Intervention de Françoise Thébaud

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 5 avril 2018 : 1ère réunion
Audition de Mme Françoise Thébaud historienne professeure émérite à l'université d'avignon

Françoise Thébaud, historienne, professeure émérite à l'université d'Avignon :

L'idée est peut-être plutôt que la guerre ne peut durer éternellement, comme le suggère l'engagement en Europe des Américains. L'objectif est aussi, dès lors, de préparer l'après-guerre.

Patriotisme au féminin mais aussi pacifisme au féminin, issu de deux courants. En mars 1915 se réunit à Berne, sous l'égide de l'Allemande Clara Zetkin (1857-1933) que vous voyez sur la photo aux côtés de Rosa Luxembourg, une conférence internationale des femmes socialistes. Elle réunit des femmes socialistes de la minorité pacifiste et appelle à une paix immédiate, ce qui vaut à Clara Zetkin de passer une partie de la guerre en prison. Par ailleurs, à l'appel de féministes des États neutres se réunit à La Haye, en avril 1915, un Congrès international pour une paix future et permanente. Il rassemble plus de 900 femmes, dont certaines venues des pays en guerre appartenant aux minorités pacifistes hostiles aux Unions sacrées. Il se met d'accord, bien avant les quatorze points du Président Wilson, sur un programme d'arbitrage obligatoire et de respect de nationalités, mais demande aussi une éducation pacifiste des enfants et le droit de vote pour les femmes, car la guerre est vue par ces militantes comme une entreprise masculine. De ce congrès est issue la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté qui existe toujours. Vous voyez ici l'affiche de son troisième congrès. L'idée est que, pour la paix, il faut donner le droit de vote aux femmes. On rejoint sur ce point une utopie suffragiste : si les femmes votent, il n'y aura plus de guerre.

Quelques mots, pour finir ce thème de l'engagement, à propos des contestations sociales. Toutes les sociétés en guerre, très surveillées par la police et les autorités militaires, manifestent au début une grande cohésion sociale et la grève y est impossible. Des femmes sont les premières à la rompre par des manifestations de ménagères protestant contre les pénuries (en Allemagne notamment), mais aussi par des grèves à motif salarial car l'inflation, phénomène nouveau, réduit le pouvoir d'achat. Le printemps et l'automne 1917 sont agités en France et en Allemagne, tandis que les protestations prennent un tour plus pacifiste en 1918. Des femmes sont arrêtées pour avoir participé à ces grèves.

Quatrième et dernier thème : les effets de la guerre sur les trajectoires individuelles et sur la place des femmes dans la société.

C'est une question difficile à traiter en peu de temps et beaucoup débattue entre historiens. La réponse ne peut qu'être nuancée. En France, au Royaume-Uni, en Allemagne notamment, on s'est demandé si la Grande Guerre avait émancipé les femmes. Deux arguments plaidaient en ce sens. D'une part, le phénomène des « garçonnes » des années vingt qui se coupent les cheveux et raccourcissent leurs jupes : cette mode capillaire et vestimentaire, qui libère les corps, touche toutes les classes sociales urbaines, pas seulement un petit milieu artiste ou homosexuel. L'allure est la même, sur ces photographies, pour l'actrice et la vendeuse. Quant à Susan Lenglen, même si elle est beaucoup plus habillée que les tenniswomen d'aujourd'hui, ce vêtement aurait été inconcevable avant la guerre.

D'autre part, l'obtention ici et là du droit de vote à l'issue du conflit: fin 1918 en Autriche, Allemagne, Hongrie, Royaume-Uni, en 1920 en Belgique et aux USA. Mais des femmes d'États non belligérants l'obtiennent également, contrairement aux Italiennes et aux Françaises. Sur cette carte de 1932, établie en France à des fins de plaidoyer suffragiste, les pays où les femmes ne votent pas sont coloriés en noir : malgré ce qu'espéraient les auteures, le parallèle entre la France et les Balkans perçus à l'époque comme arriérés, qui figurent également en noir sur ce schéma, ne fait aucun effet sur ceux qui, en France, bloquent l'accès des femmes à la citoyenneté.

Quant au cas britannique, il est intéressant : les femmes peuvent voter, certes, mais pas avant l'âge de trente ans. L'idée est de compenser le nombre de morts au combat et on fait attention à ne pas trop féminiser le corps électoral. Une nouvelle mobilisation des féministes est nécessaire pour que soit aligné en 1928 l'âge d'accès à la citoyenneté politique des hommes et des femmes.

En Belgique, les femmes obtiennent le droit de vote, mais seulement aux municipales. Aux législatives, seules peuvent voter les veuves de guerre : c'est le « suffrage des morts ». La voix du soldat s'exprime par le suffrage de sa veuve. L'écrivain Maurice Barrès l'avait d'ailleurs prôné pour la France.

Mais comme je l'ai déjà souligné, la guerre est avant tout épreuves, notamment dans les territoires envahis et occupés, où sont commises de nombreuses atrocités, dont certaines spécifiquement envers les femmes.

Pour les femmes des vastes arrières, l'émancipation doit aussi être largement nuancée :

- George Mosse a parlé à propos de l'Allemagne d'après-guerre, pays vaincu, de « brutalisation » de la société : ce phénomène est présent aussi dans les pays mécontents des traités de paix, comme l'Italie qui bascule dans le fascisme, et même en France. La guerre qui s'appuie sur la force reste dans les têtes et dans certaines pratiques politiques, atmosphère peu favorable à l'acquisition de droits par les femmes.

- Par ailleurs, toutes les sociétés, même celle des pays vainqueurs, sont marquées par le deuil et la dette des survivants envers ceux qui sont morts. Ils se couvrent de monuments aux morts et rappellent chaque année lors de cérémonies publiques le sacrifice des hommes ; là encore, l'atmosphère de deuil n'est pas favorable aux bouleversements des relations entre les hommes et les femmes. Quant aux centaines de milliers de veuves que compte chaque pays (il y en a 600 000 en France), représentées sur la gravure de l'artiste allemande Käthe Kollwitz (elle a un musée à Berlin), elles vont tenter de survivre et d'élever leurs enfants, parfois de se remarier - mais selon la loi française elles perdent alors leur pension de veuve.

- Regroupés dans des associations, les anciens combattants, étudiés par l'historien Antoine Prost, veulent exercer un magistère moral sur les civils et sur les femmes en particulier, qu'ils entendent retrouver à leur place traditionnelle. On peut parler d'aspiration collective à un retour à la normale comme le montre bien cette affiche d'emprunt pour la reconstruction (l'« emprunt pour la paix ») : hommes bâtisseurs, femmes mères et allaitantes.

- Le retour des soldats dans les familles ne se passe pas toujours bien. Traumatisés par la guerre, parfois mutilés ou gueules cassées, les hommes sont, pour certains, amers, coléreux, dépressifs ; ils rendent parfois la vie familiale difficile et malheureuse, comme l'ont écrit certaines femmes en répondant à des enquêtes de journaux féminins. Une Française âgée, que j'avais interrogée dans les années 1980, m'avait dit cette phrase terrible : « Je leur ai donné un mouton, ils m'ont rendu un lion, et ma vie conjugale a été un enfer ». Certaines femmes demandent qu'on prenne leurs enfants aux Orphelins d'Auteuil, car l'entente n'est pas bonne entre le père et ses enfants. Il y a souvent des drames familiaux ; s'ils ont longtemps été enfouis dans le silence des familles, ce thème commence à émerger.

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