Madame la Professeure, mes chers collègues, nous entendons ce matin Françoise Thébaud, historienne, spécialiste de l'histoire des femmes, dans le cadre de la préparation de notre colloque du 18 octobre prochain, consacré aux femmes au temps de la guerre de 14.
Les femmes au temps de la guerre de 14 : tel est précisément le titre de l'un de vos ouvrages, absolument incontournable, et qui se trouve dans toutes les bibliographies sur la première guerre1(*).
Inutile de vous préciser que votre livre guide la préparation de notre colloque. Je vous remercie infiniment, au nom de tous mes collègues de la délégation, d'avoir bien voulu vous associer à cet événement, qui s'inscrit dans la contribution du Sénat à la commémoration du centenaire.
Nous attachons beaucoup d'importance à ce colloque : quand nous avons délibéré sur notre programme de travail, à la rentrée de 2017, le thème des femmes en 14-18 a été adopté à l'unanimité.
Et je le comprends, car personne n'est indifférent à ce sujet :
- il parle évidemment à celles et ceux qui y retrouvent la trace d'histoires familiales ;
- mais il parle aussi quand on s'interroge tout simplement sur l'évolution de l'émancipation des femmes, tant ce qu'elles ont vécu à cette époque fait écho, à bien des égard, à des thématiques encore très actuelles, comme le travail ou la participation à la vie politique.
C'est du reste un peu le pari de notre colloque : montrer qu'à travers chaque thématique abordée s'agissant des femmes en 14-18, on retrouve un sujet de nos travaux récents : les agricultrices, l'égalité professionnelle, les femmes militaires, les viols de guerre...
Nous nous réjouissons donc que vous nous aidiez ce matin à « planter le décor ».
Je précise, à l'attention de mes collègues, qu'en accord avec vous, cette intervention sera centrée non pas sur les Françaises pendant la Grande Guerre, qui est le thème du colloque, mais sur les Européennes en guerre, l'objectif étant par votre exposé de nous donner l'information la plus large possible dans la perspective de la préparation de notre colloque.
Je vous donne sans plus tarder la parole, et nous vous écoutons avec un très grand intérêt.
La guerre de 14-18 fut vite appelée par les contemporains « Grande Guerre », tant elle présentait des aspects inédits : guerre longue, meurtrière, industrielle et déjà, par certains aspects guerre totale, elle mobilisa physiquement et culturellement l'arrière comme l'avant, les civils comme les soldats, les femmes comme les hommes.
La Grande Guerre en effet n'est pas qu'une affaire d'hommes. Avant de vous le montrer à travers l'étude de quatre thèmes (mobilisations, épreuves, engagements, effets de la guerre sur les trajectoires individuelles et la place des femmes dans les sociétés), je ferai en introduction des remarques préliminaires et d'historiographie.
Trois remarques préliminaires dans un premier temps :
- L'usage d'un power point permet de mieux comprendre ce que voyaient les contemporains. Il est très important de se plonger dans la culture visuelle du temps de la guerre, où les femmes et le féminin sont très présents dans la propagande des États et dans les produits culturels comme les cartes postales, une industrie alors à son apogée. Vous voyez là par exemple l'image d'un poilu - il a encore son képi rouge, nous sommes au début de la guerre, les soldats français ne sont pas encore équipés de casques - avec une légende humoristique : « Quel est le comble pour un poilu ? Embrasser sa femme sur le front ! ».
- Mes recherches ont porté sur la France, mais j'ai lu mes collègues qui ont travaillé sur d'autres pays d'Europe occidentale ; je vous propose ainsi une conférence d'histoire comparée. L'histoire des femmes d'Europe orientale sera peu abordée, faute de connaissances de ma part. Même chose pour l'histoire des femmes des colonies, sur lesquelles des recherches sont encore à faire.
- Comme le montrent ces deux photographies (une ouvrière au visage fatigué, une dame d'oeuvre en chapeau - à l'époque le chapeau marque l'appartenance sociale, l'expression « femmes en cheveux » désigne celles qui sortent sans chapeau), les femmes ne constituent pas un groupe homogène. Parler de « la » femme est erroné.
En effet, mais il arrive que les journalistes recourent à des termes inappropriés. Les expériences qu'ont les femmes de la guerre sont différentes, en fonction de leur appartenance sociale, de leur âge, de leur lieu de résidence et de leur nationalité.
Comment a-t-on écrit l'histoire de la Grande Guerre ? Un peu d'historiographie permet de situer mon propos dans l'évolution des questionnements historiens sur la guerre :
- des décennies durant, seuls intéressent les aspects militaires et diplomatiques du conflit, notamment les causes de la guerre. Le regard se concentre alors sur les hommes, et plus encore sur les élites masculines qui décident.
- À partir des années 1970 se développent à la fois une histoire sociale des sociétés en guerre (quotidien, économie, vie politique, conflits sociaux) et une histoire des femmes : le premier objectif de ces historiens, qui sont surtout des historiennes, est d'observer l'événement au féminin et d'appréhender l'expérience des femmes : que signifie la guerre pour les femmes ?
- Puis s'affirme, dès la fin des années 1980, une histoire culturelle de la Grande Guerre, autour de l'Historial de Péronne et d'historiens comme Audoin-Rouzeau. Cette approche est attentive à toutes les formes de violence et de souffrance, ainsi qu'à la culture des sociétés en guerre. S'affirme parallèlement aussi une histoire du genre, qui complexifie l'approche d'histoire des femmes. D'une part, elle observe concomitamment les femmes et les hommes, analysant leurs relations et leurs rôles sociaux respectifs ; d'autre part, elle est attentive aux imaginaires sociaux du masculin et du féminin et à leurs usages par la propagande et les politiques des États belligérants (pour les contemporains, qu'est-ce qui fait qu'un domaine est considéré comme masculin ou féminin ?) ; enfin, et c'est important, elle considère les hommes comme des individus sexués et la masculinité comme une construction culturelle et sociale, au même titre que la féminité. Cette carte postale française et cette affiche britannique sont très éclairantes : les sociétés en guerre appellent les hommes à se montrer forts, à protéger les vieillards, les femmes et les enfants, à défendre la terre et la nation. La carte postale française interpelle le combattant : « Français, qu'est-ce que tu défends ? », l'image en arrière-plan d'une France entourée de bleu-blanc-rouge montre le clocher d'un village, des personnages âgés, une femme et des enfants. Sur l'affiche anglaise, on voit le ministre de la guerre qui pointe du doigt les hommes pour les appeler à s'engager : on mobilise, là aussi, la virilité, mais dans un registre un peu différent.
Toutefois, la guerre met aussi les hommes et leur virilité à l'épreuve. Si les individus d'âge mur sont partis résignés en août 1914, les plus jeunes partaient à l'aventure pour une guerre courte et glorieuse. Ils ont découvert, comme certains l'ont écrit et avec des mots identiques de part et d'autre des lignes de front, « l'enfer sur terre »: la boue et le froid des tranchées, les assauts meurtriers, la peur, les blessures et la mort omniprésente. La Grande Guerre, avec ses armements nouveaux et ses modes de combat, met le corps des hommes à rude épreuve, en blesse et en mutile par millions. Voyez sur cette photographie britannique des soldats amputés des jambes. Pour le peintre Otto Dix, les personnages qui jouent aux cartes sur ce tableau illustrent la pire des mutilations : celle des « gueules cassées ». La guerre fait également vaciller des certitudes psychologiques et suscite, chez des hommes qui se découvrent faibles et apeurés, de véritables interrogations identitaires. Elle met à mal l'éducation traditionnelle à la virilité. Ainsi, le jeune Maurice Drans écrit à sa fiancée le 17 mai 1917 : « Ô ma Georgette, je devrais te parler d'amour, et je te parle de ça [un champ de cadavres] ! Ah ! Dans ces moments-là, titubant, ivre, abandonné, frissonnant, naufragé, je tends les bras vers toi, je t'implore, je te supplie. Je suis un homme pourtant, et des fois je grince des dents pour ne pas pleurer. » Les traumatismes de la guerre conduisent certains combattants à la folie. À l'époque, certains ont été considérés comme des simulateurs, mais on connaît mieux aujourd'hui ce phénomène, très réel.
