'organisation État islamique a subi d'importants revers militaires sur le terrain, quel regard portez-vous sur la menace djihadiste aujourd'hui ? Les djihadistes et Daech continuent-ils de représenter une menace importante, pour notre pays en particulier ? Comment les terroristes ont-ils adapté leur stratégie de communication ? Quel rôle jouent Internet et les réseaux sociaux dans la menace terroriste aujourd'hui ? Doit-on continuer de craindre l'action de « loups solitaires » radicalisés ? Comment percevez-vous la menace que constitue le retour de djihadistes français ? Voilà quelques questions qui intéressent notre commission d'enquête.

Nous vous avons adressé un questionnaire qui peut constituer le « fil conducteur » de votre intervention. Je vous propose de vous donner la parole pour un propos liminaire d'une dizaine de minutes, puis j'inviterai mes collègues, en commençant par notre rapporteure, Sylvie Goy-Chavent, à vous poser des questions.

Cette audition fera l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure. ».

Vous avez la parole, Monsieur.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. François-Bernard Huyghe prête serment.

Debut de section - Permalien
François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l'IRIS

En préalable, je voudrais dire que je ne suis pas commentateur de télévision, je n'ai pas de boule de cristal, ma connaissance du phénomène djihadiste est limitée à ce que disent ses acteurs. J'ai travaillé sur plusieurs groupes - la Rote Armee Fraktion ou les Brigades rouges, par exemple - en lisant leurs productions ou en regardant leurs images en partant du principe que le terrorisme n'est pas seulement un acte de violence, mais également un acte de défi symbolique et de communication politique. En posant des bombes, ils posent des questions, selon les mots d'un célèbre avocat.

Dans cette perspective, mon intérêt s'est attaché au djihadisme et à la très abondante communication de Daech en français à destination de leur - malheureusement - riche public français, étudié d'un point de vue rhétorique. Quel message transmettent-ils, comment le rendent-ils efficace ? Comme médiologue, je me suis intéressé aux moyens matériels mis en oeuvre à cette fin. Le terrorisme a recours à deux moyens : tuer des gens, car l'acte de violence est un acte de communication, et diffuser du contenu dans des médias, des vecteurs de communication au sens classique.

En France, le terrorisme est apparu autour de 1890, avec la mouvance anarchiste qui suivait les nihilistes populistes russes. Ravachol et les autres publiaient des textes dans de petites revues imprimées. Le plus grand livre sur le terrorisme, Les Possédés, de Dostoïevski, commence par l'évocation d'une presse clandestine dans une cave en Crimée.

La communication de Daech m'a semblé très spécifique, y compris en comparaison de celle d'Al-Qaïda. Elle est plus sophistiquée et, parfois, talentueuse. Elle comprend, par exemple, des chroniques littéraires de bonne qualité sur certains livres de Scott Atran ou de Michel Onfray, par exemple.

Elle est toutefois en pleine mutation, parce qu'il est plus difficile de maintenir ce niveau aujourd'hui, alors que Daech a perdu Raqqa et beaucoup de moyens matériels et que certains moyens de lutte contre la diffusion de cette propagande ont montré leur efficacité, en particulier ceux que les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) ont mis en oeuvre et qui ont obtenu plus de résultats que ceux des gouvernements. Selon moi, d'ailleurs, les GAFA sont aujourd'hui plus puissants que beaucoup de gouvernements.

Je sais lire et regarder des images, donc, mais je n'ai pas de connaissance particulière de ces groupes, je ne les ai pas infiltrés, et je ne sais rien de plus du fonctionnement des services de renseignement que ce que j'ai lu.

Debut de section - PermalienPhoto de Sylvie Goy-Chavent

Deux questions pour commencer. La première concerne l'évolution de la menace terroriste. Quel est votre sentiment à ce sujet à la suite de la pseudo-débâcle de Daech en Irak ? Seconde question : qu'est-ce qui peut faire passer quelqu'un à l'acte terroriste ?

Debut de section - Permalien
François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l'IRIS

Le terrorisme n'est pas un parti ; certains mouvements politiques ou religieux emploient la méthode terroriste à certains moments. Le cas de Daech est particulier, par les sites qu'il frappe, par le degré de violence et les moyens militaires employés ainsi que par les effets politiques recherchés.

Daech a tué environ 300 Français, sa létalité est donc très élevée par rapport à ce que nous avons connu précédemment. Dans les années 1970, Action directe a tué dix personnes, soit une décimale de moins qu'en Allemagne et deux décimales de moins qu'en Italie.

Cette caractéristique s'explique par le fait que Daech choisit des cibles molles. Ce n'est pas inédit en France : Émile Henry avait lancé une bombe dans le café Terminus, en affirmant : « Aucun bourgeois n'est innocent ». Il considérait - à tort - qu'il ne pouvait y avoir que des bourgeois dans ce café. De même, le FLN a attaqué le Milkbar à Alger, et, rue de Rennes ou à la station Saint-Michel, ce sont des innocents qui ont été visés.

Daech n'est donc pas le premier mouvement à frapper des victimes innocentes au hasard, mais il le fait avec une efficacité remarquable. Celle-ci tient au fait - c'est la deuxième spécificité de Daech - que tous les moyens sont employés, et que l'action se fait à tous les niveaux.

Daech peut ainsi organiser des attentats militairement sophistiqués, comme le soir du Bataclan : des attaques conjointes, une organisation, des commandos aguerris regroupant plusieurs nationalités, qui ont su éviter la police, disposer de faux papiers et trouver des logeurs, même si ceux-ci n'étaient pas très malins.

Dans le même temps, le mouvement encourage également des actions spontanées ou semi-spontanées : un homme prend un couteau et se jette sur un policier ou un militaire, en sachant qu'il a très peu de chances de survivre. Ces attaques sont moins redoutables, à l'exception de celle de Nice, où un camion jeté dans une foule compacte a fait beaucoup de dégâts. La capacité de nuisance de Daech est donc supérieure à ce que nous avions connu auparavant.

La troisième spécificité se trouve dans la motivation de ce groupe. L'attentat de la rue de Rennes avait un objectif politique rationnel, celui de la station Saint-Michel également. Il s'agissait de faire pression sur l'État français ou de le punir pour ses relations avec l'État algérien, bref, de faire valoir une revendication à laquelle la France pouvait, ou non, se plier.

