Elles ne sont pas forcément seules, la génération plus âgée - le grand-père ou le père - peut aider, ainsi que les plus jeunes. Mais le paysan mobilisé reste malgré son absence très au fait de ce qui se passe sur son exploitation.
Pour répondre à Françoise Laborde, je préciserai que le Royaume-Uni a déploré 750 000 morts parmi ses soldats, pendant la Première guerre mondiale, ce qui est beaucoup moins qu'en France ou en Allemagne, où le nombre de tués a atteint respectivement 1,4 million et 1,8 million.
Bien sûr, si l'idéal social fondé sur le retour de la femme au foyer demeure une aspiration forte à la fin de la guerre, dans les faits, il ne pourra pas se réaliser intégralement en France et en Allemagne, compte tenu du nombre de soldats morts à la guerre. Les femmes seront ainsi plus nombreuses à investir le travail salarié après la guerre, notamment dans le domaine tertiaire, en tant qu'employées de banque ou de la poste, par exemple, y compris dans ce qui était jusque-là considéré comme des métiers d'hommes. Ces métiers sont jugés convenables, en particulier pour les jeunes femmes de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie.
A la veille de la Première guerre mondiale, la France comptait 40 millions d'hommes et de femmes, dont 20 à 21 millions d'actifs. Parmi eux, on dénombrait 14 millions d'hommes pour 7 millions de femmes au travail. Ces dernières représentaient ainsi 37 % de la population active. C'était le taux européen le plus élevé de femmes dans la population active. Par ailleurs, tous les hommes ne travaillaient pas pour autant.
Avant 1914, dans tous les pays et tous les milieux, y compris chez les syndicats, pas particulièrement progressistes sur le travail des femmes, on entend le discours traditionnel : la place de la femme, c'est son foyer. C'est la théorisation issue du XIXe siècle opposant la sphère privée du foyer, réservée aux femmes, à la sphère publique (travail et politique), réservée aux hommes. Les réalités démographiques et économiques des pays font que cet idéal n'est plus respecté. D'une part, les familles populaires ont bien souvent besoin d'un second salaire. D'autre part, la France d'avant-guerre est malthusienne - elle fait peu d'enfants - et donc importatrice de main-d'oeuvre étrangère (italienne ou belge), à la différence de l'Allemagne. De fait, les nécessités de la guerre font que les femmes vont devoir travailler. On observe donc un hiatus entre la culture ambiante de l'époque et la réalité.
S'agissant des questions sur l'émancipation et le droit de vote, je propose d'y répondre avec la quatrième partie de mon exposé.
J'en viens à mon deuxième thème : épreuves subies et mutations du quotidien.
Comme le montrent les conflits contemporains, la guerre est avant tout épreuves, pour les soldats comme pour les civils, pour les hommes comme pour les femmes, mais ces épreuves sont inégalement partagées. Je mentionnerai d'abord le premier génocide du XXe siècle, celui des Arméniens de l'Empire ottoman, pas encore reconnu comme tel par la Turquie actuelle : un à 1,5 million de victimes, hommes, femmes et enfants.
Les populations des territoires envahis en 1914 (je parle du front occidental), lors des avancées des armées, subissent destructions et exactions (maisons pillées et brûlées, exécutions sommaires, massacres, viols de femmes). Le dessin du magazine français L'illustration qui met en scène « les brutes de l'Est » fait de la propagande en amplifiant et concentrant la cruauté (il rassemble en une image unique toutes les formes d'exaction commises par l'ennemi), mais les enquêtes postérieures dans les ex-régions envahies ont montré que ces phénomènes ont bien existé. Ils jettent sur les routes de l'exode des populations apeurées (Belges et Français du nord de la France, majoritairement des femmes et des enfants comme vous le voyez sur la photographie) qui vont grossir le flot des réfugiés. On l'a oublié car l'exode de la deuxième guerre a recouvert le souvenir du premier. Rappelons-le, on pensait alors que les Allemands coupaient les mains des enfants : cette peur est très présente à l'époque.