- Deux remarques encore pour terminer cette introduction historiographique. Depuis une quinzaine d'années, les historiens, ébranlés par le retour de la guerre en Europe, avec le conflit en ex-Yougoslavie, ont accordé la priorité à trois thématiques nouvelles : les violences sexuées et sexuelles, l'intime en guerre et les modes de sortie de guerre. La guerre perdure bien au-delà de l'arrêt des combats ou de la signature des traités de paix : elle exige notamment, après les bouleversements des années de conflit, la reconstruction d'un ordre de genre. Autre caractéristique récente, apparue très nettement avec le centenaire, sont privilégiées deux échelles d'observation opposées, une histoire globale qui n'oublie aucun espace engagé dans le conflit et une histoire sensible à l'échelle des familles et des individus ordinaires, hommes et femmes : d'où le succès de la collecte d'archives de soi sur le portail Europeana 1914-1918, des deux grandes collectes en France (en 2013 et 2014), d'où aussi la publication de correspondances de guerre, parfois grâce aux petits-enfants qui découvrent ces archives familiales.
C'est avec l'apport de toutes ces approches que je peux présenter maintenant les quatre thèmes annoncés : mobilisations, épreuves, engagements, effets de la guerre sur les trajectoires individuelles et la place des femmes dans la société.
Premier thème : chronologie et formes de la mobilisation des femmes.
On lit parfois que la première guerre a « mis les femmes au travail » : c'est faux. Pour comprendre la mobilisation des femmes, il faut d'abord en préciser la chronologie. Août 1914 : des millions d'hommes, Français, Allemands, Austro-hongrois, Russes, Britanniques engagés2(*) quittent leurs foyers en quelques jours et tous, comme leurs États-majors et leurs gouvernements, pensent que la guerre sera courte et qu'ils rentreront dans quelques semaines. On est partis aux moissons, on rentrera aux vendanges ! Puis comme le conflit dure, on se projette à Noël, puis à Pâques (le calendrier religieux est alors très présent). La plupart des entreprises dont le patron et le personnel masculin sont mobilisés ferment, ce qui entraîne une mise au chômage des femmes salariées (en France, la main-d'oeuvre féminine constitue alors plus d'un tiers de la population active). Pour les femmes des milieux populaires urbains, privées du salaire de leur mari - et du leur, si elles travaillaient avant 1914 - la guerre signifie d'abord une perte de revenus et des difficultés économiques. L'« allocation de femme de mobilisé pour les familles nécessiteuses » mise en place dès les premiers jours en France (il y eut l'équivalent dans les autres pays) représente 1,25 franc seulement pour une femme, plus cinquante centimes par enfant. Ce montant est trop modique pour compenser la perte du salaire du mari (un ouvrier gagne alors 4 francs, une ouvrière 2,50 francs). Pour manger à leur faim, certaines sont réduites à aller coudre ou tricoter dans des ouvroirs ouverts par des dames de charité. Je n'aurai pas le temps de détailler ensuite et je souligne d'emblée que la période de guerre a été un temps fort pour la philanthropie féminine, traditionnelle dans les milieux aisées ; on peut ainsi parler d'une véritable mobilisation sociale des femmes.
En ce qui concerne la mobilisation au travail, au début de la guerre, seules les paysannes (et aussi les commerçantes qui dans la plupart des cas ont continué à tenir leur magasin) sont appelées à remplacer immédiatement les hommes pour achever les moissons et préparer la terre pour les prochaines récoltes : vous connaissez l'appel de René Viviani, président du Conseil, aux femmes françaises, le 7 août 1914. On a besoin du travail des paysannes pour nourrir le pays et les troupes.
Les autres femmes sont invitées à attendre, tout au plus à servir dans des oeuvres de guerre ou comme infirmières, car la guerre se révèle vite meurtrière et les services de santé militaires insuffisants. Les hôpitaux militaires demandent vite de l'aide à des structures comme la Croix-Rouge. On appelle ces volontaires les « anges blancs » ; elles sont infirmières militaires salariées ou infirmières Croix-Rouge bénévoles. Cet engagement bénévole est d'ailleurs compatible avec les valeurs des milieux bourgeois et aristocratiques ; ainsi la jeune Louise Weiss prend le voile blanc quelques mois. L'infirmière est une figure consensuelle de la guerre, ce qui n'est pas le cas des ouvrières, comme on le verra tout à l'heure. Cette affiche britannique de la Croix-Rouge montre une pietà : une infirmière tient dans ses bras un homme blessé. La légende est explicite : « la plus grande mère du monde ». C'est un registre rassurant pour l'époque. Pourtant, comme le montrent les écrits que certaines infirmières ont laissés, l'expérience de la guerre a été pour elles la découverte de l'horreur des blessures, mais aussi la grande aventure de leur vie... Pensons à ces Canadiennes qui, pour venir sur le front, ont pris le bateau. On confie alors aux infirmières des responsabilités beaucoup plus importantes que ce à quoi les avait préparées leur formation. Découverte du sang, mais aussi du corps des hommes : pour ces jeunes filles, la guerre a été une initiation très rapide aux choses de la vie.
Dans un deuxième temps, lorsqu'il devient évident que la guerre sera longue, chaque pays comprend la nécessité de remettre en route l'économie afin de faire vivre la population, d'approvisionner les armées en nourriture et vêtements, et de produire de plus en plus d'armements dans des entreprises métallurgiques et chimiques reconverties à cet effet. Citroën naît en 1915. Des entreprises de mécanique se convertissent dans la fabrication de matériel de guerre.
Par ailleurs la guerre, dévoreuse de soldats, mobilise de plus en plus d'hommes qui quittent leur travail - au total, 8 millions en France, 13 en Allemagne, 5,7 au Royaume-Uni, 5,6 en Italie. Pour ces deux raisons, la mobilisation des femmes devient indispensable et bénéficie du zèle des affichistes : « d'elle, leurs vies dépendent » proclame un poster anglais de 1917 où, sur fond de canon et d'obus, une ouvrière en train d'enfiler un bonnet de travail est appelée à s'embaucher dans les arsenaux. Cette mobilisation est empirique en France où les besoins des employeurs rencontrent la nécessité de travailler des femmes. Elle est centralisée en Allemagne, négociée au Royaume-Uni avec les syndicats : ceux-ci veulent préserver les intérêts de leurs adhérents hommes et s'assurer du caractère temporaire de l'embauche. Le travail des femmes, dans cette logique, ne peut se faire au détriment des hommes, il doit être temporaire, et les contrats de travail le précisent clairement.
Venues de divers horizons, épouses au foyer, jeunes filles, anciennes travailleuses au chômage ou à la recherche d'un meilleur salaire, les femmes remplacent les hommes au travail partout où cela est possible, et ce phénomène s'accompagne d'un transfert de main-d'oeuvre de secteurs traditionnellement féminins vers d'autres plus attractifs. La guerre, il faut aussi le rappeler, inaugure une crise de la domesticité, tant la situation de cette catégorie est aliénante : gages très faibles, absence de liberté individuelle, pas de loisirs. L'usine semble préférable à beaucoup de bonnes. De plus en plus visibles dans l'espace public, photographiées et présentées dans les journaux, les femmes sont ainsi factrices, employées de banque et d'administration, serveuses de café, livreuses - par exemple de charbon - receveuses et conductrices de tramways, métiers auparavant masculins. Le secteur tertiaire se féminise avec la guerre : on trouve aux femmes beaucoup de qualités - elles sont à l'heure, polies, minutieuses... Cette féminisation se poursuit après la fin du conflit.
