Intervention de Françoise Thébaud

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 5 avril 2018 : 1ère réunion
Audition de Mme Françoise Thébaud historienne professeure émérite à l'université d'avignon

Françoise Thébaud, historienne, professeure émérite à l'université d'Avignon :

En effet, mais il arrive que les journalistes recourent à des termes inappropriés. Les expériences qu'ont les femmes de la guerre sont différentes, en fonction de leur appartenance sociale, de leur âge, de leur lieu de résidence et de leur nationalité.

Comment a-t-on écrit l'histoire de la Grande Guerre ? Un peu d'historiographie permet de situer mon propos dans l'évolution des questionnements historiens sur la guerre :

- des décennies durant, seuls intéressent les aspects militaires et diplomatiques du conflit, notamment les causes de la guerre. Le regard se concentre alors sur les hommes, et plus encore sur les élites masculines qui décident.

- À partir des années 1970 se développent à la fois une histoire sociale des sociétés en guerre (quotidien, économie, vie politique, conflits sociaux) et une histoire des femmes : le premier objectif de ces historiens, qui sont surtout des historiennes, est d'observer l'événement au féminin et d'appréhender l'expérience des femmes : que signifie la guerre pour les femmes ?

- Puis s'affirme, dès la fin des années 1980, une histoire culturelle de la Grande Guerre, autour de l'Historial de Péronne et d'historiens comme Audoin-Rouzeau. Cette approche est attentive à toutes les formes de violence et de souffrance, ainsi qu'à la culture des sociétés en guerre. S'affirme parallèlement aussi une histoire du genre, qui complexifie l'approche d'histoire des femmes. D'une part, elle observe concomitamment les femmes et les hommes, analysant leurs relations et leurs rôles sociaux respectifs ; d'autre part, elle est attentive aux imaginaires sociaux du masculin et du féminin et à leurs usages par la propagande et les politiques des États belligérants (pour les contemporains, qu'est-ce qui fait qu'un domaine est considéré comme masculin ou féminin ?) ; enfin, et c'est important, elle considère les hommes comme des individus sexués et la masculinité comme une construction culturelle et sociale, au même titre que la féminité. Cette carte postale française et cette affiche britannique sont très éclairantes : les sociétés en guerre appellent les hommes à se montrer forts, à protéger les vieillards, les femmes et les enfants, à défendre la terre et la nation. La carte postale française interpelle le combattant : « Français, qu'est-ce que tu défends ? », l'image en arrière-plan d'une France entourée de bleu-blanc-rouge montre le clocher d'un village, des personnages âgés, une femme et des enfants. Sur l'affiche anglaise, on voit le ministre de la guerre qui pointe du doigt les hommes pour les appeler à s'engager : on mobilise, là aussi, la virilité, mais dans un registre un peu différent.

Toutefois, la guerre met aussi les hommes et leur virilité à l'épreuve. Si les individus d'âge mur sont partis résignés en août 1914, les plus jeunes partaient à l'aventure pour une guerre courte et glorieuse. Ils ont découvert, comme certains l'ont écrit et avec des mots identiques de part et d'autre des lignes de front, « l'enfer sur terre »: la boue et le froid des tranchées, les assauts meurtriers, la peur, les blessures et la mort omniprésente. La Grande Guerre, avec ses armements nouveaux et ses modes de combat, met le corps des hommes à rude épreuve, en blesse et en mutile par millions. Voyez sur cette photographie britannique des soldats amputés des jambes. Pour le peintre Otto Dix, les personnages qui jouent aux cartes sur ce tableau illustrent la pire des mutilations : celle des « gueules cassées ». La guerre fait également vaciller des certitudes psychologiques et suscite, chez des hommes qui se découvrent faibles et apeurés, de véritables interrogations identitaires. Elle met à mal l'éducation traditionnelle à la virilité. Ainsi, le jeune Maurice Drans écrit à sa fiancée le 17 mai 1917 : « Ô ma Georgette, je devrais te parler d'amour, et je te parle de ça [un champ de cadavres] ! Ah ! Dans ces moments-là, titubant, ivre, abandonné, frissonnant, naufragé, je tends les bras vers toi, je t'implore, je te supplie. Je suis un homme pourtant, et des fois je grince des dents pour ne pas pleurer. » Les traumatismes de la guerre conduisent certains combattants à la folie. À l'époque, certains ont été considérés comme des simulateurs, mais on connaît mieux aujourd'hui ce phénomène, très réel.