Dans le cas présent, la seule manière de céder à Daech serait de dissoudre l'État, de nous convertir en masse au sunnisme salafiste et de faire allégeance au califat. De ce point de vue, les militants de Daech sont maximalistes : ils attendent la fin du monde, la conquête de la Terre et le salut de leurs âmes. Ce message simple est répété constamment.

Ainsi, même s'il y a aujourd'hui beaucoup moins de productions vidéo et de moins en moins en français, j'ai entendu récemment un nashid, un chant religieux uniquement vocal, à cheval entre le rap et la mélopée, dont les paroles étaient très simples : « Tuons-les tous ; la victoire est proche, nous irons au paradis ». Ces chants sont plus nombreux en anglais et surtout en arabe, mais n'oublions pas que Daech a publié durant une période un mensuel en onze langues.

Enfin, la dernière spécificité de Daech est stratégique. Al-Qaïda avait une stratégie « raisonnable » à long terme, basée sur l'idée qu'il fallait d'abord frapper l'ennemi lointain pour ne pas réitérer l'erreur de l'Afghanistan. Daech, au contraire, a, tout de suite, voulu établir le califat et se lancer dans la conquête du monde. Cette stratégie a mené à la territorialisation du mouvement, avec une organisation qui avait tous les attributs de la souveraineté, hormis, heureusement, la reconnaissance des autres États. Ainsi, la stratégie terroriste était élaborée dans un véritable ministère, dirigé par Al-Adnani.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre Charon

Daech, est-ce une franchise à l'endroit ou à l'envers ? Je m'explique : trois jeunes gens désoeuvrés attaquent un homme qui porte une kippa, l'attentat est ensuite revendiqué par Daech, alors que cette attaque ne répondait pas à une commande. Ces jeunes sont-ils « auto-franchisés » ?

Debut de section - Permalien
François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l'IRIS

Cela fonctionne dans les deux sens. Dans la théologie de Daech, la hijra - le fait de venir vivre sur une terre musulmane salafiste - et le djihad sont des obligations absolues. Ceux qui n'ont pas la possibilité matérielle de faire la hijra peuvent compenser ce manque en prenant des initiatives.

D'autres opérations sont vraiment commanditées. C'était, bien sûr, le cas des attaques du Bataclan, dont les auteurs avaient enregistré leurs testaments deux mois auparavant en Syrie, avec la certitude qu'ils seraient tous morts le 13 novembre 2015 à minuit.

Ceux qui agissent seuls répondent aux injonctions d'Al-Adnani, qui avait exhorté ses partisans à prendre une pierre ou un couteau et à attaquer partout. Les membres de Daech sont formalistes et ils ont longtemps refusé de revendiquer des attentats en l'absence d'allégeance formelle de leurs auteurs. On sait ainsi que les auteurs de l'attaque qui a coûté la vie à un prêtre se sont filmés peu avant de passer à l'acte faisant rituellement allégeance au calife. Parfois, il n'existe pas de trace de ce genre. Cette exigence est de moins en moins présente et on semble s'orienter vers une stratégie différente. Ainsi, Amaq, l'agence de presse de Daech, a revendiqué l'attaque de Dallas, alors même que rien n'est venu prouver que le tireur fou était vraiment djihadiste. Ils deviennent donc laxistes.

Debut de section - Permalien
François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l'IRIS

L'enquête a révélé que l'auteur de cette attaque avait des relations dans le milieu djihadiste, même si lui-même ne s'était pas rendu en Syrie. Ceux qui ont fait la hijra sont en général aguerris, et la rhétorique de Daech fait d'ailleurs la différence entre les soldats de l'Islam, ainsi que l'auteur de l'attentat de Nice a été qualifié, et les lions de l'Islam. Cette dernière qualification, plus prestigieuse, est réservée aux combattants qui ont fait la hijra. Tous iront au paradis, mais celui qui attend les lions est réputé plus proche d'Allah. L'efficacité de ce système repose dans la capacité à miser sur une organisation très précise, tout en accueillant toutes les « bonnes volontés ».

Debut de section - PermalienPhoto de Hélène Conway-Mouret

Ce système a été efficace pour les hommes, mais aussi pour les femmes. Aujourd'hui, beaucoup de combattants ont été éliminés, les femmes, qui ne s'étaient pas engagées de la même façon, sont nombreuses et peuvent revenir.

Debut de section - Permalien
François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l'IRIS

Le démon de #MeToo va-t-il frapper les milieux djihadistes ? Encore une fois, Daech est formaliste et, en théorie, les femmes ne sont pas considérées comme dignes de combattre, même si elles peuvent effectuer des tâches de police. Il existait d'ailleurs une brigade de femmes chargée de faire respecter les bonnes moeurs.

Nous connaissons l'histoire de la « veuve noire » d'Al-Qaïda, mais Daech est plus rigoriste et n'autorisait pas, jusqu'à maintenant, les femmes à mourir en combattant. Il n'est pas exclu que cela change, car l'organisation a moins de capacité à imposer la discipline.

Il y a eu, toutefois, des cas de jeunes filles qui fantasmaient et qui demandaient sur Facebook comment se procurer des kalachnikovs. Elles ont été arrêtées. D'autres ont tenté de piéger une voiture...

Il est fort probable qu'un jour, une femme tentera de commettre un attentat, avec ou sans la bénédiction de Daech. De même, nous avons connaissance de plusieurs projets de faire commettre des attentats à des enfants. Beaucoup de mouvements ont utilisé des femmes pour des attaques suicide, à commencer par les Tigres tamouls.

Debut de section - Permalien
François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l'IRIS

Ce sera difficile à repérer, parce que les femmes sont plus rares dans nos fichiers, et ont en général un passé moins criminel que les jeunes « racailles » qui se sont ensuite convertis.

Debut de section - PermalienPhoto de Ladislas Poniatowski

Avez-vous des informations sur la réaction des combattants de Daech lorsqu'ils étaient eux-mêmes confrontés à des femmes, dans les redoutables bataillons féminins kurdes, par exemple ?