Les femmes sont aussi ouvrières, y compris dans les usines de guerre, dans les secteurs métallurgique et chimique. Ce sont là des secteurs qualifiés de « travail d'hommes », dont elles étaient quasi absentes avant 1914. Au plus fort de l'embauche, elles sont 400 000 en France (un quart de la main d'oeuvre), près d'un million au Royaume-Uni. Employées aux travaux mécaniques en série - là où leurs rendements sont jugés les meilleurs -, mais aussi à des tâches de plus en plus diversifiées et qualifiées comme la soudure, elles sont particulièrement nombreuses à la fabrication des obus, d'où leur surnom de « munitionnettes ». La taylorisation est maximale chez Citroën où les obus sont produits à la chaîne. Sur cette photo d'un atelier, situé à Grenoble, on voit que les hommes sont les contremaîtres et les régleurs de machines. Il s'agissait d'un poste qualifié, indispensable au bon fonctionnement des ateliers : certains ouvriers qualifiés sont rappelés du front. Avec le temps, la liste des tâches confiées aux femmes dans les usines s'étend ; le travail des femmes complète celui des ouvriers rappelés du front et celui des ouvriers venus des colonies et de l'étranger.
Mieux payées que dans les métiers traditionnellement féminins, les ouvrières font face à de dures conditions de travail dans des pays où toute législation sociale a été suspendue : les journées ou nuits de travail de onze à douze heures (dix heures avant la guerre), l'absence de repos hebdomadaire, un travail intensif et dangereux. La dureté de ces conditions de travail est très réelle. Elle contraste avec des représentations lénifiantes et érotisées comme cette carte postale qui représente une jolie blonde en costume de travail à col blanc et à talons hauts, avec un obus entre ces mains.
En effet, mais comme le faisait observer la féministe française Marcelle Capy à l'issue d'un reportage dans une usine de guerre - elle me fait penser à Florence Aubenas, auteure du Quai de Ouistreham, une enquête sur la vie des femmes de ménage - « il faut avoir faim pour faire ce métier-là ». Certes, ces ouvrières sont mieux payées que dans l'habillement ou la couture - métiers de femmes - mais on leur fait payer les aménagements liés à la féminisation des ateliers ! Certes, elles peuvent s'acheter des oranges ou des bas de soie, qui sont à l'époque des biens difficilement accessibles à la plupart des gens, mais au prix de véritables dangers. Des témoignages de médecins de l'époque dénoncent les conditions de travail de ces ouvrières. Certaines subissent les conséquences de la manipulation de produits chimiques. D'autres meurent de maladie ou d'épuisement...
Dernier point avant de conclure sur la mobilisation : y eut-il pendant la Grande Guerre des femmes dans les armées ?
Les seules combattantes semblent être des Serbes et des Russes, notamment le bataillon féminin de la mort commandé par Maria Botchkareva (1889-1920), dont les mémoires parus aux États-Unis en 1919 viennent d'être réédités en français. Après avoir quitté la Russie lors de la révolution d'octobre, elle a rejoint les forces contre-révolutionnaires et a été exécutée par les Bolchéviques.
Par ailleurs, parce que les sociétés occidentales de l'époque considèrent que ce n'est pas la place des femmes, seul le Royaume-Uni crée tardivement et avec réticence des corps auxiliaires féminins des armées, qui encadrent en 1918 40 000 femmes, dont 8 500 à l'étranger. Ces femmes, qui s'occupent des cuisines, de la mécanique et du transport logistique, sont très critiquées et suscitent plus encore que les ouvrières de guerre une peur de la masculinisation des femmes.
Ni l'Allemagne, ni la France ne créent de tels corps auxiliaires féminins. La France, où les années de guerre voient l'affirmation d'un pronatalisme appelé à durer de nombreuses décennies, préfère affirmer que le combat des femmes est l'enfantement. On peut même parler d'« impôt du sang », compte tenu des décès en couches. On le voit sur ces cartes postales, très populaires, qui montrent une femme enceinte casquée (« Allons, Mesdames, travaillez pour la France ! »). L'objectif est de mettre au monde de la « graine de poilu », qui est représentée sur cette carte postale en train d'uriner dans le casque à pointe allemand, symbole de l'ennemi.
Combien de femmes ont été mobilisées au travail pendant la guerre ? Le bilan est contrasté selon les nations. En France où, avant 1914, les femmes constituent plus d'un tiers de la main-d'oeuvre, leur nombre augmente de 20 % dans le commerce et l'industrie. Au Royaume-Uni où les femmes, y compris des milieux populaires, arrêtaient de travailler après le mariage, leur nombre augmente de plus 50 %.
Pour l'Allemagne, il est difficile de donner un taux de croissance : il y a par exemple 30 000 ouvrières chez Krupp, la grande entreprise de canons, mais beaucoup de femmes ne répondent pas aux appels du gouvernement à venir travailler car leur énergie est occupée à trouver de la nourriture pour leur famille.
Cette remarque fait transition vers le deuxième thème : les épreuves de guerre, que je traiterai après une première séquence de questions/réponses, si vous le voulez bien.
Nous vous remercions pour cet exposé aussi riche que passionnant.
Pour ma part, je voudrais revenir sur les agricultrices, sur lesquelles a travaillé la délégation l'année dernière. La mobilisation précoce des femmes au niveau agricole dont vous parliez leur a-t-elle permis d'accéder aux responsabilités dans les exploitations, voire au foncier, par exemple en lien avec la disparition des hommes de la famille ?
Vous avez aussi évoqué le travail des femmes dans les usines pendant la guerre comme une nécessité, en soulignant que leurs conditions de travail étaient aussi dures que celles des hommes mais que leurs salaires n'étaient pas égaux. Les femmes ont-elles acquis après cette période des droits supplémentaires ? Qu'est-ce qui a bloqué l'acquisition du droit de vote des femmes en France, contrairement à ce qui s'est passé aux États-Unis, en Allemagne, au Royaume-Uni et au Canada ?
Dans la continuité des questions de la présidente, j'aimerais que nous revenions sur la proportion de femmes qui travaillaient avant la guerre. Vous avez en effet évoqué une augmentation de 20 %, en France, de la part des femmes au travail dans la population active au cours de la guerre.
Ma question porte aussi sur le domaine du travail. J'ai été interpellée par le fait que les contrats de travail des Anglaises mentionnaient explicitement qu'elles devraient rendre leurs postes aux hommes après la guerre. Cela a-t-il été effectivement le cas, compte tenu du nombre de décès parmi les hommes au front ?
Ce que vous nous avez dit de la législation sociale de l'époque et des stéréotypes sur les femmes et les hommes nous rappelle que les inégalités entre les femmes et les hommes sont ancrées historiquement et ne datent pas d'aujourd'hui... On ne peut plus se faire d'illusions !
En ce qui concerne la mobilisation des femmes, il est certain que, dans les exploitations agricoles, la division sexuée du travail telle qu'elle existait avant la guerre vole en éclat. En effet, les paysans sont parmi les plus mobilisés et ne sont jamais rappelés à l'arrière. Dans ce contexte, les femmes ont rapidement été contraintes d'effectuer des tâches jusque-là réservées aux hommes, alors qu'avant-guerre, elles étaient chargées de la basse-cour ou du jardin potager et participaient à certains grands travaux comme la moisson. Je pense au sulfatage de la vigne, à la conduite des charrues... Pour autant, les correspondances de l'époque montrent que si les femmes d'agriculteurs prennent de l'autonomie et assument des responsabilités nouvelles, leurs maris continuent à leur donner des conseils par courrier. Le paysan soldat reste donc le chef de la famille, tant qu'il est en vie : « tu feras ceci, tu feras cela », voire « tu achèteras tel morceau de terre ».
Certaines femmes deviendront des chefs d'exploitation à l'issue du conflit mondial, mais la Première guerre mondiale a surtout eu pour conséquence d'accélérer l'exode rural des femmes, notamment de celles qui n'ont pas pu se marier ou qui sont devenues veuves ; elles partiront à la ville pour exercer des métiers ouvriers ou de services.
