Intervention de Nicole Belloubet

Réunion du 18 avril 2018 à 14h30
Protection des savoir-faire et des informations commerciales — Discussion en procédure accélérée d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Nicole Belloubet :

Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, vous allez aujourd’hui débattre de la proposition de loi adoptée par l’Assemblée nationale qui transpose en droit interne la directive européenne sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales des entreprises.

Il s’agit d’un texte important, car il propose l’introduction dans notre législation d’un dispositif adapté et équilibré de protection du secret des affaires, attendu depuis de longues années. La proposition de loi qui vous est soumise est en effet le fruit d’une réflexion ancienne, très approfondie, au cours de laquelle toutes les parties prenantes auront été en mesure de s’exprimer.

À l’échelon européen, tout d’abord, la directive sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués a été adoptée en 2016, après la réalisation par la Commission européenne d’une large consultation publique et d’une solide étude d’impact. Les débats devant le Parlement européen ont permis de faire évoluer la proposition de directive afin que soient adoptées des mesures fortes de protection des droits fondamentaux.

En France, ensuite, de nombreux rapports et plusieurs initiatives parlementaires ont porté sur ce sujet au cours des quinze dernières années. Au-delà des clivages politiques, ces différentes initiatives ont mis en exergue l’importance du sujet pour l’attractivité du droit économique de notre pays et pour la préservation de nos intérêts.

Je relève aussi que, sur ce sujet sensible, le Conseil d’État a été consulté à deux reprises. Dans un premier avis, daté du 31 mars 2011, il avait souligné les obstacles juridiques auxquels se heurterait la mise en œuvre d’une nouvelle infraction réprimant pénalement l’atteinte au secret des affaires. Saisi de l’examen de l’actuelle proposition de loi, qui comporte un dispositif civil de protection du secret des affaires, le Conseil d’État a rendu, le 15 mars dernier, un avis très éclairant sur l’opportunité pour le législateur national de se saisir des marges de manœuvre offertes par la directive afin, en particulier, de renforcer la protection accordée au secret sur le plan procédural devant les juridictions judiciaires ou administratives.

Ainsi, contrairement à certaines opinions exprimées lors des débats devant l’Assemblée nationale, ce sont non pas l’opacité et le secret qui ont présidé à l’adoption de la directive puis au dépôt de la proposition de loi au Parlement, mais, bien au contraire, l’analyse économique, la réflexion juridique, la transparence et le débat d’idées.

Vous ne l’ignorez pas, cette réforme est, depuis plusieurs années, très attendue des entreprises ; la protection des informations relevant du secret des affaires est évidemment essentielle pour nos acteurs économiques, pour encourager l’innovation et préserver les stratégies industrielles et commerciales. C’est par l’innovation ainsi protégée que seront créés les emplois attendus par nos concitoyens.

L’enjeu est donc fort : il s’agit de lutter contre l’espionnage industriel et de garantir la compétitivité de nos entreprises au sein du marché intérieur. L’enjeu est aussi de renforcer l’attractivité de notre système juridique pour les investisseurs étrangers. Il faut permettre à l’ensemble des acteurs économiques d’empêcher, de faire cesser ou de réparer toute atteinte à un secret des affaires, en agissant, le cas échéant, très rapidement, devant un juge en requête ou en référé.

Jusqu’à présent, notre législation ne comportait aucune définition de cette notion de secret des affaires, alors que celle-ci figure déjà dans de nombreux textes avec d’autres notions équivalentes telles que le secret industriel et commercial. La protection du secret des affaires reposait en France sur le droit commun de la responsabilité civile, qui est principalement d’origine jurisprudentielle.

Enfin, à l’exception des actions en dommages et intérêts liées à des pratiques anticoncurrentielles, aucune règle écrite n’encadrait la protection du secret des affaires au cours des procédures judiciaires.

La proposition de loi qui vous est aujourd’hui soumise permet indéniablement de répondre au besoin de sécurité juridique des acteurs économiques.

Elle définit le secret des affaires et procède à une harmonisation, dans différents codes, de terminologies employées pour désigner les mêmes catégories d’information ; il s’agit là d’une réelle mesure de simplification.

Elle répond aussi au besoin d’harmonisation des pratiques mises en place au sein des juridictions pour prévenir le risque d’obtention illégitime, au cours d’une instance, d’un secret des affaires. Je souligne d’ailleurs ici la convergence de vues entre les commissions des lois des deux assemblées pour élargir la portée des mesures de protection du secret des affaires prévues à l’article 9 de la directive à l’ensemble des instances civiles, commerciales ou administratives. Comme l’a indiqué le Conseil d’État dans son avis du 15 mars dernier, cette solution présente « l’avantage d’harmoniser les procédures applicables devant le juge, quel que soit leur objet, ce qui va dans le sens d’une simplification et d’une plus grande lisibilité du droit ainsi que d’une protection plus effective du secret des affaires conforme aux objectifs de la directive ».

