Intervention de Éric Bocquet

Réunion du 18 avril 2018 à 14h30
Protection des savoir-faire et des informations commerciales — Question préalable

Photo de Éric BocquetÉric Bocquet :

Cette absence, sur un texte aux conséquences aussi lourdes et incertaines sur la liberté de la presse et la liberté d’information, est en soi suffisante, à nos yeux, pour refuser de le voter. À cela s’ajoute le caractère risible de l’argument du vide juridique, qui expliquerait l’impérieuse nécessité de transposer ces dispositions dans le droit français, lequel serait, nous dit-on, totalement dépourvu de garanties de la propriété industrielle, de la propriété intellectuelle des secrets de fabrication.

Dès lors que son double caractère inutile et hasardeux est acté, se pose la question de ce qu’est cette directive, qui a suscité plusieurs pétitions rassemblant, rappelons-le, plus de 550 000 signataires, sur l’initiative, entre autres, de la journaliste Élise Lucet, ou encore 330 000 signataires à l’appel de certaines ONG, comme Pollinis, Attac ou la Ligue des droits de l’homme – et encore ne s’agit-il que de la France…

Il a été largement démontré que cette directive a été écrite sous la dictée des multinationales elles-mêmes. Nous ne reviendrons pas sur les problèmes posés par la comitologie bruxelloise et par le fléau que constitue le lobbying au niveau européen, fût-il encadré et déclaré.

Nous pensons véritablement que ce texte, du point de vue du droit, est aux limites du conflit d’intérêts, éclairant d’un jour nouveau la conception de la « société civile » dans ce « nouveau monde ».

À cet égard, il n’est pas inutile de revenir sur le processus législatif européen qui commence en 2013, dans la tourmente des « Panama Papers » ou encore des Luxleaks. Que fait alors la Commission européenne ? Elle ne propose ni plus ni moins que d’accorder la priorité à la protection du secret des affaires, notion au demeurant assez floue – elle l’est toujours aujourd’hui. À moins que le caractère « secret » de certaines affaires n’agisse précisément comme une sorte de tautologie, en vertu de laquelle les affaires sont secrètes parce qu’elles le sont…

Encore une fois, la Commission européenne a fait la preuve de sa grande capacité d’écoute et de compréhension de certains milieux d’affaires, dans une Europe dont les peuples s’interrogent de plus en plus sur la direction prise par la construction européenne elle-même.

Sur le fond, cette proposition de loi sur le secret des affaires tend clairement à aller à contre-courant du sens de l’histoire. Nous sommes, en effet, depuis la crise financière de 2008, engagés dans un processus long – trop long diront certains – de transparence des activités économiques et financières, marqué par des avancées comme la convention fiscale de l’OCDE, dont nous allons débattre demain matin.

La transparence s’impose partout comme une évidence, comme une nécessité démocratique essentielle dans nos sociétés. Mais ce mouvement s’arrêterait aux portes de l’entreprise. Cela est regrettable, pour ne pas dire inacceptable.

De plus, l’un des points nodaux de la proposition de loi qui nous est soumise est d’arguer que le droit français serait dépourvu de protection du secret des affaires. Toutefois, en l’absence d’étude d’impact, il est impossible d’en avoir la certitude. Au reste, le renvoi à l’expertise européenne n’est pas acceptable, tout comme l’impossibilité d’en prévoir les effets juridiques. Les parlements nationaux ne peuvent sous-traiter cette étape essentielle du processus législatif.

L’absence d’étude d’impact, tout anodine qu’elle puisse paraître, agit comme le révélateur de ce passage en force que l’on souhaite nous imposer avec l’adoption de ce texte.