Le film Les gardiennes illustre assez bien le travail agricole des femmes pendant la guerre.
De fait, les femmes de paysans n'ont pas eu d'autre choix que de remplacer leur mari sur l'exploitation au moment de la mobilisation générale.
Elles ne sont pas forcément seules, la génération plus âgée - le grand-père ou le père - peut aider, ainsi que les plus jeunes. Mais le paysan mobilisé reste malgré son absence très au fait de ce qui se passe sur son exploitation.
Pour répondre à Françoise Laborde, je préciserai que le Royaume-Uni a déploré 750 000 morts parmi ses soldats, pendant la Première guerre mondiale, ce qui est beaucoup moins qu'en France ou en Allemagne, où le nombre de tués a atteint respectivement 1,4 million et 1,8 million.
Bien sûr, si l'idéal social fondé sur le retour de la femme au foyer demeure une aspiration forte à la fin de la guerre, dans les faits, il ne pourra pas se réaliser intégralement en France et en Allemagne, compte tenu du nombre de soldats morts à la guerre. Les femmes seront ainsi plus nombreuses à investir le travail salarié après la guerre, notamment dans le domaine tertiaire, en tant qu'employées de banque ou de la poste, par exemple, y compris dans ce qui était jusque-là considéré comme des métiers d'hommes. Ces métiers sont jugés convenables, en particulier pour les jeunes femmes de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie.
A la veille de la Première guerre mondiale, la France comptait 40 millions d'hommes et de femmes, dont 20 à 21 millions d'actifs. Parmi eux, on dénombrait 14 millions d'hommes pour 7 millions de femmes au travail. Ces dernières représentaient ainsi 37 % de la population active. C'était le taux européen le plus élevé de femmes dans la population active. Par ailleurs, tous les hommes ne travaillaient pas pour autant.
Avant 1914, dans tous les pays et tous les milieux, y compris chez les syndicats, pas particulièrement progressistes sur le travail des femmes, on entend le discours traditionnel : la place de la femme, c'est son foyer. C'est la théorisation issue du XIXe siècle opposant la sphère privée du foyer, réservée aux femmes, à la sphère publique (travail et politique), réservée aux hommes. Les réalités démographiques et économiques des pays font que cet idéal n'est plus respecté. D'une part, les familles populaires ont bien souvent besoin d'un second salaire. D'autre part, la France d'avant-guerre est malthusienne - elle fait peu d'enfants - et donc importatrice de main-d'oeuvre étrangère (italienne ou belge), à la différence de l'Allemagne. De fait, les nécessités de la guerre font que les femmes vont devoir travailler. On observe donc un hiatus entre la culture ambiante de l'époque et la réalité.
S'agissant des questions sur l'émancipation et le droit de vote, je propose d'y répondre avec la quatrième partie de mon exposé.
J'en viens à mon deuxième thème : épreuves subies et mutations du quotidien.
Comme le montrent les conflits contemporains, la guerre est avant tout épreuves, pour les soldats comme pour les civils, pour les hommes comme pour les femmes, mais ces épreuves sont inégalement partagées. Je mentionnerai d'abord le premier génocide du XXe siècle, celui des Arméniens de l'Empire ottoman, pas encore reconnu comme tel par la Turquie actuelle : un à 1,5 million de victimes, hommes, femmes et enfants.
Les populations des territoires envahis en 1914 (je parle du front occidental), lors des avancées des armées, subissent destructions et exactions (maisons pillées et brûlées, exécutions sommaires, massacres, viols de femmes). Le dessin du magazine français L'illustration qui met en scène « les brutes de l'Est » fait de la propagande en amplifiant et concentrant la cruauté (il rassemble en une image unique toutes les formes d'exaction commises par l'ennemi), mais les enquêtes postérieures dans les ex-régions envahies ont montré que ces phénomènes ont bien existé. Ils jettent sur les routes de l'exode des populations apeurées (Belges et Français du nord de la France, majoritairement des femmes et des enfants comme vous le voyez sur la photographie) qui vont grossir le flot des réfugiés. On l'a oublié car l'exode de la deuxième guerre a recouvert le souvenir du premier. Rappelons-le, on pensait alors que les Allemands coupaient les mains des enfants : cette peur est très présente à l'époque.
Parmi les exactions commises par les Allemands en Belgique et dans le nord de la France, les viols de femmes, dont il est difficile de mesurer l'ampleur, ont suscité de nombreuses réactions et une interrogation sur « que faire de l'enfant du viol ? ». Ce dessin très suggestif d'Abel Faivre a connu une large diffusion : le casque à pointe, qui identifie l'Allemand criminel, posé sur la table face à la porte de la chambre à coucher, la petite fille qui pleure devant la porte, le tableau du maître de maison sur le mur. Tout cela se passe en quelque sorte sous les yeux du mari : c'est alors le crime des crimes.
Autres territoires où la population a beaucoup souffert : les zones occupées, qui concernent dix départements, et où résident majoritairement des femmes, des enfants et des vieillards (à l'Ouest, la Belgique et le nord-est de la France). L'occupation se traduit par le pillage des ressources, la terreur administrative (l'« heure allemande », déjà, est en vigueur) et des déportations de travail, y compris de femmes. La population a peur et faim : elle est aussi totalement coupée du reste du pays et les familles n'ont aucune nouvelle de leurs soldats. C'est pour ces combattants isolés que l'on invente les marraines de guerre.
Dans ces territoires occupés, des femmes organisent des réseaux d'évasion et des réseaux de renseignements qui sont démantelés à l'été 1915. Des formes de résistance existent donc alors, mais elles ont été occultées par la Deuxième guerre.
Édith Cavell, infirmière britannique à la tête d'un hôpital à Bruxelles, membre d'un réseau d'évasion vers la Hollande, est exécutée le 12 octobre 1915. Cette exécution, érigée en symbole de la barbarie allemande, a suscité une grande émotion. Édith Cavell devient une figure internationale de la mobilisation antiallemande. Des représentations de la mort héroïque d'Édith Cavell s'adressent aux hommes des autres pays pour les inciter à s'engager.
Chef d'un réseau de renseignements - autre forme de résistance - la jeune Louise de Bettignies meurt de mauvais traitements dans une forteresse allemande en septembre 1918 ; sa famille fait peindre après sa mort le portrait que vous voyez à partir d'une photo d'avant 1914 et demande au peintre d'accrocher sur une robe blanche les décorations françaises et anglaises reçues à titre posthume par l'héroïne. Louise de Bettignies a eu des funérailles nationales, un monument à Lille lui est dédié. Récemment, ce monument a été restauré et une biographie lui a été consacrée.
Dans les zones à l'arrière des fronts, la guerre se fait moins directement sentir (on n'entend pas le canon, on ne voit pas les troupes ennemies) mais elle fait néanmoins souffrir. Les femmes souffrent d'abord de la séparation et de la solitude, rompue seulement par les quelques permissions qui permettent aux soldats de se reposer et aux familles de se retrouver. Ces permissions sont instituées à partir de juin 1915 à raison d'une semaine tous les quatre mois en principe.
Dans tous les pays bien alphabétisés d'Europe occidentale, la correspondance est quasi journalière et les deux scènes photographiées ici, fréquentes : la femme qui écrit des mots d'amour et des nouvelles de l'arrière, la femme qui lit la lettre, l'assurant, pour un temps du moins, que son mari ou son fils sont encore vivants. Jamais les Françaises et les Français n'ont autant écrit. Des millions de lettres sont échangées chaque jour. On voit les résultats de l'école de la IIIème République. Les hommes écrivent des lettres, où ils donnent des conseils de gestion des biens et d'éducation des enfants, où ils expriment également leur amour et, avec les mots de l'époque, le désir sexuel. Leur lecture permet de se représenter le quotidien. Parfois, à la veille d'un combat dont ils pensent ne pas revenir, les hommes écrivent des lettres-testaments à leur femme, à leurs enfants (« prends soin de ta mère, ne m'oublie pas »).