Le texte adopté par l’Assemblée nationale me paraît reposer sur un équilibre satisfaisant entre, d’une part, la protection du secret des affaires et, d’autre part, le respect des principes fondamentaux de la procédure civile, au premier rang desquels se trouve le principe du contradictoire.

Enfin – c’est d’une très grande importance –, la proposition de loi permet de poser des limites au droit à la protection du secret des affaires, puisque ce droit ne saurait être absolu. Il est en effet indispensable, dans une société démocratique, que certains secrets puissent être divulgués, dans un but d’intérêt général. Ces secrets peuvent être révélés par des journalistes exerçant leur liberté d’information. Ils peuvent être révélés pour l’exercice des droits des salariés au sein de l’entreprise. Ils peuvent également être divulgués par un lanceur d’alerte qui, au sens de la directive, révèle une faute, un acte illégal ou un comportement répréhensible.

Les juridictions gardiennes des libertés individuelles feront la balance des intérêts en présence en veillant notamment à ce qu’aucune condamnation ne puisse intervenir à l’encontre d’un lanceur d’alerte au sens de l’article 6 de la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin II. Nous aurons l’occasion, au cours des débats, d’aborder plus particulièrement la protection des lanceurs d’alerte, puisque votre commission des lois a souhaité apporter, à la proposition de loi, une modification qui me paraît poser une difficulté au regard du texte de la directive.

Si l’introduction dans notre droit d’une définition du secret des affaires et d’un encadrement normatif de sa protection suscite de nombreuses inquiétudes ou critiques – vous avez pu les lire dans différents journaux –, je crois que les débats devant la représentation nationale sont essentiels pour expliquer aux Français les réels enjeux de la proposition de loi, faire ainsi œuvre de pédagogie et, par voie de conséquence, apaiser les craintes.

Je l’affirme de nouveau devant vous, mesdames, messieurs les sénateurs, la protection du secret des affaires en Europe et en France, qui n’est pas nouvelle, sera désormais mieux encadrée, au bénéfice de tous, et cette protection ne conduira à aucune restriction des droits fondamentaux.

Je veux à ce titre remercier M. le sénateur Christophe-André Frassa, votre rapporteur au nom de la commission des lois. La qualité de nos échanges a été réelle sur ce texte important, et vos travaux, monsieur le rapporteur, auront indéniablement contribué à enrichir de façon très constructive le débat, dans la continuité de l’important travail réalisé par M. le député Raphaël Gauvain. Même si, sur certains sujets, nos points de vue divergent, je sais que nous partageons le même objectif de lisibilité et d’intelligibilité de la norme, de transposition fidèle de la directive et de recherche d’un équilibre satisfaisant entre différents intérêts en présence, comme en témoignent les amendements que vous avez proposés et qui ont été adoptés par la commission des lois.

Permettez-moi d’évoquer plus particulièrement deux évolutions importantes apportées au texte adopté par l’Assemblée nationale.

Tout d’abord, votre commission des lois a souhaité supprimer la disposition relative à l’amende civile pour recours abusif introduite par la commission des lois de l’Assemblée nationale. Rappelons que cette mesure visait à prévenir et, le cas échéant, à sanctionner les procédures abusives qui, en la matière, peuvent porter une atteinte particulièrement forte à l’exercice de ce droit fondamental qu’est la liberté d’expression. Le risque de « procédures bâillons » – pour reprendre un terme souvent employé – ne peut être totalement ignoré.

À cet égard, vous nous interrogez sur plusieurs points. Les sanctions prévues par le droit commun sont-elles suffisamment dissuasives au regard de l’atteinte qui peut être portée, notamment, à l’encontre des journalistes et des lanceurs d’alerte exposés à des demandes volontairement excessives en dommages et intérêts ? Vous nous demandez également si les sanctions prévues sont ou non disproportionnées au regard du principe constitutionnel de proportionnalité des peines, qui s’applique à toute sanction ayant le caractère d’une punition.

On peut estimer que la mesure adoptée par l’Assemblée nationale permet, au contraire, d’apporter une réponse équilibrée aux risques dénoncés de procédures abusives ayant pour seul objectif d’empêcher la révélation de faits intéressant l’intérêt général. Le groupe La République en Marche propose de rétablir ce dispositif de l’Assemblée nationale ; le Gouvernement soutiendra cette démarche.

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