Intervention de Christophe-André Frassa

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 11 avril 2018 à 9h05
Proposition de loi portant transposition de la directive ue 2016-943 du parlement européen et du conseil du 8 juin 2016 sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués contre l'obtention l'utilisation et la divulgation illicites — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Christophe-André FrassaChristophe-André Frassa, rapporteur :

Je commencerai par citer une excellente source, à savoir un rapport d'avril 2015, que j'ai moi-même commis avec notre ancien collègue Michel Delebarre. Nous y soulignions qu'en dépit des atouts du droit français des entreprises, les risques pouvant résulter de la confrontation entre le système juridique français et certains systèmes étrangers, en particulier anglo-saxons, étaient certains concernant le secret des affaires. Les innovations des entreprises françaises apparaissaient vulnérables, en particulier faute d'un régime efficace de protection du secret des affaires. Ce constat demeure malheureusement toujours valable.

Toutefois, la proposition de loi qui vous est soumise aujourd'hui devrait permettre de surmonter la première de ces difficultés majeures et de placer, sur ce point, les entreprises françaises dans des conditions d'égalité avec les autres entreprises de l'Union européenne.

Je déplore qu'il ait fallu attendre la transposition d'une directive, de surcroît à la fin du délai de transposition, alors que la directive date de juin 2016, pour que nous nous dotions enfin d'un régime de protection légale du secret des affaires en droit français. Il faut relever le paradoxe selon lequel, alors qu'il a fallu attendre des années pour que notre pays puisse se doter d'un tel régime, nous devons aujourd'hui examiner dans des délais extrêmement brefs le texte qui concrétise cette longue attente.

Cette transposition doit être la première étape dans la mise en place d'un dispositif global de protection du secret des affaires pour les entreprises françaises.

Attendu depuis longtemps, la création d'un tel régime de protection du secret des affaires ne saurait pour autant ignorer le rôle des journalistes, des lanceurs d'alerte ou encore des représentants des salariés dans l'information de la société civile. Un équilibre doit être trouvé entre les exigences également légitimes de protection du secret des affaires et d'information des salariés et des citoyens. À cet égard, aucun malentendu ne doit être artificiellement entretenu. L'élaboration de cette directive avait donné lieu à d'importantes controverses. Elles ont été largement dissipées à l'occasion de la transposition. Les amendements que je vous proposerai devraient permettre de lever définitivement, s'ils sont adoptés, tous les malentendus.

Aux termes de la directive, « les secrets d'affaires sont l'une des formes de protection de la création intellectuelle et des savoir-faire innovants les plus couramment utilisées par les entreprises, et en même temps ils sont les moins protégés par le cadre juridique existant. »

Dans certains domaines bien circonscrits, le droit français, lui, ne connaît que la notion traditionnelle de secret industriel et commercial, et, dans de rares cas, la notion de secret des affaires. Quelques dispositifs épars et sectoriels ne constituent pas une protection générale contre l'obtention illicite de secrets d'entreprises non légalement protégés.

Le constat est donc clair : il manque à la législation française un tel dispositif général et transversal garantissant une vraie protection des informations confidentielles détenues par les entreprises françaises. Le constat de la carence du droit français en la matière est connu depuis longtemps, de sorte que les initiatives n'ont pas manqué. Aucune, toutefois, n'a pu aboutir jusqu'à présent.

J'en citerai deux, particulièrement emblématiques : en novembre 2011, le député Bernard Carayon, que j'ai entendu en audition, déposa une proposition de loi visant à sanctionner la violation du secret des affaires, adoptée par l'Assemblée nationale le 23 janvier 2012. Cette proposition de loi, qui ne comportait qu'une dimension pénale visant à dissuader plus fortement la captation illicite de secrets d'entreprises par leurs concurrents, était controversée dans les milieux économiques ; ce texte est demeuré sans suite devant notre assemblée.

En juillet 2014, quelques mois après la présentation de la proposition de directive par la Commission européenne en décembre 2013, le député Jean-Jacques Urvoas, alors président de la commission des lois de l'Assemblée nationale, déposa une proposition de loi relative à la protection du secret des affaires, comportant, elle, un volet civil et un volet pénal. Quelques mois plus tard, les dispositions de cette proposition de loi furent introduites par l'Assemblée nationale, en première lecture, au stade de la commission, dans la loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques, avant d'en être retirées dès la discussion en séance, au vu de la vive controverse médiatique qu'elles suscitèrent.

Aujourd'hui, le contexte n'est plus le même, a fortiori depuis qu'existe l'obligation de transposition d'une directive européenne.

La directive définit le détenteur légitime d'un secret d'affaires par le contrôle qu'il exerce sur ce secret. Elle définit l'information protégée en tant que secret d'affaires par trois critères : elle n'est pas généralement connue ou aisément accessible à des personnes familières du type d'informations en cause ; sa valeur commerciale résulte de son caractère secret ; son détenteur légitime met en oeuvre des mesures raisonnables destinées à la garder secrète. La directive définit en outre des cas d'obtention licite d'un secret, la création indépendante et l'ingénierie inverse notamment.

La directive précise également les cas d'atteinte au secret des affaires sans le consentement du détenteur légitime, sous réserve des dérogations concernant les journalistes, les lanceurs d'alerte et les représentants des salariés, ainsi que la protection d'un intérêt légitime reconnu par le droit européen ou national.