- Deux remarques encore pour terminer cette introduction historiographique. Depuis une quinzaine d'années, les historiens, ébranlés par le retour de la guerre en Europe, avec le conflit en ex-Yougoslavie, ont accordé la priorité à trois thématiques nouvelles : les violences sexuées et sexuelles, l'intime en guerre et les modes de sortie de guerre. La guerre perdure bien au-delà de l'arrêt des combats ou de la signature des traités de paix : elle exige notamment, après les bouleversements des années de conflit, la reconstruction d'un ordre de genre. Autre caractéristique récente, apparue très nettement avec le centenaire, sont privilégiées deux échelles d'observation opposées, une histoire globale qui n'oublie aucun espace engagé dans le conflit et une histoire sensible à l'échelle des familles et des individus ordinaires, hommes et femmes : d'où le succès de la collecte d'archives de soi sur le portail Europeana 1914-1918, des deux grandes collectes en France (en 2013 et 2014), d'où aussi la publication de correspondances de guerre, parfois grâce aux petits-enfants qui découvrent ces archives familiales.

C'est avec l'apport de toutes ces approches que je peux présenter maintenant les quatre thèmes annoncés : mobilisations, épreuves, engagements, effets de la guerre sur les trajectoires individuelles et la place des femmes dans la société.

Premier thème : chronologie et formes de la mobilisation des femmes.

On lit parfois que la première guerre a « mis les femmes au travail » : c'est faux. Pour comprendre la mobilisation des femmes, il faut d'abord en préciser la chronologie. Août 1914 : des millions d'hommes, Français, Allemands, Austro-hongrois, Russes, Britanniques engagés2(*) quittent leurs foyers en quelques jours et tous, comme leurs États-majors et leurs gouvernements, pensent que la guerre sera courte et qu'ils rentreront dans quelques semaines. On est partis aux moissons, on rentrera aux vendanges ! Puis comme le conflit dure, on se projette à Noël, puis à Pâques (le calendrier religieux est alors très présent). La plupart des entreprises dont le patron et le personnel masculin sont mobilisés ferment, ce qui entraîne une mise au chômage des femmes salariées (en France, la main-d'oeuvre féminine constitue alors plus d'un tiers de la population active). Pour les femmes des milieux populaires urbains, privées du salaire de leur mari - et du leur, si elles travaillaient avant 1914 - la guerre signifie d'abord une perte de revenus et des difficultés économiques. L'« allocation de femme de mobilisé pour les familles nécessiteuses » mise en place dès les premiers jours en France (il y eut l'équivalent dans les autres pays) représente 1,25 franc seulement pour une femme, plus cinquante centimes par enfant. Ce montant est trop modique pour compenser la perte du salaire du mari (un ouvrier gagne alors 4 francs, une ouvrière 2,50 francs). Pour manger à leur faim, certaines sont réduites à aller coudre ou tricoter dans des ouvroirs ouverts par des dames de charité. Je n'aurai pas le temps de détailler ensuite et je souligne d'emblée que la période de guerre a été un temps fort pour la philanthropie féminine, traditionnelle dans les milieux aisées ; on peut ainsi parler d'une véritable mobilisation sociale des femmes.

En ce qui concerne la mobilisation au travail, au début de la guerre, seules les paysannes (et aussi les commerçantes qui dans la plupart des cas ont continué à tenir leur magasin) sont appelées à remplacer immédiatement les hommes pour achever les moissons et préparer la terre pour les prochaines récoltes : vous connaissez l'appel de René Viviani, président du Conseil, aux femmes françaises, le 7 août 1914. On a besoin du travail des paysannes pour nourrir le pays et les troupes.

Les autres femmes sont invitées à attendre, tout au plus à servir dans des oeuvres de guerre ou comme infirmières, car la guerre se révèle vite meurtrière et les services de santé militaires insuffisants. Les hôpitaux militaires demandent vite de l'aide à des structures comme la Croix-Rouge. On appelle ces volontaires les « anges blancs » ; elles sont infirmières militaires salariées ou infirmières Croix-Rouge bénévoles. Cet engagement bénévole est d'ailleurs compatible avec les valeurs des milieux bourgeois et aristocratiques ; ainsi la jeune Louise Weiss prend le voile blanc quelques mois. L'infirmière est une figure consensuelle de la guerre, ce qui n'est pas le cas des ouvrières, comme on le verra tout à l'heure. Cette affiche britannique de la Croix-Rouge montre une pietà : une infirmière tient dans ses bras un homme blessé. La légende est explicite : « la plus grande mère du monde ». C'est un registre rassurant pour l'époque. Pourtant, comme le montrent les écrits que certaines infirmières ont laissés, l'expérience de la guerre a été pour elles la découverte de l'horreur des blessures, mais aussi la grande aventure de leur vie... Pensons à ces Canadiennes qui, pour venir sur le front, ont pris le bateau. On confie alors aux infirmières des responsabilités beaucoup plus importantes que ce à quoi les avait préparées leur formation. Découverte du sang, mais aussi du corps des hommes : pour ces jeunes filles, la guerre a été une initiation très rapide aux choses de la vie.