Relisons ce que disait l’auteur et rapporteur de la proposition de loi, M. Raphaël Gauvain : « Pourquoi protéger le secret des affaires ? Cette proposition de loi intervient pour combler un vide juridique : en France, la protection du secret des affaires relève pour l’essentiel de l’application jurisprudentielle des règles de droit commun de la responsabilité civile. Pourtant, de nombreux pays, parmi lesquels nos concurrents économiques, et en tout premier lieu les États-Unis, disposent depuis longtemps d’un arsenal législatif performant en la matière pour défendre leurs entreprises. »

Un vide juridique ? Je crois pourtant savoir que nous sommes pourvus d’un droit de la propriété intellectuelle depuis un certain temps, et que celui-ci couvre, entre autres, la protection des marques, brevets, dessins, modèles et autres processus de fabrication, base du patrimoine immatériel de nos entreprises ! On peut même se demander, à la lecture de ces propos, si l’auteur de la proposition de loi sait que les services douaniers agissent depuis des décennies contre la contrefaçon en remontant les filières de production de produits parfois dangereux pour la santé.

Faut-il une preuve de l’inanité de cet argument du vide juridique ? Si oui, je demande pourquoi l’Assemblée nationale aurait, lors des débats, adopté l’article 3, de portée apparemment rédactionnelle, qui passe en revue tous les codes existants où résident des dispositions protectrices de ce que l’on appelle le « secret des affaires » ! Cette dizaine de codes ainsi toilettés constitue, me semble-t-il, un vide juridique particulièrement bien rempli !

À la vérité, comme le dit l’auteur et rapporteur de la proposition de loi, une bonne partie du droit positif en la matière procède, aujourd’hui, de la jurisprudence.

Aussi, le soubassement de cette proposition de loi est non pas tant le vide juridique que la volonté de faire primer le droit des affaires et, au sein de celui-ci, le secret des affaires sur toute autre considération.

Protection de la liberté de l’information ? Texte équilibré ? Protection des lanceurs d’alerte et respect des libertés syndicales ? Comment dire ?… Si nous ne savons toujours pas ce qu’est le secret des affaires – nous y reviendrons avec un cas d’espèce –, il est certain qu’un syndicaliste allemand pourra échanger en toute sécurité juridique avec ses collègues français ou belges du même groupe industriel à la condition expresse d’avoir prouvé qu’il ne mettait pas en péril le secret des affaires. Sinon, il lui en cuira, comme le prouve le texte proposé à l’article 1er pour l’article L. 151-8 du code de commerce, selon lequel le secret n’est pas opposable lorsque « la divulgation du secret des affaires par des salariés à leurs représentants est intervenue dans le cadre de l’exercice légitime par ces derniers de leurs fonctions, pour autant que cette divulgation ait été nécessaire à cet exercice. » Dans le cas contraire, engagera-t-on une procédure de licenciement pour faute lourde ?

Prenons désormais un dernier exemple. La proposition de loi définit le secret des affaires comme toute information revêtant « une valeur commerciale, effective ou potentielle, du fait de son caractère secret ». Autrement dit, une information commerciale donnée est couverte par le secret des affaires au motif qu’elle est secrète. La valeur de l’information, pour plus de précision, est d’ailleurs considérée comme effective ou potentielle, ce qui laisse imaginer on ne sait trop quoi… Mes chers collègues, souhaitons bon courage aux juges !

Outre que la plupart de nos grands groupes, singulièrement ceux qui font « appel public à l’épargne », sont tenus, par le code de commerce, de produire une information fidèle aux investisseurs sur leur situation économique, sociale et financière et même l’accomplissement de leur responsabilité sociale et environnementale, voilà qu’il s’agirait de protéger des fichiers de clients ou de fournisseurs, des méthodes et des stratégies commerciales, des informations sur les coûts et les prix, les projets de développement, les sinistres ou encore les études de marché.

Il y aurait donc urgence à couvrir du secret des affaires la réalité peu enviable de circuits d’approvisionnement conduisant vers les pays à bas coût salarial, à donner vertu aux méthodes de marketing les plus éculées, à laisser passer le jeu sur les prix de transfert et la possible vente à perte, à permettre la pratique des marges arrière ou encore du chantage permanent auprès des fournisseurs. Voilà sans doute une conception fort intéressante de l’économie par le prisme de ce secret des affaires, qui ne correspond nullement à l’intérêt général, mais qui satisfait plus sûrement quelques intérêts économiques et financiers bien particuliers, ainsi que leurs obligés avocats.

Au nom de la transparence et du débat démocratique, je ne peux qu’inviter le Sénat à voter cette motion tendant à opposer la question préalable.

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