L'épreuve la plus douloureuse est en effet le deuil sur lequel des femmes écrivains ont mis des mots, telle la Française Jane Catulle Mendes qui écrit après la mort de son jeune fils en 1917 : « Impuissance...Rien, rien, je ne peux rien... Il est mort [...]. La plus sublime des causes ne saurait me faire accepter que mon enfant n'existe plus. Personne n'aime la France plus que moi. Mais on n'aime rien au-dessus de l'enfant. » On sent là une tension entre l'amour maternel et le patriotisme.
Dès le début, la guerre tue à large échelle, mais les femmes européennes sont inégales devant la mort ou la disparition de leurs proches, selon les nations (par exemple, dans un petit pays comme la Serbie, un quart des hommes mobilisés meurent au combat ; ils sont 1,8 million en Allemagne, 1,3 million en France, 750 000 au Royaume-Uni et en Italie, 115 000 aux États-Unis), et selon les groupes sociaux : l'infanterie peuplée avant tout de paysans est l'arme la plus meurtrière. On le voit sur nos monuments aux morts, les paysans paient le plus lourd tribut à la guerre : dans certaines familles, tous les hommes ont été tués pendant le conflit. Un autre groupe a été décimé : la jeunesse des grandes écoles. Le monument aux morts de l'École normale supérieure de la rue d'Ulm montre que la moitié de chaque promotion meurt à la guerre.
Autre épreuve pour les femmes, le surmenage, qui touche particulièrement les mères de famille, ajoutant à de longues heures de travail le soin aux enfants. J'ai déjà évoqué celui des ouvrières de guerre dont certaines - des médecins en ont témoigné - sont mortes d'épuisement ou d'une tuberculose contractée à l'usine. Les paysannes doivent aussi fournir un effort parfois surhumain, remplaçant à la fois les hommes mobilisés et les bêtes réquisitionnées par les armées. Cette photographie française de 1917, qui représente trois femmes, dans un champ, attelées comme des bêtes de somme, est immédiatement utilisée par un affichiste canadien qui appelle la population à souscrire à un emprunt de guerre.
J'ai retrouvé récemment, dans les Archives de l'Isère, une lettre adressée par des femmes d'un petit village au préfet lui demandant de leur accorder l'aide de soldats : « épuisement et chagrin continuel », voilà comment elles évoquent leur situation.
Il faut enfin évoquer les pénuries et les restrictions qui touchent très fortement les femmes des Empires centraux soumis au blocus maritime. Réservé en priorité à l'armée, le ravitaillement manque pour les civils des villes qui font la queue pour peu de choses, comme l'écrit une Allemande de Hambourg en février 1917 : « Ici, il n'y a plus rien à brûler, ni à manger, que des choux-raves, plus de pommes de terre et même on commence à rationner les choux-raves. Qu'adviendra-t-il de tout cela ? Il faut que la guerre finisse bientôt. ». Se développent alors une économie de subsistance fait de troc, de glanage et de vol et des émeutes de la faim qui affaiblissent l'autorité impériale. La surmortalité due à la malnutrition est évaluée pour l'Allemagne à 700 000, l'hiver 1916-1917 ayant été le plus difficile. En France et au Royaume-Uni par contre, le rationnement est tardif et limité et les femmes sont seulement invitées à économiser, à réserver vin et tabac aux soldats, et à rationaliser l'usage des ressources. On popularise alors des recettes qui permettent de réserver certaines denrées aux poilus. On peut sourire du rationnement de 300 grammes de pain par jour décrété début 1918, et la jeune fille à la jupe tricolore et au bonnet phrygien peut sur cette image humoristique s'exclamer : « Qu'importe ! J'aurai la taille plus fine ... ». Une telle représentation aurait été inconcevable en Allemagne car on y souffre de la faim. En revanche, à l'arrière, on manque de combustible. À Paris, la police doit empêcher la population de prendre les pavés - ils sont alors en bois - pour se chauffer. On constate en France une surmorbidité liée notamment au froid.
J'en ai terminé avec cette partie. Je me tiens à votre disposition pour un temps d'échange sur ce thème.
Merci pour votre exposé. Je voudrais insister sur le paradoxe qui a vu les femmes occuper une place très importante dans la société pendant la Première guerre mondiale, gagner une certaine émancipation, mais sans pouvoir conquérir le droit de vote à l'issue du conflit, contrairement à leurs voisines européennes. Il faudra encore attendre longtemps ! On observe finalement que, malgré leur implication, l'autonomie qu'elles ont pu acquérir n'est pas consolidée après la guerre, loin s'en faut. Je voulais souligner cette contradiction.
J'ai eu l'occasion de visiter de nombreux monuments aux morts dans mon département - l'Isère -, mais je n'y ai jamais vu inscrit le moindre nom de femmes. Existe-t-il, en France, des monuments aux morts rendant hommage au rôle des femmes pendant la Grande guerre ?
Merci pour votre travail de recherche et d'investigation qui nous éclaire beaucoup et nous permet de mesurer le rôle primordial qu'ont joué les femmes pendant la Grande Guerre. C'est pourtant un thème qui me semble trop peu abordé quand on évoque cet épisode de notre histoire, notamment au niveau local. Pour ma part, je suis élu des Ardennes.
La Mission du Centenaire sur la guerre de 14-18 porte des initiatives locales relayées par des associations patriotiques et de mémoire. Je ne suis pas certain que la place des femmes dans la guerre soit un thème fréquemment évoqué. Qu'en pensez-vous ?
Je suis sénateur de la Meuse et je voudrais citer mon prédécesseur Rémi Herment, ancien sénateur centriste, qui a lancé il y a quelques années une souscription pour ériger à Verdun un monument en l'honneur des agricultrices, pour rendre hommage au lourd tribut qu'elles ont acquitté pendant la Grande Guerre, à travers leur soutien à la production agricole du pays.
Cette démarche répondait au manque de reconnaissance de la Nation envers l'engagement des femmes dans la Première guerre mondiale. Puisque nous fêtons cette année le centenaire de la fin de la Grande guerre, je vous invite à venir voir ce monument dans mon département.
Merci pour votre exposé très riche qui témoigne du travail de toute une vie pour identifier le rôle et la place des femmes dans notre histoire.
On attribue souvent à Pétain l'institutionnalisation des bordels militaires de campagne (BMC), au front, pendant la guerre de 14-18, et j'aurais souhaité savoir si c'est bien lui qui est à l'origine de ces structures. Du reste, il semblerait que ces bordels n'étaient pas exempts d'une idéologie raciste, puisqu'il était interdit aux indigènes de recourir aux mêmes prostituées que les soldats Français.
En outre, je trouve que la figure de l'espionne Mata Hari est assez illustrative des stéréotypes de l'époque sur les femmes. On la décrit comme une « cocotte » manipulatrice et elle est restée dans les représentations collectives comme étant la duplicité faite femme.
Merci beaucoup pour votre présentation, aussi riche qu'intéressante. Nous savons malheureusement que la Première guerre mondiale fut une occasion ratée pour les Françaises d'obtenir le droit de vote. Pour autant, l'autonomie que les femmes ont pu gagner pendant cette guerre a-t-elle permis de structurer les mouvements féministes pour porter leurs revendications à l'issue de la guerre ?
Je vous remercie pour vos questions qui témoignent de l'intérêt que vous portez à ce sujet. Si vous le voulez bien, je traiterai dans la dernière partie de mon propos l'émancipation et le féminisme.
S'il existe des représentations de femmes sous forme d'allégorie, telle la victoire, sur certains monuments aux morts - on trouve aussi des statues de femmes portant le soldat-, il n'y figure que des noms masculins, ceux des soldats tombés au combat. Les femmes ne sont pas considérées comme des soldats. En revanche, on peut trouver le nom d'infirmières mortes pendant la Première guerre mondiale sur les monuments érigés dans certains hôpitaux, par exemple à Carpentras.
