La proposition de loi renforçant l'efficacité des poursuites contre les auteurs d'infractions financières et supprimant le « verrou de Bercy » nous permet de nous intéresser plus en détail à un mécanisme qui revient régulièrement dans nos débats. Il a encore été évoqué dimanche dernier lors d'un entretien télévisé du Président de la République.
Le « verrou de Bercy » est un sujet complexe, parce qu'il touche à la conciliation entre plusieurs principes qui sont au coeur du pacte républicain : le principe de l'efficacité dans le recouvrement de l'impôt, sans lequel le consentement à l'impôt n'a guère de sens, le principe de l'égalité devant les charges entre les puissants et les autres, le principe de l'égalité de traitement entre les citoyens. À ces principes j'en ajouterai un : le principe de réalité.
Je voudrais tout d'abord dissiper quelques mythes au sujet du fonctionnement de ce mécanisme, qui n'est pas très bien nommé puisqu'il s'exerce en grande partie en régions et non à Bercy.
Chaque année, l'administration effectue environ un million de contrôles sur pièces, principalement sur les entreprises, et 50 000 contrôles fiscaux « externes », plus approfondis, sur pièces et sur place. Ces contrôles sont menés sur l'ensemble du territoire.
L'objectif du contrôle fiscal est triple : recouvrer l'argent dû à l'État, sanctionner les fraudeurs, dissuader ceux qui pourraient être tentés de les imiter. L'administration cherche d'abord à récupérer les droits et peut appliquer des pénalités égales à 40 % des sommes dues en cas de manquement délibéré, 80 % en cas d'abus de droit ou de manoeuvres frauduleuses, voire 100 % en cas d'opposition à un contrôle fiscal. Entre 14 000 et 16 000 dossiers conduisent chaque année à l'application de pénalités d'au moins 40 %.
Tous ces dossiers n'ont pas vocation à être déférés devant l'autorité judiciaire. Le Conseil constitutionnel, dans deux décisions du 24 juin 2016, a limité aux cas les plus graves la possibilité de cumuler sanction administrative et sanction pénale. Cette dernière a un objectif d'exemplarité, qui est surtout atteint avec les sanctions non financières telles que l'emprisonnement ou la privation des droits civiques.
Sur les 50 000 contrôles fiscaux « externes », 4 000 sont qualifiés de « répressifs », c'est-à-dire que le montant des droits est élevé - typiquement supérieur à 100 000 euros - et que des pénalités sont appliquées à hauteur de 40 % au moins.
À ce stade, nous ne sommes pas vraiment à « Bercy », c'est-à-dire à la direction centrale, mais dans les pôles locaux de l'administration fiscale ou dans d'autres directions nationales. Le ministre et son cabinet sont donc très éloignés de ces dossiers. La direction centrale, qui elle-même agit selon les règles prévues par la loi et les circulaires, ne reçoit en fait que 1 100 dossiers environ par an et les transmet presque tous à la Commission des infractions fiscales (CIF). L'un des points les plus importants de ce débat est la différence entre les 4 000 dossiers « répressifs » et les 1 000 dossiers effectivement transmis à la CIF.
En réalité, le verrou est double. C'est tout d'abord le fait qu'une plainte pénale pour fraude fiscale est irrecevable si elle n'est pas déposée par l'administration fiscale, selon l'interprétation que fait la Cour de cassation de l'article L. 228 du livre des procédures fiscales. Mais c'est aussi le fait que cette administration ne peut déposer plainte que si elle y est autorisée par la commission des infractions fiscales.
La CIF est une autorité administrative indépendante, composée de 24 magistrats - Conseil d'État, Cour des comptes, Cour de cassation - et de 4 personnalités qualifiées désignées par les présidents du Sénat et de l'Assemblée nationale. Certains y voient une sorte d'outil au service d'un pouvoir opaque, mais elle présente plutôt toutes les garanties d'indépendance. Soyons clairs : ce serait une folie de supprimer la CIF !
Elle a d'ailleurs été créée en 1977 comme une garantie afin de mettre de l'ordre dans les critères suivis par l'administration pour renvoyer un contribuable devant l'autorité judiciaire. Et cet objectif est rempli, 90 à 95 % des dossiers qui lui sont transmis étant renvoyés au pénal.
Ce fort taux de transmission ne signifie pas pour autant qu'elle ne sert à rien. L'administration a « intériorisé » les règles élaborées par la commission et elle prépare bien ses dossiers en amont pour être certaine de démontrer l'intentionnalité de la fraude. L'autorité judiciaire, elle aussi, valide la plupart des plaintes qui conduisent en fin de compte à une condamnation. Les amendes sont toutefois souvent limitées et les condamnations à de la prison ferme restent l'exception : 70 par an environ et généralement des peines inférieures à un an.
Dans ces dossiers de grosses infractions fiscales, il est primordial que les dossiers soient bien préparés si l'on ne veut pas in fine aboutir à un échec judiciaire. Les justiciables ont en effet les moyens de prendre de très bons avocats fiscalistes, qui connaissent tous les méandres de la procédure.