Parmi les exactions commises par les Allemands en Belgique et dans le nord de la France, les viols de femmes, dont il est difficile de mesurer l'ampleur, ont suscité de nombreuses réactions et une interrogation sur « que faire de l'enfant du viol ? ». Ce dessin très suggestif d'Abel Faivre a connu une large diffusion : le casque à pointe, qui identifie l'Allemand criminel, posé sur la table face à la porte de la chambre à coucher, la petite fille qui pleure devant la porte, le tableau du maître de maison sur le mur. Tout cela se passe en quelque sorte sous les yeux du mari : c'est alors le crime des crimes.
Autres territoires où la population a beaucoup souffert : les zones occupées, qui concernent dix départements, et où résident majoritairement des femmes, des enfants et des vieillards (à l'Ouest, la Belgique et le nord-est de la France). L'occupation se traduit par le pillage des ressources, la terreur administrative (l'« heure allemande », déjà, est en vigueur) et des déportations de travail, y compris de femmes. La population a peur et faim : elle est aussi totalement coupée du reste du pays et les familles n'ont aucune nouvelle de leurs soldats. C'est pour ces combattants isolés que l'on invente les marraines de guerre.
Dans ces territoires occupés, des femmes organisent des réseaux d'évasion et des réseaux de renseignements qui sont démantelés à l'été 1915. Des formes de résistance existent donc alors, mais elles ont été occultées par la Deuxième guerre.
Édith Cavell, infirmière britannique à la tête d'un hôpital à Bruxelles, membre d'un réseau d'évasion vers la Hollande, est exécutée le 12 octobre 1915. Cette exécution, érigée en symbole de la barbarie allemande, a suscité une grande émotion. Édith Cavell devient une figure internationale de la mobilisation antiallemande. Des représentations de la mort héroïque d'Édith Cavell s'adressent aux hommes des autres pays pour les inciter à s'engager.
Chef d'un réseau de renseignements - autre forme de résistance - la jeune Louise de Bettignies meurt de mauvais traitements dans une forteresse allemande en septembre 1918 ; sa famille fait peindre après sa mort le portrait que vous voyez à partir d'une photo d'avant 1914 et demande au peintre d'accrocher sur une robe blanche les décorations françaises et anglaises reçues à titre posthume par l'héroïne. Louise de Bettignies a eu des funérailles nationales, un monument à Lille lui est dédié. Récemment, ce monument a été restauré et une biographie lui a été consacrée.
Dans les zones à l'arrière des fronts, la guerre se fait moins directement sentir (on n'entend pas le canon, on ne voit pas les troupes ennemies) mais elle fait néanmoins souffrir. Les femmes souffrent d'abord de la séparation et de la solitude, rompue seulement par les quelques permissions qui permettent aux soldats de se reposer et aux familles de se retrouver. Ces permissions sont instituées à partir de juin 1915 à raison d'une semaine tous les quatre mois en principe.
Dans tous les pays bien alphabétisés d'Europe occidentale, la correspondance est quasi journalière et les deux scènes photographiées ici, fréquentes : la femme qui écrit des mots d'amour et des nouvelles de l'arrière, la femme qui lit la lettre, l'assurant, pour un temps du moins, que son mari ou son fils sont encore vivants. Jamais les Françaises et les Français n'ont autant écrit. Des millions de lettres sont échangées chaque jour. On voit les résultats de l'école de la IIIème République. Les hommes écrivent des lettres, où ils donnent des conseils de gestion des biens et d'éducation des enfants, où ils expriment également leur amour et, avec les mots de l'époque, le désir sexuel. Leur lecture permet de se représenter le quotidien. Parfois, à la veille d'un combat dont ils pensent ne pas revenir, les hommes écrivent des lettres-testaments à leur femme, à leurs enfants (« prends soin de ta mère, ne m'oublie pas »).