Debut de section - Permalien
François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l'IRIS

Je ne dispose pas d'informations particulières sur ce point, mais pour eux, symboliquement, être tué par une femme les prive d'une montée automatique au paradis.

Debut de section - Permalien
François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l'IRIS

C'est une question centrale depuis les années 1970 et beaucoup d'écoles s'affrontent à ce sujet. Je ne crois pas à quelque chose de mécanique : on serait soumis à de mauvaises idées extrémistes et on tomberait dans la violence comme dans l'alcool. Je suis donc très opposé à l'idée selon laquelle on pourrait soigner le djihadisme comme un accident de vie à cause d'une famille monoparentale ou d'un passage à Pôle emploi.

En France, on débat pour déterminer la puissance de l'idéologie dans ce processus. La question est connue : assiste-t-on à une islamisation de la radicalité ou à une radicalisation de l'islamisme ? S'agit-il de personnalités antisociales, de braqueurs de supérettes, qui se sont saisis de ce prétexte, ou, au contraire, doit-on constater l'efficacité de la propagande et de la conversion totale au djihadisme ?

En tout état de cause, il s'agit d'une idéologie dont la promesse est très puissante : tu iras au paradis, tu conquerras la Terre, tu seras un héros et tu vengeras des siècles d'humiliation.

Il n'existe pas de cause unique, mais des parcours terroristes, avec une part de rationalité. On tue des gens et on sacrifie sa vie, car on considère que c'est utile pour accélérer la victoire, ou l'avènement du paradis sur Terre. La bonne réponse à cette question n'est donc sans doute ni macro ni micro, mais méso, entre les deux.

Je ne crois pas que l'on devienne terroriste tout seul, on emploie une grande violence et on se sacrifie, au contraire, parce que l'on a des camarades. Le facteur de groupe me semble très important, et vous aurez compris que je ne crois pas au loup solitaire.

Dans le très bon livre de David Thomson ou dans celui de Romain Caillet - Le combat vous a été prescrit -, on repère bien la reproduction du modèle des aînés et de l'action avec les frères. On fait partie d'un groupe combattant qui se considère comme une avant-garde. Cela ne vaut d'ailleurs pas seulement pour les djihadistes, c'était déjà le cas pour l'extrême gauche des années de plomb, par exemple.

Une fois que l'on a dit cela, que fait-on ? Je suis sceptique quant aux méthodes qui envisagent la radicalisation comme une sorte de maladie mentale - on a constaté leur échec en France - ou sur celles qui entendent effectuer un copié-collé des méthodes de lutte contre les sectes.

Nous devons nous placer à un niveau intermédiaire, pour appréhender le désir de compétition, d'héroïsme et de solidarité avec les camarades qui est à l'oeuvre.

On sait que la déradicalisation à la française ne fonctionne pas. La méthode américaine non plus. En outre, on ne sait pas proposer de contre-discours, parce que nous le concevons selon nos propres codes. Nous avons atteint le comble du ridicule avec une campagne dont le slogan était : « Si tu vas là-bas, tu vas tuer des gens et mourir », alors que ceux qui étaient ciblés par la campagne allaient là-bas précisément pour tuer des gens et pour mourir ! De même, prétendre convaincre les jeunes qu'ils sont manipulés et les inciter à croire ce que disent les journaux, c'est inefficace.

À partir d'exemples en Allemagne et au Royaume-Uni, on peut tenter d'empêcher les gens d'entrer dans ce cycle d'identification collective, mais « déradicaliser » est un mot ridicule, qui n'a aucun sens, et cela ne fonctionne pas. Je ne vois pas quel traitement psychologique on pourrait infliger aux combattants de retour. Certains d'entre eux finiront par se décourager, parce qu'on ne peut pas tenir éternellement sur l'adrénaline, certains retourneront peut-être à la criminalité.

Je n'ai jamais rencontré de « déradicalisé ». J'ai rencontré en Italie des pentiti, des repentis. David Thomson cite toutefois des exemples : il ne s'agit pas de conversions idéologiques à la tolérance et à la démocratie, mais de gens qui considèrent que, si leur idéal était juste, la méthode n'était pas la bonne. Ils redeviennent alors salafistes quiétistes. On peut les croire, ou non.

Debut de section - Permalien
François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l'IRIS

Son livre est fantastique. Les chercheurs le dédaignent un peu parce qu'il est journaliste, mais aucun d'entre eux n'a fait son travail.

Debut de section - PermalienPhoto de Sylvie Goy-Chavent

Parlons d'internet. Tous les radicalisés ne passent pas à l'action meurtrière, mais beaucoup se radicalisent seuls derrière leur ordinateur. En outre, pouvez-vous nous parler du poids du discours salafiste dans les mosquées?? Avons-nous un problème de ce point de vue ?

Debut de section - Permalien
François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l'IRIS

Oui, nous avons un problème !

Je n'aime pas le terme « se radicaliser », je préfère « devenir djihadiste ». Je ne crois pas au petit gars du 9-3 qui s'ennuie, qui tombe sur des images fascinantes devant son écran et qui s'en va trancher des gorges.

Debut de section - Permalien
François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l'IRIS

Quand on creuse, on trouve un réseau humain, un correspondant. Je suis très sceptique sur le pouvoir de fascination des images qui rendraient les enfants fous. Bien sûr, internet contribue à la conversion, par l'identification à la cause de populations persécutées pendant des siècles et que l'on va venger et à des frères virils que l'on veut imiter et dont on veut être digne.

Il y a également un appétit pour l'argumentation, un renforcement des croyances, sur les massacres en Palestine ou en Tchétchénie, qui débouche sur un discours du « tous coupables ». Nous avons tendance à qualifier tout cela de « complotisme », alors que c'est plus compliqué.

Internet est un instrument de renforcement des croyances et des passions. Ce n'est pas pour rien que tous ces groupes ont produit des images et des textes ! Les membres de la Rote Armee Fraktion passaient un temps incroyable à discuter chacun des termes et des virgules de leurs écrits. Le discours est important !

Celui de Daech est d'autant plus fascinant qu'il utilise la technologie 2.0 avec beaucoup plus d'efficacité qu'Al-Qaïda.