Il me semble que la Mission du Centenaire s'empare peu à peu de la question du rôle décisif des femmes dans la Première guerre mondiale, alors qu'elle était peu mise en valeur au début du centenaire. Je la trouve aujourd'hui bien mieux prise en compte, notamment par des associations ou des médiathèques. La Mission du Centenaire m'avait d'ailleurs demandé une contribution écrite sur le sujet.
J'ai eu l'occasion de me rendre à Verdun il y a à peine quinze jours, dans le cadre d'une journée d'étude dédiée à Colette dans la guerre, et j'ai pu admirer le monument aux agricultrices que citait Monsieur Ménonville, dont j'ai cherché la date (2016). J'ai cependant été un peu surprise par l'appellation de « femmes des territoires », qui renvoie à un vocabulaire contemporain. Il serait plus juste de parler des paysannes. Il n'en demeure pas moins que ce monument, financé notamment par des associations du Mérite agricole, est une excellente initiative. Peut-être y en aura-t-il d'autres. Je voudrais signaler également la récente mise en valeur du monument à Louise de Bettignies, à Lille.
S'agissant des bordels militaires de campagne, je ne suis pas certaine qu'ils aient été créés à l'initiative de Pétain, c'est un point que je vérifierai. Il me semble que c'est plus tardif. C'est l'historien Jean-Yves Naour, auteur de Misères et tourments de la chair - Les moeurs sexuelles des Français, 1914-1918 le grand spécialiste de ces questions.
En tout état de cause, la sexualité des hommes et des femmes pendant la guerre devient vite une préoccupation politique : comment éviter l'infidélité des femmes, qui pourrait affecter le moral des soldats ? On entend ainsi des discours patriotiques autour de la fidélité. C'est un point qui est évoqué dans Les Gardiennes, le roman d'Ernest Pérochon paru en 1924, récemment adapté au cinéma par Xavier Beauvois.
Ainsi, la question de la fidélité est très surveillée : les femmes infidèles sont mises au pilori, il y a des articles de journaux, des lettres de dénonciation dans les commissariats...
L'absence de permission - ou leur faible fréquence - a contribué à l'instauration des BMC. Là encore, on finira par instaurer cette sexualité contrôlée et tarifée, avec pour préoccupation le moral des soldats. Il existe beaucoup de sources sur la prostitution clandestine à Paris pendant la guerre. La France est alors un pays réglementariste, qui a peur des prostituées et qui veut les surveiller médicalement, par crainte des risques liés aux maladies vénériennes, qu'on ne sait pas soigner, en l'absence des antibiotiques. Par ailleurs, en cas de maladie, il faut soigner le soldat, avec des conséquences sur le nombre de combattants disponibles, et à terme, on craint que sa descendance ne soit affectée par les maladies vénériennes... Il faut se souvenir que ces maladies, de même que la tuberculose, étaient très redoutées jusqu'à la Seconde guerre mondiale.
Votre remarque sur le racisme sous-jacent à l'instauration des bordels militaires de campagne est juste. N'oublions pas que l'anthropologie d'alors se réfère à une hiérarchie des races. On applique la même logique à la sexualité des soldats.
A-t-on observé beaucoup de relations sexuelles entre les femmes de l'arrière et les soldats allemands pendant la Grande guerre, comme ce fut le cas pendant la Seconde guerre mondiale, avec pour conséquence la naissance d'enfants issus de l'ennemi ?
Cette question est encore très peu étudiée à ce jour, et cela ne concernerait que les zones occupées. On sait néanmoins qu'il y a eu quelques femmes tondues dans les départements occupés à l'issue de la Première guerre mondiale.
De façon plus générale, la problématique de la fidélité des femmes dans les zones occupées transparaît dans certains romans de guerre. Je pense au Feu de Barbusse. Il me semble qu'il y a des scènes où le soldat craint cette infidélité. En effet, les officiers allemands logeaient chez les familles...
J'en viens à mon troisième thème : Engagements, entre patriotisme, pacifisme et contestations sociales.
Des femmes, les sociétés en guerre attendent des formes particulières de patriotisme et le disent en discours et en images. Les femmes doivent donner leurs fils à la patrie (sur cette carte postale allemande, on lit : « Patrie, tu demandes beaucoup »), insuffler du courage aux hommes et les encourager à partir au combat, notamment au Royaume-Uni où les soldats sont des engagés volontaires jusqu'en 1916 (sur le poster anglais, il est écrit : « Les femmes de Grande Bretagne disent : vas-y ! »).
Les femmes doivent aussi rester fidèles à leurs maris - les États tentent d'ailleurs de contrôler les sexualités - et donner leurs économies pour la guerre, en souscrivant aux emprunts nationaux : les deux affiches présentées sont de style différent, la française marquée, là-encore, de pronatalisme avec une représentation de mère allaitante en bas à droite et un commentaire explicite : « Pour la France qui combat, pour celle qui chaque jour grandit ».
Pour les femmes, le patriotisme au quotidien est de tenir, de faire son travail, de soulager les misères de la guerre. Certaines, critiquées par les plus lucides, font de mauvais vers patriotiques qui exaltent la souffrance ou, en France, traquent les germanismes de la langue, militant pour que le berger allemand (une race de chien) devienne russe, pour que l'eau de Cologne soit rebaptisée eau de Louvain (ville belge).
Le cas des féministes mérite d'amples explications. Chez tous les belligérants, elles sont particulièrement patriotes et actives, du moins dans leur très grande majorité. Avant 1914, existait en Europe et aux États-Unis un mouvement féministe organisé à l'échelle nationale et internationale. Le Conseil international des femmes, l'Alliance internationale pour le suffrage des femmes et l'Union française pour le suffrage des femmes font partie de ce mouvement associatif.
La principale revendication du mouvement féministe était alors le droit de vote pour les femmes, avec des figures célèbres comme la suffragette anglaise Emmeline Pankhurst. Un groupe des droits des femmes s'était ainsi constitué à la Chambre des députés. Avant la guerre, beaucoup avaient l'espoir de voter bientôt, aux élections municipales de 1916.
Dans les congrès internationaux, les militantes avaient proclamé leur attachement à la paix. Mais à la déclaration des guerres, les féministes européennes suspendent leurs revendications - « nous n'avons plus de droits, que des devoirs ». Elles suspendent également leur internationalisme d'avant-guerre. Comme l'écrit la Française Jane Misme : « Tant qu'il y aura la guerre, les femmes de l'ennemi seront aussi l'ennemi », sous-entendu : elles ne sont plus nos soeurs de combat. Partout, elles se veulent des « semeuses de courage » et la force morale de leur pays. Partout, habituées des correspondances internationales, elles jouent un rôle de « fourmi diplomatique », pour faire basculer les pays neutres dans le camp de leur pays. Les Françaises écrivent ainsi aux Américaines et aux Italiennes et essaient de les convaincre de militer pour que leur gouvernement s'engage. Elles veulent aussi éviter une paix prématurée qui serait à l'avantage de l'Allemagne. De fait, l'Italie s'engage en 1915 aux côtés de la France. L'action des femmes a peut-être joué un certain rôle.
Faut-il parler de reniement du féminisme ? L'exemple français apporte une réponse négative. D'une part, les féministes valorisent le rôle des femmes pendant la guerre, soulignant qu'elles font ainsi la preuve de leurs compétences et qu'elles méritent des droits : la couverture du magazine féministe La Vie féminine le dit clairement en comparant le travail de la petite modiste d'avant-guerre et celui de la forte ouvrière de guerre. D'autre part, elles défendent tout au long de la guerre les travailleuses les plus exploitées et demandent une amélioration de leurs conditions de travail. À cet égard, des cours de gymnastique sont mis en place chez Citroën, et la direction s'étonne que ces séances n'aient pas plus de succès. C'est qu'après une journée de travail, les ouvrières n'ont pas de temps pour le sport...