Dans un deuxième temps, lorsqu'il devient évident que la guerre sera longue, chaque pays comprend la nécessité de remettre en route l'économie afin de faire vivre la population, d'approvisionner les armées en nourriture et vêtements, et de produire de plus en plus d'armements dans des entreprises métallurgiques et chimiques reconverties à cet effet. Citroën naît en 1915. Des entreprises de mécanique se convertissent dans la fabrication de matériel de guerre.

Par ailleurs la guerre, dévoreuse de soldats, mobilise de plus en plus d'hommes qui quittent leur travail - au total, 8 millions en France, 13 en Allemagne, 5,7 au Royaume-Uni, 5,6 en Italie. Pour ces deux raisons, la mobilisation des femmes devient indispensable et bénéficie du zèle des affichistes : « d'elle, leurs vies dépendent » proclame un poster anglais de 1917 où, sur fond de canon et d'obus, une ouvrière en train d'enfiler un bonnet de travail est appelée à s'embaucher dans les arsenaux. Cette mobilisation est empirique en France où les besoins des employeurs rencontrent la nécessité de travailler des femmes. Elle est centralisée en Allemagne, négociée au Royaume-Uni avec les syndicats : ceux-ci veulent préserver les intérêts de leurs adhérents hommes et s'assurer du caractère temporaire de l'embauche. Le travail des femmes, dans cette logique, ne peut se faire au détriment des hommes, il doit être temporaire, et les contrats de travail le précisent clairement.

Venues de divers horizons, épouses au foyer, jeunes filles, anciennes travailleuses au chômage ou à la recherche d'un meilleur salaire, les femmes remplacent les hommes au travail partout où cela est possible, et ce phénomène s'accompagne d'un transfert de main-d'oeuvre de secteurs traditionnellement féminins vers d'autres plus attractifs. La guerre, il faut aussi le rappeler, inaugure une crise de la domesticité, tant la situation de cette catégorie est aliénante : gages très faibles, absence de liberté individuelle, pas de loisirs. L'usine semble préférable à beaucoup de bonnes. De plus en plus visibles dans l'espace public, photographiées et présentées dans les journaux, les femmes sont ainsi factrices, employées de banque et d'administration, serveuses de café, livreuses - par exemple de charbon - receveuses et conductrices de tramways, métiers auparavant masculins. Le secteur tertiaire se féminise avec la guerre : on trouve aux femmes beaucoup de qualités - elles sont à l'heure, polies, minutieuses... Cette féminisation se poursuit après la fin du conflit.

Les femmes sont aussi ouvrières, y compris dans les usines de guerre, dans les secteurs métallurgique et chimique. Ce sont là des secteurs qualifiés de « travail d'hommes », dont elles étaient quasi absentes avant 1914. Au plus fort de l'embauche, elles sont 400 000 en France (un quart de la main d'oeuvre), près d'un million au Royaume-Uni. Employées aux travaux mécaniques en série - là où leurs rendements sont jugés les meilleurs -, mais aussi à des tâches de plus en plus diversifiées et qualifiées comme la soudure, elles sont particulièrement nombreuses à la fabrication des obus, d'où leur surnom de « munitionnettes ». La taylorisation est maximale chez Citroën où les obus sont produits à la chaîne. Sur cette photo d'un atelier, situé à Grenoble, on voit que les hommes sont les contremaîtres et les régleurs de machines. Il s'agissait d'un poste qualifié, indispensable au bon fonctionnement des ateliers : certains ouvriers qualifiés sont rappelés du front. Avec le temps, la liste des tâches confiées aux femmes dans les usines s'étend ; le travail des femmes complète celui des ouvriers rappelés du front et celui des ouvriers venus des colonies et de l'étranger.

Mieux payées que dans les métiers traditionnellement féminins, les ouvrières font face à de dures conditions de travail dans des pays où toute législation sociale a été suspendue : les journées ou nuits de travail de onze à douze heures (dix heures avant la guerre), l'absence de repos hebdomadaire, un travail intensif et dangereux. La dureté de ces conditions de travail est très réelle. Elle contraste avec des représentations lénifiantes et érotisées comme cette carte postale qui représente une jolie blonde en costume de travail à col blanc et à talons hauts, avec un obus entre ces mains.

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