Al-Qaïda diffusait déjà des prédicateurs filmés, mais Daech a produit d'incroyables vidéos de violences, montées comme du Sergio Leone. C'est un peu de mauvais goût, mais il faut mesurer que lorsque vous filmez l'exécution de dix-huit personnes, vous n'avez qu'une seule prise ! Daech employait des professionnels bien payés, utilisait des drones et mettait en application une grande culture cinématographique. Une de mes étudiantes, photographe, a passé des heures à étudier la technique hypersophistiquée utilisée dans ces scènes.

Il y a donc ces blockbusters, accompagnés de chants, mais il y a aussi des revues. Je ne vous les montrerai pas pour ne pas me mettre en contravention avec la loi, mais ce sont des magazines de quarante-huit pages avec une véritable mise en page, des rubriques diverses, et même une partie destinée aux femmes, sur fond rose, avec des pétales. Chaque paragraphe contient une sourate ou un Hadith.

De surcroît, Daech utilise énormément les réseaux sociaux, c'est sa dimension 2.0, pour donner la parole à ses partisans. Ceux-ci communiquent entre eux, ils ont commencé sur Facebook, où ils se sont fait prendre, et utilisent maintenant Telegram. Ainsi sont nés les « moujatweets », des selfies de combattants montrant leur virilité, leurs armes et la douceur de la vie qu'ils menaient. On y voit des fruits en abondance, des embrassades, des scènes de fraternité.

Tout ne s'explique sans doute pas par le pouvoir de cette propagande, mais elle est bien la plus sophistiquée et la plus efficace que j'ai étudiée, par son contenu comme par les canaux par lesquels elle passe.

Debut de section - PermalienPhoto de Hélène Conway-Mouret

Il y a donc un aspect spirituel, des promesses d'au-delà et une propagande politique et idéologique efficace, car elle est portée par différents canaux.

Debut de section - Permalien
François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l'IRIS

C'est moins le cas aujourd'hui !

Debut de section - PermalienPhoto de Hélène Conway-Mouret

C'est vrai, parce que nous avons maintenant réagi, mais elle a malheureusement pu se déployer pendant longtemps.

Un autre aspect est purement humain. À des jeunes en mal de reconnaissance, à des solitaires qui intègrent un groupe, on promet des vierges au paradis, mais aussi des femmes localement. On leur fait miroiter également des satisfactions matérielles et des joies terrestres.

Si nous pouvions couper les vivres, cet argent qui a coulé à flots, peut-on imaginer tarir l'attrait terrestre et immédiat ? Quand il ne restera que l'aspect spirituel, cette vie sera sans doute moins attrayante pour les jeunes.

Debut de section - Permalien
François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l'IRIS

La vie des djihadistes était en effet prestigieuse et agréable, ils roulaient dans de gros pick-up, occupaient de beaux appartements vides, dont les propriétaires avaient été tués ou avaient fui, et ils avaient, c'est vrai, une vie sexuelle très intéressante, avec beaucoup d'épouses et un système de quasi-prostitution basé sur des mariages formels et des divorces immédiats. On le constate dans leurs souvenirs, mais aussi par le nombre très élevé d'enfants qu'ils ont laissés. Quand ils n'étaient pas au front, ils avaient une vie sexuelle très intense. Ils étaient les rois, un peu comme dans un film de Quentin Tarantino. C'était d'ailleurs très exploité par la propagande : « Tu vivras comme un lion !?» Ne dit-on pas qu'il vaut mieux vivre un jour comme un lion que cent ans comme un mouton ?

Vivre intensément, cela parle à des jeunes gens pleins de testostérone, mais cela n'explique pas tout.

Aujourd'hui, il n'y a plus de califat qui permet de rouler en pick-up ou d'aller à la maison des femmes. Tout était bâti sur la construction d'un État qui s'étendrait au monde entier. C'était le slogan de l'État islamique : il durera et il s'étendra. Or cela n'a pas été le cas. Certains se décourageront peut-être, mais à quoi cela aboutira-t-il?? Verra-t-on des combattants dire : « On m'a trompé, je rentre et je me repens » ? Je n'y crois pas beaucoup.

Une autre hypothèse moins réjouissante est qu'ils considéreront plutôt qu'Al-Qaïda avait raison, qu'il fallait frapper l'ennemi lointain d'abord et ne pas se retrouver à découvert sur un territoire comme des mouches dans un pot de lait. Certains combattants ont hésité entre les deux organisations au cours de leur parcours de vie. C'est d'ailleurs l'histoire des frères Kouachi et de Coulibaly. Les Kouachi étaient d'Al-Qaïda, alors que Coulibaly était un des premiers djihadistes de l'État islamique en France. Ils ont noué une alliance de circonstance.

Les propagandistes de Daech ne sont pas stupides. La littérature djihadiste martèle un argument : « Ne croyez pas en la défaite apparente ». En bons salafistes, ils nourrissent une vision mythique dans laquelle les événements actuels ne sont que la reproduction des événements du VIIe siècle. L'histoire n'existe que parce qu'elle se reproduit dans le jeu de la volonté divine.

On appelle donc les musulmans à se souvenir de la bataille du fossé, durant laquelle ils paraissaient perdus, mais qu'ils ont finalement gagnée face à des ennemis beaucoup plus puissants. Ce discours s'articule autour de l'idée selon laquelle les vrais croyants savent qu'une défaite apparente est la garantie d'une victoire plus grande. Je ne sais pas si cela fonctionne, mais la perspective des militants de Daech est millénariste, ils attendent la bataille finale, dans quelques années, à l'issue de laquelle les bons iront au paradis.

D'autre part, des textes de Daech sont encore publiés. Hier, j'ai pris connaissance d'un communiqué suggérant de porter la bataille en Afghanistan et au Pakistan, c'est-à-dire au Khorassan. L'argument est le suivant : certes, le califat semble fini, mais il y a eu des périodes dans l'histoire de l'Islam durant lesquelles nous n'étions qu'une petite bande courant dans le désert ; continuez le combat au Khorassan. C'est une autre option pour certains combattants français, qui ne rentreraient pas en France, mais iraient dans le Sinaï, ou dans la zone afghano-pakistanaise.