L'épreuve la plus douloureuse est en effet le deuil sur lequel des femmes écrivains ont mis des mots, telle la Française Jane Catulle Mendes qui écrit après la mort de son jeune fils en 1917 : « Impuissance...Rien, rien, je ne peux rien... Il est mort [...]. La plus sublime des causes ne saurait me faire accepter que mon enfant n'existe plus. Personne n'aime la France plus que moi. Mais on n'aime rien au-dessus de l'enfant. » On sent là une tension entre l'amour maternel et le patriotisme.
Dès le début, la guerre tue à large échelle, mais les femmes européennes sont inégales devant la mort ou la disparition de leurs proches, selon les nations (par exemple, dans un petit pays comme la Serbie, un quart des hommes mobilisés meurent au combat ; ils sont 1,8 million en Allemagne, 1,3 million en France, 750 000 au Royaume-Uni et en Italie, 115 000 aux États-Unis), et selon les groupes sociaux : l'infanterie peuplée avant tout de paysans est l'arme la plus meurtrière. On le voit sur nos monuments aux morts, les paysans paient le plus lourd tribut à la guerre : dans certaines familles, tous les hommes ont été tués pendant le conflit. Un autre groupe a été décimé : la jeunesse des grandes écoles. Le monument aux morts de l'École normale supérieure de la rue d'Ulm montre que la moitié de chaque promotion meurt à la guerre.
Autre épreuve pour les femmes, le surmenage, qui touche particulièrement les mères de famille, ajoutant à de longues heures de travail le soin aux enfants. J'ai déjà évoqué celui des ouvrières de guerre dont certaines - des médecins en ont témoigné - sont mortes d'épuisement ou d'une tuberculose contractée à l'usine. Les paysannes doivent aussi fournir un effort parfois surhumain, remplaçant à la fois les hommes mobilisés et les bêtes réquisitionnées par les armées. Cette photographie française de 1917, qui représente trois femmes, dans un champ, attelées comme des bêtes de somme, est immédiatement utilisée par un affichiste canadien qui appelle la population à souscrire à un emprunt de guerre.
J'ai retrouvé récemment, dans les Archives de l'Isère, une lettre adressée par des femmes d'un petit village au préfet lui demandant de leur accorder l'aide de soldats : « épuisement et chagrin continuel », voilà comment elles évoquent leur situation.
Il faut enfin évoquer les pénuries et les restrictions qui touchent très fortement les femmes des Empires centraux soumis au blocus maritime. Réservé en priorité à l'armée, le ravitaillement manque pour les civils des villes qui font la queue pour peu de choses, comme l'écrit une Allemande de Hambourg en février 1917 : « Ici, il n'y a plus rien à brûler, ni à manger, que des choux-raves, plus de pommes de terre et même on commence à rationner les choux-raves. Qu'adviendra-t-il de tout cela ? Il faut que la guerre finisse bientôt. ». Se développent alors une économie de subsistance fait de troc, de glanage et de vol et des émeutes de la faim qui affaiblissent l'autorité impériale. La surmortalité due à la malnutrition est évaluée pour l'Allemagne à 700 000, l'hiver 1916-1917 ayant été le plus difficile. En France et au Royaume-Uni par contre, le rationnement est tardif et limité et les femmes sont seulement invitées à économiser, à réserver vin et tabac aux soldats, et à rationaliser l'usage des ressources. On popularise alors des recettes qui permettent de réserver certaines denrées aux poilus. On peut sourire du rationnement de 300 grammes de pain par jour décrété début 1918, et la jeune fille à la jupe tricolore et au bonnet phrygien peut sur cette image humoristique s'exclamer : « Qu'importe ! J'aurai la taille plus fine ... ». Une telle représentation aurait été inconcevable en Allemagne car on y souffre de la faim. En revanche, à l'arrière, on manque de combustible. À Paris, la police doit empêcher la population de prendre les pavés - ils sont alors en bois - pour se chauffer. On constate en France une surmorbidité liée notamment au froid.
J'en ai terminé avec cette partie. Je me tiens à votre disposition pour un temps d'échange sur ce thème.