La directive détaille par ailleurs les différentes mesures susceptibles d'être décidées par les autorités judiciaires pour préserver le secret des affaires ou sanctionner une atteinte à ce secret, qu'il s'agisse de mesures provisoires ou conservatoires, de mesures d'injonction, de mesures dites correctives ou de l'octroi de dommages et intérêts. Elle prévoit aussi des mesures de protection du secret des affaires au cours des procédures judiciaires.

Le principe de la directive est celui de l'harmonisation minimale : chaque État membre conserve la faculté, lors de la transposition, d'accorder une protection plus importante aux entreprises au titre du secret des affaires.

Les auteurs de la proposition de loi ont fait le choix d'une transposition a minima, voire, dans certains cas, d'une transposition en-deçà des exigences de la directive. La proposition de loi comporte des choix rédactionnels qui sont au plus près de la directive, au détriment, parfois, de la lisibilité et de la qualité rédactionnelle. Parfois, a contrario, elle s'écarte significativement de la directive, sans que la raison en soit compréhensible, au risque d'affaiblir de façon importante la protection du secret des affaires prévue par le texte européen. Tel est le cas notamment pour la définition du détenteur légitime du secret, pour la caractérisation de l'obtention illicite du secret, ou encore pour la portée juridique de l'exception à la protection du secret pour les journalistes, les lanceurs d'alerte et les représentants des salariés.

Je constate, donc, que la directive est transposée a minima dans la présente proposition de loi, comme l'intitulé de cette dernière en rend d'ailleurs compte. On peut le regretter, car il y va de la compétitivité des entreprises, et donc de l'activité et de l'emploi sur notre territoire.

À ce titre, j'ai spécialement voulu étudier, au cours de mes auditions, l'opportunité d'introduire un volet pénal dans la proposition de loi, par analogie avec le droit de la propriété industrielle, lequel permet aux personnes s'estimant lésées d'agir soit par la voie civile soit par la voie pénale. Un tel volet pénal ne viserait évidemment ni la presse ni les lanceurs d'alerte ni les représentants des salariés, déjà exemptés des obligations résultant du secret des affaires, mais des auteurs de graves atteintes au secret des affaires poursuivant des buts exclusivement économiques, c'est-à-dire le pillage informationnel des entreprises françaises.

Ne relevant pas de la compétence de l'Union européenne, l'introduction d'un volet pénal n'est par définition ni évoquée ni exclue par la directive. Seule l'Italie aurait publiquement annoncé sa volonté de transposer la directive en y ajoutant un volet pénal.

Au cours des auditions que j'ai menées, j'ai également voulu aborder deux sujets connexes se rattachant directement à l'objectif d'une protection renforcée du secret des affaires des entreprises françaises.

Le premier est la modernisation de la « loi de blocage » de 1968, complétée en 1980, relative à la communication de documents et renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères, qui vise à protéger les informations stratégiques détenues par les entreprises françaises. Cette loi interdit à toute personne de communiquer à des autorités étrangères des informations d'ordre économique dont la communication est de nature à porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité, aux intérêts économiques essentiels de la France, sous peine de six mois d'emprisonnement et de 18 000 euros d'amende.

Il existe un débat récurrent sur l'utilité de cette loi. Certains, qui la considèrent comme inutilisée, et donc comme inutile, en suggèrent l'abrogation pure et simple. Pour ne pas être écartées de certains marchés étrangers, des entreprises françaises acceptent de transmettre les informations demandées par des autorités administratives ou judiciaires étrangères, en méconnaissance de ses dispositions.

Il ressort des auditions que j'ai pu mener que l'expérience est très variable selon les entreprises : certaines grandes entreprises françaises y auraient recours régulièrement pour se protéger des exigences très intrusives des autorités de certains États étrangers. S'impose, à tout le moins, la nécessité de moderniser et de clarifier plusieurs points de cette loi. Le Gouvernement envisagerait de procéder à un tel travail dans le cadre de la future loi « PACTE ».

L'autre thème que j'ai souhaité aborder est celui de la protection des avis juridiques internes aux entreprises. En la matière, l'alternative est là encore bien connue, et ce depuis longtemps, entre la création d'un statut d'avocat salarié en entreprise, tel qu'il peut exister dans de nombreux États étrangers, et la mise en place d'un privilège de confidentialité, ou legal privilege, au bénéfice des juristes d'entreprises, à la condition que ceux-ci relèvent d'un cadre spécifique confinant à la création d'une nouvelle profession réglementée, sur le modèle de ce qui a été mis en place en Belgique ou en Pologne.

Nombre d'entreprises étrangères peuvent opposer le secret de l'avocat, dans le cadre de certaines procédures administratives ou contentieuses, afin de protéger leurs avis juridiques internes, mais tel n'est pas le cas des entreprises françaises, dont certaines ont tendance, aujourd'hui, à délocaliser leurs directions juridiques pour pouvoir bénéficier d'une telle protection. L'enjeu est donc celui de la compétitivité des entreprises françaises, mais aussi de l'attractivité de la place juridique de Paris. Sur ce sujet, j'envisage de présenter prochainement une initiative législative.

Les amendements que je vais proposer visent à poursuivre un quadruple objectif : transposer plus fidèlement la directive ; améliorer la protection du secret par l'ouverture d'une action pénale en cas de détournement d'une information protégée à des fins exclusivement économiques, c'est-à-dire renforcer la portée dissuasive de la législation française en matière de secret des affaires vis-à-vis de certains intérêts étrangers, qui pourraient considérer que la simple voie civile ne représente pas une réelle menace de sanction ; mieux garantir la liberté d'expression des journalistes, des lanceurs d'alerte et des représentants des salariés ; préciser la rédaction et clarifier les procédures mises en place dans la proposition de loi.

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