Nous ne sommes pas dans leurs têtes, il est difficile de savoir si l'argument selon lequel il s'agit de la dernière épreuve avant la récompense sera porteur. Cela dépendra beaucoup de choix individuels. Cette situation a été prévue par Daech et le discours triomphaliste du début a varié afin de fournir à ses partisans des arguments pour expliquer cette nouvelle réalité.

En outre, Baghdadi est toujours vivant. On n'a pas pris ou tué tant de combattants que cela et beaucoup d'entre eux sont dans la nature, le mouvement a connu un moment de grande richesse, grâce au pillage des banques et au trafic de pétrole, et une partie du trésor de guerre a échappé à ses adversaires. Nous n'avons pris ni toutes les armes, ni tout l'argent, ni tous les combattants, il reste donc des forces hostiles.

Debut de section - PermalienPhoto de Sylvie Goy-Chavent

Revenons en France. Quel est le poids de l'idéologie salafiste dans les territoires de notre pays ?

Debut de section - Permalien
François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l'IRIS

Il existe des mosquées salafistes et certains prédicateurs que nous ne contrôlons pas disent des choses choquantes et illégales, cela ne date pas d'hier.

Pour autant, à l'époque de la puissance d'Al-Qaïda, on affirmait que tout venait de certaines mosquées salafistes de Londres dans lesquelles nous voulions entrer, alors que le plus important n'est pas toujours l'influence d'un mauvais prédicateur, mais de gars qui sont simplement au fond de la salle et qui parlent la même langue que leur public.

Certains prédicateurs ne parlent pas le même arabe que les gens d'ici. L'arabe d'Arabie Saoudite, par exemple, est très différent de l'arabe algérien ou marocain, mais la plupart des prédicateurs viennent du Maghreb. Leur langue peut différer de celles des jeunes de troisième génération, qui utilisent beaucoup de mots d'argot.

On retrouve une figure dans beaucoup de parcours : le jeune qui va à la mosquée, qui est un peu délinquant, dont la conduite n'a pas été digne d'un bon croyant et qui se fait accrocher à la sortie de la mosquée par des gens qui trouvent que l'imam est trop mou. Dans le discours de Daech, la stigmatisation des « hypocrites », des « mauvais musulmans » - c'est-à-dire de ceux qui nous semblent modérés et compatibles avec la République - occupe une place importante. On recherche constamment les points théologiques qui les mettent en faute.

Cela dit, je suis peut-être naïf, mais s'il y a des mosquées dans lesquelles on dit des choses interdites, on peut les fermer, qu'elles produisent ou non des terroristes !

Debut de section - PermalienPhoto de Ladislas Poniatowski

La déradicalisation à la française, cela ne marche donc pas. Est-ce aussi parce que nous sommes naïfs ? Les adultes sont irrécupérables, mais ce qui est grave, ce sont les adolescents, qui sont des bombes potentielles. Que ne faisons-nous pas que nous devrions faire ?

Debut de section - Permalien
François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l'IRIS

Le volontariat ne donne pas de bons résultats, deux de vos collègues ont produit un très bon rapport à ce sujet. C'est une démarche basée sur une vision naïve et, disons-le, un peu politiquement correcte, selon laquelle le djihadisme n'aurait rien à voir avec la religion, mais relèverait de la psychologie.

La méthode saoudienne est efficace, mais elle est difficile à transposer : on enferme des djihadistes dans des camps, puis on leur fournit à la sortie un travail, une voiture, etc. pour les ramener vers le wahhabisme classique. On leur dit donc en substance : « Vous avez raison d'être salafistes, mais on n'embête pas la dynastie des Saoud, et vous ferez la guerre quand on vous le dira ! » J'imagine mal cela en France...

Je pense qu'il faut mieux exploiter les discours des repentis. Les Kurdes sont plus malins que nous à ce sujet, on se souvient ainsi de la vidéo dans laquelle ils ont présenté Émilie König maquillée et portant un sweat rose à fleurs, affirmant qu'elle s'était trompée. De même, ils ont obligé un important prédicateur français à affirmer que les gens de Daech étaient des crapules.

L'idée selon laquelle les chefs ont fauté peut être efficace. Des Algériens qui avaient lutté contre les GIA m'ont raconté que, dans certains groupes, des militants - qui égorgeaient auparavant des villages entiers - étaient partis parce que le chef avait des baskets plus belles que les autres et n'était donc pas à égalité avec les combattants.

Utiliser des témoignages de repentis ne sera pas efficace à 100 %, mais ce sera mieux que ce que l'on fait aujourd'hui.

Debut de section - PermalienPhoto de Hugues Saury

Quel peut être le rôle de l'Islam de France ?

Debut de section - Permalien
François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l'IRIS

De nombreux théologiens islamiques expliquent que l'Islam, ce n'est pas cela, que l'interprétation hanbalite est absolument hétérodoxe et plusieurs fatwas ont été publiées à ce sujet. Autrefois, j'étais naïf et je pensais qu'une bonne argumentation théologique permettrait de l'emporter, mais cela ne marche pas. Ceux qui sont convaincus sont persuadés qu'ils sont les seuls vrais monothéistes, ce qui est le coeur de la croyance musulmane. Ils ont des arguments déjà prêts à opposer à toutes les réfutations.

Je préfère, quant à moi, un imam qui explique aux jeunes que la période médinoise doit être interprétée et contextualisée ! J'ai même des amis musulmans qui veulent en revenir au mutazilisme, un courant de pensée islamique rationaliste, mais il est inactif depuis le IXe siècle !

Debut de section - PermalienPhoto de Bernard Cazeau

Notre commission d'enquête poursuit ses travaux avec l'audition de M. Nicolas Hénin.

Comme vous le savez, M. Hénin est ancien journaliste et aujourd'hui président de la société de conseil et formation en contre-terrorisme et radicalisation Action résilience. Le 22 juin 2013, il a été enlevé par des djihadistes à Raqqa, en Syrie, où il a été détenu jusqu'à sa libération, avec d'autres otages français, le 18 avril 2014.

Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont Jihad Academy, en 2015, et Comprendre le terrorisme, l'année dernière.

C'est parce que vous avez longtemps travaillé entre l'Irak et la Syrie, réfléchi au terrorisme et fréquenté, à votre corps défendant, les djihadistes au plus près, que nous avons souhaité entendre votre témoignage.

