Intervention de Myriam Benraad

Commission d'enquête menace terroriste après chute de l'Etat islamique — Réunion du 8 mars 2018 : 1ère réunion
Audition de Mme Myriam Benraad professeure en science politique et chercheuse

Myriam Benraad, professeure en science politique et chercheuse :

L'État islamique a perdu, en Irak et en Syrie, environ 95 % de son territoire. Le chapitre ouvert par la conquête triomphale de l'année 2014 se referme.

Le processus s'est accéléré avec la reprise de Ramadi, fin 2015, suivie de pertes territoriales massives en 2016 et 2017. Les acteurs locaux de part et d'autre de la frontière irako-syrienne doivent cependant, pour une très large part, leurs victoires à l'appui militaire de la coalition - ce qui pose, sur le long terme, la question de la reconstitution d'un appareil militaire viable pour consolider ces gains et éviter un retour des djihadistes.

Toutefois, la menace n'a pas disparu pour autant. Le discours est concentré sur l'État islamique, mais il existe d'autres factions djihadistes vers lesquelles certains combattants de celui-ci font désormais mouvement. Nous assistons ainsi, en Syrie, à une réaffirmation d'Al-Qaeda et de ses affiliés qui peuvent s'inscrivent dans une tendance djihadiste nationaliste, contre le régime de Bachar el-Assad, ou plus transnationale et tournée vers des attaques contre l'Occident. Il y a des effets d'oscillation, pour ces organisations, entre le terrain local et le djihad global, qui reste une menace de long terme. Le repli de l'État islamique ne signifie pas que la France est sortie des radars djihadistes ; au contraire, ces derniers rappellent régulièrement que notre pays reste un ennemi viscéral.

Sur le terrain, l'État islamique est revenu à la guérilla et à la clandestinité, lançant des opérations contre les armées et les institutions qui symbolisent le retour de l'État. Les civils sont moins visés. En Irak, des zones jusqu'à présent épargnées sont touchées, comme le Sud. Autour de Bassora, les djihadistes ont fait la preuve, avec des embuscades et des incidents armés, de leur capacité à se redéployer à la faveur des absences ou des dysfonctionnements de l'État, y compris dans des zones où ils n'étaient pas présents. Rappelons qu'en 2014, la prise de Mossoul par l'État islamique a été rendue possible par la défaillance de l'armée et de l'administration locale. En Syrie, nous sommes dans une situation de guerre civile, très confuse, ou un grand nombre de groupes de tendances différentes se réclament du djihad.

D'autres foyers de djihadisme ont émergé. En Libye, la perte de Syrte par l'État islamique en décembre 2016 a conduit à son redéploiement en plusieurs centaines de cellules disséminées sur l'ensemble du territoire. En Égypte, l'armée a déclenché une offensive contre les groupes actifs au Sinaï, même si la présence djihadiste dans cette région est une réalité depuis des décennies.

Toutes ces zones sont travaillées depuis longtemps par le djihadisme qui a attiré une partie de la jeunesse du fait de la défaillance de l'État et d'un environnement de désocialisation. Je procède ici à une analyse institutionnaliste de ce phénomène qui se nourrit du vide sidéral provoqué par le manque d'État et d'institutions. C'est la demande d'État des populations qui explique pourquoi elles ont pu, dans certains cas, jouer le jeu des djihadistes qui promettaient un retour de l'ordre et une restauration des fonctions régaliennes. C'est vrai en Irak comme en Libye.

La menace doit être analysée à la lumière des spécificités nationales, sur la base d'une connaissance approfondie des dynamiques locales : il est difficile de comparer l'Irak à la Syrie, où les situations sont très spécifiques.

Fait notable : le retour de l'Afghanistan dans le discours djihadiste. L'État islamique a publié, le 4 mars, une vidéo appelant les musulmans à la hijra, c'est-à-dire à la migration vers ce pays, appelé Khorasan - sa dénomination médiévale - dans la vidéo, pour le replacer au coeur de la menace transnationale. Bien que l'Afghanistan soit sorti du champ de visibilité des populations occidentales, rien n'a véritablement été résolu : il subsiste un paysage insurgé très morcelé, avec des factions qui se font la guerre. On assiste à un morcellement analogue en Syrie, où une myriade d'organisations font face aux acteurs dits loyalistes, appuyés par la coalition irano-russe. Dans la Ghouta orientale, il est difficile de nommer et de caractériser les acteurs. Les sociétés s'effondrent, les territoires se fragmentent et les populations civiles sont livrées à elles-mêmes.

Sans alarmisme excessif, la menace subsiste d'autant que les crises se poursuivent, au Moyen-Orient, en Afrique du Nord, voisine d'un Sahel en phase de déstabilisation avancée. Les facteurs structurels de la radicalisation djihadiste demeurent.

En Irak, comment arracher les combattants et leurs familles à l'idéologie panislamiste pour les ramener à la vie civile ? Faut-il une amnistie, voire une intégration dans l'appareil militaire et sécuritaire ? Voilà les questions à résoudre.

Il n'y a pas de profil type des militants partis faire le djihad - dont, je le rappelle, le départ est pour une large part antérieur à l'entrée en guerre de la France contre l'État islamique. Ce sont des individus très différents, happés par un discours susceptible de séduire un large public. C'est sur ce point qu'il faut lancer une action de long terme, en déconstruisant l'idéologie, en en montrant les limites, en la délégitimant en profondeur. Les déçus de l'expérience du « califat » sont désormais nombreux, mais le discours demeure séduisant et mobilisateur.

Les motivations de ceux qui sont partis sont très diverses. Elles peuvent être identitaires, avec une surdétermination de l'identité religieuse. Elles peuvent relever de l'utopie, de l'aventurisme ou d'une aspiration anti-système. Dans le contexte français, la rhétorique de l'État islamique s'est télescopée avec des questions qui travaillaient la société française depuis très longtemps ; elle a su faire écho aux griefs, aux frustrations et aux questionnements qui s'exprimaient depuis parfois des décennies. C'est Internet qui a facilité notamment la rencontre de ces maux anciens et du discours djihadiste. De jeunes Français ont vu dans le discours de l'État islamique une réponse à leurs aspirations en termes d'égalité et de justice sociale.

J'ai favorablement accueilli le nouveau plan contre la radicalisation présenté par le Gouvernement, en particulier les mesures en matière d'éducation. Le djihadisme est un phénomène générationnel, c'est pourquoi cette question est cruciale. Beaucoup de professeurs se sont adressés à moi depuis les attentats de 2015 parce qu'ils n'ont pas les outils pour répondre aux élèves radicalisés. Ils se demandent comment reconstruire du lien, du sens, comment faire sortir ces élèves de cette représentation biaisée du monde et de l'autre. J'irais même plus loin : il faudrait un cours ou une tranche de scolarité spécifiquement consacrés à cette question pour sensibiliser directement les jeunes. Les campagnes comme Stop-Djihadisme sont bienvenues, mais elles ne suffisent pas. Il faut sensibiliser les jeunes plus directement.

Je ne crois pas qu'il existe des loups solitaires dans le djihadisme. Au minimum, les combattants sont équipés d'une idéologie en libreservice, sur la Toile. Les prisons ont aussi été un haut lieu de rencontres et de radicalisations. Que faire des détenus radicalisés après la détention ? Les Pays-Bas, où je vis aujourd'hui, et le Danemark ont anticipé cette question de la réintégration. N'attendons pas la libération de ces détenus pour préparer l'après.

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