Enfin, les féministes reprennent leurs revendications, celle du suffrage notamment, à partir de 1917.
Cette date signifie-t-elle qu'il y aurait un lien entre les mutineries et ce regain des revendications suffragistes ?
L'idée est peut-être plutôt que la guerre ne peut durer éternellement, comme le suggère l'engagement en Europe des Américains. L'objectif est aussi, dès lors, de préparer l'après-guerre.
Patriotisme au féminin mais aussi pacifisme au féminin, issu de deux courants. En mars 1915 se réunit à Berne, sous l'égide de l'Allemande Clara Zetkin (1857-1933) que vous voyez sur la photo aux côtés de Rosa Luxembourg, une conférence internationale des femmes socialistes. Elle réunit des femmes socialistes de la minorité pacifiste et appelle à une paix immédiate, ce qui vaut à Clara Zetkin de passer une partie de la guerre en prison. Par ailleurs, à l'appel de féministes des États neutres se réunit à La Haye, en avril 1915, un Congrès international pour une paix future et permanente. Il rassemble plus de 900 femmes, dont certaines venues des pays en guerre appartenant aux minorités pacifistes hostiles aux Unions sacrées. Il se met d'accord, bien avant les quatorze points du Président Wilson, sur un programme d'arbitrage obligatoire et de respect de nationalités, mais demande aussi une éducation pacifiste des enfants et le droit de vote pour les femmes, car la guerre est vue par ces militantes comme une entreprise masculine. De ce congrès est issue la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté qui existe toujours. Vous voyez ici l'affiche de son troisième congrès. L'idée est que, pour la paix, il faut donner le droit de vote aux femmes. On rejoint sur ce point une utopie suffragiste : si les femmes votent, il n'y aura plus de guerre.
Quelques mots, pour finir ce thème de l'engagement, à propos des contestations sociales. Toutes les sociétés en guerre, très surveillées par la police et les autorités militaires, manifestent au début une grande cohésion sociale et la grève y est impossible. Des femmes sont les premières à la rompre par des manifestations de ménagères protestant contre les pénuries (en Allemagne notamment), mais aussi par des grèves à motif salarial car l'inflation, phénomène nouveau, réduit le pouvoir d'achat. Le printemps et l'automne 1917 sont agités en France et en Allemagne, tandis que les protestations prennent un tour plus pacifiste en 1918. Des femmes sont arrêtées pour avoir participé à ces grèves.
Quatrième et dernier thème : les effets de la guerre sur les trajectoires individuelles et sur la place des femmes dans la société.
C'est une question difficile à traiter en peu de temps et beaucoup débattue entre historiens. La réponse ne peut qu'être nuancée. En France, au Royaume-Uni, en Allemagne notamment, on s'est demandé si la Grande Guerre avait émancipé les femmes. Deux arguments plaidaient en ce sens. D'une part, le phénomène des « garçonnes » des années vingt qui se coupent les cheveux et raccourcissent leurs jupes : cette mode capillaire et vestimentaire, qui libère les corps, touche toutes les classes sociales urbaines, pas seulement un petit milieu artiste ou homosexuel. L'allure est la même, sur ces photographies, pour l'actrice et la vendeuse. Quant à Susan Lenglen, même si elle est beaucoup plus habillée que les tenniswomen d'aujourd'hui, ce vêtement aurait été inconcevable avant la guerre.
D'autre part, l'obtention ici et là du droit de vote à l'issue du conflit: fin 1918 en Autriche, Allemagne, Hongrie, Royaume-Uni, en 1920 en Belgique et aux USA. Mais des femmes d'États non belligérants l'obtiennent également, contrairement aux Italiennes et aux Françaises. Sur cette carte de 1932, établie en France à des fins de plaidoyer suffragiste, les pays où les femmes ne votent pas sont coloriés en noir : malgré ce qu'espéraient les auteures, le parallèle entre la France et les Balkans perçus à l'époque comme arriérés, qui figurent également en noir sur ce schéma, ne fait aucun effet sur ceux qui, en France, bloquent l'accès des femmes à la citoyenneté.
Quant au cas britannique, il est intéressant : les femmes peuvent voter, certes, mais pas avant l'âge de trente ans. L'idée est de compenser le nombre de morts au combat et on fait attention à ne pas trop féminiser le corps électoral. Une nouvelle mobilisation des féministes est nécessaire pour que soit aligné en 1928 l'âge d'accès à la citoyenneté politique des hommes et des femmes.
En Belgique, les femmes obtiennent le droit de vote, mais seulement aux municipales. Aux législatives, seules peuvent voter les veuves de guerre : c'est le « suffrage des morts ». La voix du soldat s'exprime par le suffrage de sa veuve. L'écrivain Maurice Barrès l'avait d'ailleurs prôné pour la France.
Mais comme je l'ai déjà souligné, la guerre est avant tout épreuves, notamment dans les territoires envahis et occupés, où sont commises de nombreuses atrocités, dont certaines spécifiquement envers les femmes.
Pour les femmes des vastes arrières, l'émancipation doit aussi être largement nuancée :
- George Mosse a parlé à propos de l'Allemagne d'après-guerre, pays vaincu, de « brutalisation » de la société : ce phénomène est présent aussi dans les pays mécontents des traités de paix, comme l'Italie qui bascule dans le fascisme, et même en France. La guerre qui s'appuie sur la force reste dans les têtes et dans certaines pratiques politiques, atmosphère peu favorable à l'acquisition de droits par les femmes.
- Par ailleurs, toutes les sociétés, même celle des pays vainqueurs, sont marquées par le deuil et la dette des survivants envers ceux qui sont morts. Ils se couvrent de monuments aux morts et rappellent chaque année lors de cérémonies publiques le sacrifice des hommes ; là encore, l'atmosphère de deuil n'est pas favorable aux bouleversements des relations entre les hommes et les femmes. Quant aux centaines de milliers de veuves que compte chaque pays (il y en a 600 000 en France), représentées sur la gravure de l'artiste allemande Käthe Kollwitz (elle a un musée à Berlin), elles vont tenter de survivre et d'élever leurs enfants, parfois de se remarier - mais selon la loi française elles perdent alors leur pension de veuve.
- Regroupés dans des associations, les anciens combattants, étudiés par l'historien Antoine Prost, veulent exercer un magistère moral sur les civils et sur les femmes en particulier, qu'ils entendent retrouver à leur place traditionnelle. On peut parler d'aspiration collective à un retour à la normale comme le montre bien cette affiche d'emprunt pour la reconstruction (l'« emprunt pour la paix ») : hommes bâtisseurs, femmes mères et allaitantes.
- Le retour des soldats dans les familles ne se passe pas toujours bien. Traumatisés par la guerre, parfois mutilés ou gueules cassées, les hommes sont, pour certains, amers, coléreux, dépressifs ; ils rendent parfois la vie familiale difficile et malheureuse, comme l'ont écrit certaines femmes en répondant à des enquêtes de journaux féminins. Une Française âgée, que j'avais interrogée dans les années 1980, m'avait dit cette phrase terrible : « Je leur ai donné un mouton, ils m'ont rendu un lion, et ma vie conjugale a été un enfer ». Certaines femmes demandent qu'on prenne leurs enfants aux Orphelins d'Auteuil, car l'entente n'est pas bonne entre le père et ses enfants. Il y a souvent des drames familiaux ; s'ils ont longtemps été enfouis dans le silence des familles, ce thème commence à émerger.
On peut dire, en quelque sorte, que le couple devient précaire avec la guerre.
Oui, nous pourrions dire cela avec nos mots d'aujourd'hui.