En effet, notre commission d'enquête s'intéresse à l'état de la menace terroriste aujourd'hui et à son évolution, ainsi qu'à la façon dont les services de l'État s'y sont adaptés.

Comment percevez-vous cette menace terroriste aujourd'hui ? Quelle est votre analyse du phénomène djihadiste et de sa propagande, alors que l'organisation État islamique a subi d'importants revers militaires sur le terrain ? Quel reste, selon vous, son pouvoir de « séduction » auprès de personnes radicalisées ? Quel est votre point de vue sur la question du retour de djihadistes français, sur la menace qu'ils pourraient représenter et sur le fait de les juger sur le lieu de leurs crimes ?

Nous vous avons adressé un questionnaire qui peut constituer le « fil conducteur » de votre intervention. Je vous propose de vous donner la parole pour un propos liminaire d'une dizaine de minutes, puis j'inviterai mes collègues, en commençant par notre rapporteure, Sylvie Goy-Chavent, à vous poser des questions.

Cette audition fera l'objet d'un compte rendu publié.

J'insiste auprès de mes collègues : nous devons impérativement avoir terminé cette audition à 17 heures, heure à laquelle se réunira le groupe de travail sur la révision constitutionnelle en forme élargie.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure. ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Nicolas Hénin prête serment.

Debut de section - Permalien
Nicolas Hénin, président d'Action résilience

Votre commission, d'après son intitulé, entend évaluer la menace terroriste après la chute de l'État islamique. Il faut insister sur cet événement car il s'agit d'une réelle victoire. Jouer les Cassandre est toujours facile. En l'occurrence, la chute de l'utopie califale portée par l'État islamique depuis 2013, provoquée essentiellement par la coalition de nos forces armées, est une victoire importante qui prive ce groupe terroriste de son argument de propagande fondamental. C'est en effet son assise territoriale qui assurait la prééminence de l'État islamique sur Al-Qaïda, lui garantissait la maîtrise de certaines ressources et lui permettait de disposer de camps d'entraînement desquels les combattants ressortaient propager le djihad avec une aura supplémentaire.

Cette victoire offre une fenêtre de calme. L'État islamique n'a sans doute plus à très court terme la capacité de concevoir des attentats de commando - à distinguer des attentats d'initiative, par lesquels un assaillant répond à l'appel d'un groupe terroriste. C'est aussi une fenêtre d'opportunité pour résoudre les deux crises politiques majeures qui ont joué un rôle essentiel dans la montée en puissance de l'État islamique : la situation en Irak depuis 2003, d'une part, et la recherche d'une paix en Syrie, d'autre part.

Simultanément, l'activité médiatique de l'État islamique est atteinte. Il faut en effet, pour produire un contenu médiatique sophistiqué, un niveau de compétences et de ressources - organisation, matériel, coordination d'acteurs... - comparable à celui que requiert une attaque complexe. Le rythme de publication de contenus de propagande est ainsi un bon indicateur de la capacité de frappe d'une organisation terroriste : il a par exemple sensiblement baissé après la chute de Raqqa. Les activités de propagande, notamment en ligne, ont repris depuis et les flux de contenus de propagande d'Al-Qaïda compensent désormais le déclin de ceux de l'État islamique.

Mais l'Histoire montre que le bénéfice offert par la destruction de la tête du groupe ne dure qu'un temps. On a constaté comment les groupes djihadistes ont fini par se réorganiser au Sahel après avoir été durement frappé par l'opération Serval. L'État islamique, intelligemment, a scénarisé son effondrement territorial en expliquant qu'une coalition inédite, quasiment mondiale, s'était acharnée pour détruire l'idéal califal. En mettant ainsi en scène sa chute territoriale, il s'exonère de ses responsabilités. Mais aussi longtemps que les crises perdurent au Moyen-Orient, les groupes djihadistes engrangent des moyens d'existence. Les opérations militaires sont donc nécessaires pour écrêter les capacités de ces groupes, mais elles ne suffisent pas à les défaire.

Il y a une autre bataille à mener : contre la radicalisation en France. L'État islamique a été très fort pour articuler les crises locales et mondiales, pour attiser les premières et pousser les combattants à les réinterpréter à une autre échelle. L'étude des groupes insurgés d'inspiration marxiste actifs pendant la guerre froide est de ce point de vue assez instructive. Reste que notre compréhension de la radicalisation est entravée par un certain nombre de préjugés, de clichés dictés par nos représentations socio-politiques. Sommairement, on considère, à gauche de l'échiquier politique, que la radicalisation est un phénomène social qui touche les déclassés et les marginalisés, qui trouvent dans le djihad une façon de lutter contre leur exclusion ; à droite, la radicalisation est vue comme un projet politique mené par un islam conquérant, et souvent lié à la question migratoire. Les deux préjugés sont également faux. Luttons contre ces clichés et prêtons une plus grande attention aux travaux de recherche, notamment d'Europe du Nord.

Prenons garde, en outre, à quelques effets d'optique. D'abord, ne nous laissons pas obnubiler par l'État islamique : sa visibilité n'implique pas qu'il s'agisse de la menace la plus importante. L'État islamique et Al-Qaïda sont deux organisations également dangereuses pour notre pays et ses intérêts, qui se situent largement dans la bande sahélo-saharienne... où l'État islamique n'est pas le mieux représenté. Le général Petraeus a dit naguère que la compétition entre les deux groupes pouvait conduire à leur affaiblissement réciproque : en 2014, en effet, la plupart des combattants français de l'État islamique morts au combat ont été tués par Al-Qaïda. Je pense plutôt qu'il faille voir la compétition entre ces deux groupes comme un élargissement de « l'offre » djihadiste, et donc tout sauf une bonne nouvelle.

Autre effet d'optique, ou effet de mode : la focalisation sur les revenants. Or, s'ils ont en effet été très nombreux en 2014 et 2015, il n'y en a plus guère aujourd'hui. Presque tous ont été judiciarisés et ils sont presque tous déçus par le projet califal, si ce n'est par l'idéologie djihadiste. L'an dernier, une douzaine seulement de revenants ont été identifiés. Reste la petite centaine de Français dont le ministre des affaires étrangères a dit récemment qu'ils étaient détenus par les Kurdes au nord de la Syrie : à terme, il nous reviendra de gérer cette question. Il faudra trouver une réponse sur la prise en charge des radicalisés non combattants, c'est-à-dire des femmes et des enfants, dont certains très imprégnés par l'idéologie djihadiste mais qui, n'étant pas des combattants, n'ont pas nécessairement vocation à être incarcérés, ou alors pas longtemps.

La radicalisation en prison est un autre défi qu'il faudra relever. Un peu plus de 500 détenus le sont pour des faits de terrorisme, auxquels s'ajoutent un gros millier de détenus pour des faits de droit commun mais considérés comme radicalisés. Certains sortiront de prison bientôt. D'ici 2020, ce sera le cas de plusieurs dizaines de revenants de Syrie.

Notre politique carcérale a connu une évolution en accordéon. Faut-il, par exemple, rassembler les djihadistes ou les disperser ? C'est l'un des sujets sur lesquels ma société travaille, avec le ministère de la justice. Nous plaidons pour le pragmatisme. Établir un score de radicalité ne suffit pas ; il faut aussi établir un score d'influençabilité, si je puis dire : un djihadiste modéré mais dissimulateur et prompt à manipuler ses codétenus doit être isolé ; un djihadiste passionné mais peu convaincant, pas forcément.

Autre sujet d'inquiétude : les migrants, c'est-à-dire les djihadistes qui migrent du terrain syro-irakien vers d'autres théâtres d'opérations. Parmi ces théâtres, il faut parler du Sinaï, ainsi que de l'Afghanistan, où se trouve une filiale de l'État islamique de taille réduite mais qui prend le contrepied de la stratégie des talibans : tandis que ceux-ci y se trouvent sur une ligne orthodoxe traditionnelle, le djihad de papa si j'ose dire, l'État islamique recrute, un peu comme en Europe, les jeunes éduqués, périurbains, souvent déplacés, qui n'ont guère connu que la présence internationale, dont les familles avaient parfois espéré du bien de l'intervention américaine, mais qu'eux ont appris à détester. Autres terrains de migration possibles : le Myanmar et le Bangladesh, où la crise des Rohingyas est instrumentalisée.

Le djihadisme non sunnite n'est pas à exclure de nos préoccupations. On a déjà connu un terrorisme sponsorisé par l'Iran, en France dans les années 1980. C'est une hypothèse à ne pas négliger, qui dépendra notamment de nos choix diplomatiques au Moyen-Orient. Les États-Unis ou Israël sont a priori plus concernés car ils appréhendent l'influence régionale de l'Iran davantage que nous dans le cadre d'une confrontation.

Enfin, il faudra garder à l'esprit la menace terroriste non islamiste. On pourrait imaginer en particulier un terrorisme de réaction, tel celui déclenché durant les « années de plomb », dans la décennie 1970 au sein de l'extrême-droite italienne et allemande par le terrorisme de l'extrême-gauche. Au Québec, à Londres, des mosquées ont été attaquées, prétendument en réponse au terrorisme djihadiste. Ce terrorisme peut venir de l'extrême-droite, par ressentiment antimusulman, comme de l'extrême-gauche, dont plusieurs dizaines de militants, notamment issus de la mouvance anarcho-autonome, se sont rendus en Syrie pour combattre l'État islamique, et sont donc formés au maniement des armes. Certains se retrouvent à Notre-Dame-des-Landes.

Debut de section - PermalienPhoto de Sylvie Goy-Chavent

Les revenants peuvent-ils essaimer et créer des cellules en France ? Peuvent-ils aider les déçus, ceux qui auraient aimé partir mais ne l'ont pas fait, à se structurer ? Comment prendre en charge ces personnes ?

Debut de section - PermalienPhoto de Ladislas Poniatowski

Est-il bien raisonnable de dire que le nombre de revenants est désormais faible ? Vous n'êtes pas le seul à nous tenir ce discours, sous-entendant que les flux sont bien contrôlés. Pour ma part, je n'y crois pas.

Debut de section - Permalien
Nicolas Hénin, président d'Action résilience

Personne ne nie qu'il y a eu beaucoup de trous dans la raquette jusqu'en 2015 environ. Les services de renseignement ont parfois retrouvé la trace de personnes s'étant rendues en Syrie à l'occasion de leur retour à Roissy. La légèreté des autorités turques dans le contrôle de la frontière syrienne n'arrangeait rien. Depuis que l'État islamique attaque frontalement la Turquie, la situation est différente. On ne peut certes toujours pas être certain du stock de djihadistes présents dans la zone de conflit, mais j'ai tendance à penser qu'on le surestime, les preuves de décès faisant souvent défaut. Quelques individus ont sans doute pu passer entre les mailles du filet, mais les estimations sont crédibles.

L'essaimage à l'étranger a déjà largement eu lieu au temps des beaux jours de l'État islamique. Il est par conséquent présent dans un certain nombre de zones du globe. Les allégeances ont été agréées et ont donné lieu à la désignation de wilayas, c'est-à-dire de provinces du califat. Or il n'y a pas de wilaya « Europe » de l'État islamique, car elle est toujours considérée comme une zone d'opération extérieure - les attentats lancés en Occident étaient d'ailleurs pensés comme des opérations projetées en territoire ennemi. Je n'imagine pas la création d'une antenne de l'État islamique en Occident. Il y a, en revanche, un certain nombre de personnes adhérant à l'idéologie djihadiste et de sympathisants de l'État islamique ou d'Al-Qaïda. Les individus les plus dangereux sont les frustrés, les velléitaires, ceux qui ont été empêchés de se rendre en Syrie ou en Irak. Ceux-là nous en veulent toujours, et doublement, puisqu'ils n'ont pas même eu l'occasion d'être déçus !

Debut de section - Permalien
Nicolas Hénin, président d'Action résilience

Les sources disponibles les plus fiables sont celles du fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT). Il n'est sans doute pas parfait car il peut ignorer les personnes passées entre les mailles du filet tout comme signaler des faux-positifs, des personnes surveillées par erreur, et il conserve probablement des personnes dont le décès ne peut être prouvé, mais c'est certainement la base de données la plus crédible, de très loin, pour dresser une photographie de la radicalisation en France. Le plan de lutte contre la radicalisation annoncé par le Premier ministre contient précisément la communication de certaines données du FSPRT à des chercheurs, sous réserve de leur anonymisation. Ce fichier compte près de 20 000 personnes.