Mais il faut de nouveau nuancer en sens inverse. La guerre a parfois renforcé et modernisé l'amour conjugal. Des femmes qui ont assumé des responsabilités et des tâches nouvelles ont découvert, comme elles l'ont écrit, leur « personnalité » et veulent désormais avoir droit au chapitre. Il y a eu des « renégociations de couple ». La mort massive des hommes a laissé vides des postes de travail et offert des opportunités professionnelles aux femmes, même si on les appelle à rentrer au foyer et, en France notamment, à faire des enfants. La guerre inaugure une féminisation du secteur tertiaire qui s'accentue tout au long du XXe siècle. Enfin, si la guerre a un caractère émancipateur pour les femmes, c'est surtout pour les jeunes filles des classes bourgeoises qui ont vécu plus libres, loin du contrôle paternel, se sont engagées comme infirmières ou ont commencé des études pour avoir un métier. Alors que le destin des jeunes bourgeoises avant 1914 était de devenir des maîtresses de maison, la guerre a infléchi leurs trajectoires individuelles. C'est vrai aussi des jeunes filles des années 1920, car les fortunes bourgeoises paraissent plus précaires après la guerre. Née en 1908, Simone de Beauvoir était encore enfant pendant les années de conflit mais son père, très traditionnel, a connu comme d'autres des revers de fortune : malgré ses convictions, il pousse ses deux filles à faire des études et à avoir un métier ; Simone de Beauvoir allait devenir la philosophe, l'écrivaine et la militante bien connue...
Vous le voyez, les effets de la guerre sont divers selon les femmes, comme l'ont été leurs expériences de guerre. Je vous remercie de votre attention.
Il nous reste à vous remercier encore pour votre présentation passionnante et exhaustive.
Vous l'avez dit, les hommes souhaitent un retour à la normale après la guerre, mais cela n'empêche pas des situations familiales compliquées et difficiles, les femmes ayant parfois du mal à l'accepter.
Ainsi, a-t-on observé davantage de séparations après la guerre ?
Que sont devenus les enfants issus des viols ou des relations extra-conjugales ?
Je vous remercie pour votre exposé qui fait écho aux difficultés vécues par ma propre famille. À l'époque, le père était parti au front et on lui avait caché la mort de deux de ses enfants, disparus dans un accident dramatique. Alors qu'ils jouaient dehors, ils avaient trouvé un obus qui leur a éclaté dans les mains. De fait, quand il est rentré de la guerre, ce père de famille n'a pas retrouvé ce qu'il avait laissé en partant, et cette perte, qu'on lui avait cachée, suscita des réactions terribles. Pour reprendre votre citation, il est lui aussi devenu un « lion ».
Merci pour ce témoignage personnel, chère collègue.
Je renouvelle mes remerciements à Françoise Thébaud. Cette matinée particulièrement riche augure très bien des débats que nous aurons au cours de notre colloque du 18 octobre. Je rappelle à mes collègues que le livre de Mme Thébaud, Les femmes dans la guerre de 14, constitue notre référence pour la préparation de cet événement.
Pourriez-vous nous donner quelques éléments sur le thème des enfants issus des viols et sur les divorces ?
Effectivement, les divorces ont augmenté après la guerre, notamment en 1920-1921, souvent à l'initiative des hommes d'ailleurs, alors que c'était plutôt l'inverse avant. Les hommes sont souvent déboussolés par l'expérience de la guerre et par les changements qui se sont produits en leur absence dans leur foyer. Ils ne retrouvent pas la femme qu'ils ont quittée en 1914.
La question des enfants issus des viols concerne d'abord les territoires occupés et se pose au printemps 1915, quand sont nés les enfants issus des viols commis pendant l'invasion allemande à l'été 1914. Que faire de ces enfants ? Cette interrogation a suscité bien des débats chez les médecins, les curés et les féministes. Il n'y a pas de réponse homogène, mais on retrouve deux réponses extrêmes, qui peuvent transcender les clivages traditionnels. Pour certains, ce sont des « vipéreaux » qu'il faut éliminer, d'affreux petits Allemands en puissance. Pour d'autres, on pourra en faire de bons petits Français grâce à l'éducation. On en revient au débat de l'époque entre nature et culture, inné et acquis. Qu'est-ce qui est transmis ? Est-ce le sang allemand qui va couler dans leurs veines ou bien l'éducation qui en fera des personnes assimilables par la France ?
Ce sont des échanges souvent très violents. Les hommes politiques doivent pourtant statuer. Que fait finalement la France ? Elle adopte une position « moyenne ». À l'époque, l'avortement est un crime ; il ne sera correctionnalisé qu'en 1923, pour mieux le réprimer d'ailleurs. Certaines femmes qui ont tué leurs nouveau-nés sont acquittées, alors que l'infanticide est très poursuivi en temps normal. La presse patriotique présente ces femmes comme des héroïnes qui ont tué des Allemands ! On facilite l'abandon à l'Assistance publique si les femmes le souhaitent et l'accouchement sous X, anonyme, pour répondre à ces situations douloureuses.
On ne connaît ni le nombre de viols, ni le nombre de celles qui ont avorté, tué leurs bébés ou les ont abandonnés. Les historiens manquent de statistiques sur ce point, pour ce qui concerne la Première guerre, mais il est certain qu'il y eut de nombreux drames. Pendant la Seconde guerre mondiale, on évalue le nombre d'enfants issus de couples franco-allemands à 100 000, avec des vies d'enfants également difficiles dans les familles marquées par la mémoire des deux guerres.
Pourquoi les Françaises n'ont pas obtenu le droit de vote en 1919 ? Durant l'entre deux guerre, la Chambre des députés adoptera à cinq reprises un texte de loi en ce sens, mais pas le Sénat, qui bloque le vote des femmes. Il est intéressant à cet égard de se reporter aux débats parlementaires de l'époque.
Les partisans du droit de vote pour les femmes mettent en avant le rôle des femmes dans la guerre, l'égalité de tous les individus, les exemples des pays étrangers.
Les opposants invoquent pour leur part la « nature féminine » vouée à la maternité, et un éditorial de la Dépêche du midi, grand journal radical, écrit en 1927 que « le sexe du cerveau des femmes n'est pas fait pour l'arène politique». C'est l'argument naturaliste sur les capacités intellectuelles et physiques des femmes, qui seraient inférieures à celles des hommes.
L'argument le plus fort au sein du Sénat émane du parti radical laïciste, qui met en garde contre le danger que représenterait le vote des femmes pour la République, au motif que les femmes seraient influencées par les curés.
Je rappelle toujours, lorsqu'on évoque la conquête du droit de vote par les Françaises, l'initiative du parti communiste, qui, pour forcer les choses, avait présenté des candidates aux élections municipales de 1925. Or elles ont été élues, alors qu'elles n'étaient pas éligibles. Leur élection fut invalidée par les préfets, sans que cela ne suscite aucune réaction. C'est dire les résistances qui imprégnaient alors la société ! Il faudra encore attendre vingt ans, et les mêmes arguments seront alors invoqués pour refuser le droit de vote aux femmes.
Notre audition s'achève. Je réitère tous mes remerciements à Françoise Thébaud pour sa disponibilité et la richesse de son exposé, dont nous avons beaucoup apprécié, également, les illustrations à travers des images de l'époque.
* 1Longue et meurtrière, la Grande Guerre n'est pas qu'une affaire d'hommes. Synthèse de nombreux travaux, la conférence présente d'abord la façon dont les historiennes et les historiens ont abordé la guerre et la question des femmes dans la guerre, de la recherche de l'expérience de ces dernières aux approches de genre. Sont ensuite exposés, avec une perspective comparatiste, quatre thèmes essentiels : la chronologie et les formes de la mobilisation ; les épreuves subies (solitude, deuil, pénuries, violences sexuelles) et les mutations de la vie quotidienne ; les engagements patriotiques et pacifistes dont ceux des féministes qui se pensent comme une élite féminine ; les effets de la guerre sur les trajectoires individuelles et les rapports de genre.
* 2Dans l'empire britannique, il n'y a pas de conscription obligatoire avant janvier 1916.