Debut de section - PermalienPhoto de Ladislas Poniatowski

Pensez-vous que nous disposons de toutes les informations sur les actes commis par les jeunes qui se sont rendus sur place ?

Debut de section - Permalien
Nicolas Hénin, président d'Action résilience

Sur 68 mineurs revenants identifiés, 66 ont moins de 13 ans. Seuls deux sont donc judiciarisables. On ignore sans doute précisément ce qu'ils ont commis sur place. Mais on ne peut prendre à leur égard (les mineurs de moins de 13 ans) que des mesures de protection de l'enfance.

Debut de section - PermalienPhoto de Ladislas Poniatowski

Qu'en pensez-vous, à titre personnel ? A-t-on formé des mineurs à tuer et à égorger ?

Debut de section - Permalien
Nicolas Hénin, président d'Action résilience

C'est fort possible, au moins pour certains d'entre eux. La police londonienne a annoncé la semaine dernière qu'un groupe djihadiste de l'ouest de Londres avait recruté 55 enfants pour commettre des attentats dans la capitale.

Debut de section - PermalienPhoto de Sylvie Goy-Chavent

Que peut-on mettre en place en France pour gérer ces personnes ?

Debut de section - Permalien
Nicolas Hénin, président d'Action résilience

La carotte et le bâton restent les outils les plus efficaces. Il faut bien sûr un volet sécuritaire. Mais la prison n'est pas un espace clos, c'est un milieu qui respire : on y entre, on en sort. Un détenu très radicalisé et non pris en charge pendant sa peine peut causer de grands dégâts. Il faut donc aussi une politique sociale de réintégration. C'est la carotte.

Debut de section - Permalien
Nicolas Hénin, président d'Action résilience

L'isolement fait partie des mesures à la disposition des services pénitentiaires, qui y recourent d'ailleurs fréquemment. Mais gardons à l'esprit que tout prisonnier finit par sortir car la perpétuité réelle n'existe pratiquement pas. Lorsque l'on me pose la question de savoir s'il faut judiciariser ou traiter sur le plan médico-social les revenants, je réponds toujours « les deux » : il faut placer chaque individu, quels que soient son âge et son sexe, devant ses responsabilités, mais aussi rendre à la société, une fois la peine purgée, des personnes qui se seront amendées.

Debut de section - PermalienPhoto de André Reichardt

On ne pourra faire l'économie d'une analyse de l'essaimage des terroristes. Une fois l'État islamique vaincu sur son territoire, où sont-ils passés ? Il y en a certainement encore beaucoup en Syrie et en Irak, d'autres en Libye, mais le reste ?

Debut de section - Permalien
Nicolas Hénin, président d'Action résilience

Le directeur général de la sécurité extérieure vous donnera certainement des informations plus précises que celles dont je dispose.

Debut de section - PermalienPhoto de André Reichardt

Les services du Niger, où j'étais il y a peu, désignent la Libye. J'ai également eu l'occasion de me rendre en Asie centrale : en Ouzbékistan, au Tadjikistan ou au Turkménistan, on craint l'arrivée de djihadistes disséminés depuis les zones de conflit. Leurs services comptent sur l'assistance russe pour les repousser. Les terroristes, eux, se cachent dans les zones frontières pour attendre des jours meilleurs. On parle aussi de l'Égypte, et pas seulement au Sinaï où le maréchal Sissi a lancé une grosse opération récemment. Bref, pour pouvoir fermer efficacement les frontières, mieux vaut savoir où sont les terroristes ! Comme M. Poniatowski, et ayant gardé le souvenir des propos que nous tenait naguère M. Cazeneuve, je ne crois pas une seule seconde que les chiffres officiels soient corrects.

Vous présidez une société de conseil et de formation sur la lutte contre la radicalisation. C'est une gageure... Si cela fonctionnait, cela se saurait ! Je présidais il y a trois ans une commission d'enquête sur la lutte contre les filières djihadistes : on parlait alors de 1432 Français partis vers les zones de combat irako-syriennes ; les personnes radicalisées sont désormais près de 20 000 ! Or la lutte contre la radicalisation s'est mise en place rapidement, avec des gens comme Dounia Bouzar... Que préconisez-vous pour être efficace ?

Debut de section - Permalien
Nicolas Hénin, président d'Action résilience

Les terroristes peuvent soit se terrer sur place, soit gagner leur pays d'origine - les républiques d'Asie centrale par exemple, qui en ont produit des tombereaux -, où ils sont le cas échéant pris en charge par les autorités, soit migrer vers un autre terrain : Sinaï, Yémen, Somalie, Libye. Au Sahel, les terroristes en provenance du Levant sont peu nombreux, mais il y a des flux entre la Libye et le Sahel, de même que, depuis les années 1990, entre l'Algérie et le Sahel.

Les politiques de prise en charge de la radicalisation ont été entravées par des difficultés politiques, des préjugés troublant notre vision du phénomène et par des individus à la recherche de parts de marché économiques ou académiques. Or nous disposons d'un réseau associatif dense qui consomme certes d'importantes subventions publiques, mais qui regroupe les acteurs les mieux placés, du fait de leur connaissance du terrain, pour faire le travail de prévention nécessaire. Ces associations ont sans doute besoin d'une mise à jour, d'une sensibilisation aux spécificités de la radicalisation islamiste, mais elles sont indiscutablement plus compétentes que les acteurs sortis du chapeau.

Debut de section - PermalienPhoto de Sylvie Goy-Chavent

Mais concrètement, que faire des revenants ou des déçus ?

Debut de section - Permalien
Nicolas Hénin, président d'Action résilience

Les plus dangereux seront traités par la DGSI et judiciarisés, donc neutralisés ; d'autres, placés sous main de justice mais laissés en liberté. Le programme Recherches et Intervention sur les Violences Extrémistes (RIVE) est très intéressant.

Debut de section - PermalienPhoto de Bernard Cazeau

Nous vous remercions.

La réunion est close à 17 heures.