Faudrait-il donc, comme l'a suggéré le ministre, transmettre les 4 000 dossiers à la CIF ? Les moyens actuellement à la disposition de la commission n'y suffiraient pas. Au-delà, il me semble que la raison d'être de cette commission n'est pas de faire le travail d'investigation de l'administration, mais de le contrôler, notamment pour éviter les transmissions abusives à la justice.
Deux catégories de critiques portent sur ce système. Il est présenté comme peu transparent, voire totalement opaque, et il ne traiterait pas les citoyens de manière égale. L'administration comprend mal ces critiques, mais on ne peut pas les balayer d'un revers de main.
La transparence est assurée par un certain nombre de rapports tels que le rapport d'activité de la CIF, le rapport au Parlement sur les remises et transactions à titre gracieux en matière fiscale, le rapport du comité du contentieux fiscal, douanier et des changes, ainsi que par les enquêtes menées régulièrement par la Cour des comptes. Sans doute n'est-ce pas totalement suffisant pour assurer la transparence. Les critères suivis par l'administration pour transmettre un dossier à la CIF sont aujourd'hui définis par une circulaire. Ils reposent sur le montant des droits fraudés, les manoeuvres du contribuable et la personne même du fraudeur, ces deux derniers points pouvant constituer une circonstance aggravante, par exemple s'il s'agit d'un élu de la Nation ou d'une personne exerçant certaines professions réglementées.
Comme l'ont suggéré le Président de la République et le ministre de l'action et des comptes publics, la transparence pourrait être améliorée par l'inscription de ces critères dans la loi. Il serait en revanche dangereux selon moi d'inscrire expressément dans la loi un seuil de 100 000 euros, qu'il serait assez facile pour les entreprises de contourner au moyen d'artifices comptables.
La transparence pourrait aussi être améliorée par un contrôle plus diversifié. Je plaide pour un contrôle plus systématique par l'inspection générale des finances sous la forme d'audits internes et par la Cour des comptes.
Je ne suis pas favorable à la proposition du ministre de faire entrer des parlementaires à la commission des infractions fiscales. En revanche, on pourrait envisager que des parlementaires habilités à cet effet contrôlent les 50 dossiers rejetés chaque année par la CIF, afin de comprendre les raisons pour lesquels ils ne sont pas transmis à la justice. Ils pourraient également, par voie de sondage, examiner une partie des 3 000 dossiers non transmis par l'administration à la CIF, pour s'assurer qu'il n'y a pas, ici ou là, une spécificité locale...
Il est normal que l'administration fiscale, soucieuse de conserver le secret fiscal, ne soit pas totalement transparente sur chaque dossier individuel. Mais ses méthodes de travail pourraient devenir plus « translucides » pour nos concitoyens.
La seconde critique porte sur l'égalité de traitement. La « cellule fiscale » placée auprès du ministre a été supprimée en novembre 2010, et les ministres ne peuvent plus intervenir dans ces dossiers aujourd'hui.
La critique porte aussi sur la question des transactions, qui supposent une négociation et laissent une marge d'appréciation à l'administration. L'article L. 247 du livre des procédures fiscales trace le cadre de ces transactions, qui font l'objet, dans les cas les plus importants, d'une transmission au comité du contentieux fiscal, douanier et des changes.
Environ 3 000 transactions sont conclues chaque année. Le montant total des pénalités remises, selon la Cour des comptes, a été de 102 millions d'euros en 2017.
Ces pénalités ont-elles évité des sanctions pénales aux contribuables concernés ? Sur les 4 222 dossiers « répressifs » d'un montant de droits supérieur à 100 000 euros et faisant l'objet de pénalités d'au moins 40 %, des pénalités ont été prononcées pour un total de 2,2 milliards d'euros. Or les transactions n'ont porté que sur 294 dossiers, pour un montant total de 12,5 millions d'euros. Il s'agit pour l'essentiel d'entreprises. Seules 28 transactions ont concerné des particuliers, pour un montant remis de 1,8 million euros. Il faut comparer ces montants au total des pénalités appliquées sur l'ensemble des dossiers contrôlés : 4 à 5 milliards d'euros par an, soit 0,2 point de PIB.
Ces transactions sont tout simplement justifiées par leur efficacité : pour un coût limité par rapport à l'étendue des pénalités appliquées, elles permettent de conclure des affaires beaucoup plus rapidement qu'en ayant recours systématiquement à l'action judiciaire. Cette dernière prend couramment trois ans et plus, avec de surcroît un aléa.
L'action judiciaire doit être privilégiée dans un objectif d'exemplarité et de dissuasion, notamment lorsque la fraude est répétée année après année. Mais, pour des raisons de protection des personnes et des intérêts économiques, il n'est pas toujours opportun de transmettre les dossiers.
C'est enfin une question d'intérêt financier pour l'État. Le monopole du dépôt des plaintes par l'administration répond à une logique très simple : l'État porte plainte parce que c'est lui la victime ; il agit au nom des contribuables. Le juge est saisi d'une affaire ponctuellement et porte donc un jugement au cas par cas, mais l'administration, elle, prend en compte le temps long : l'intérêt de l'État, c'est aussi que l'entreprise continue à exister l'année suivante, à fournir des emplois et à payer des impôts...
Le Sénat a déjà examiné, et parfois adopté, des amendements tendant à assouplir le verrou, notamment sur l'initiative de notre collègue Éric Bocquet - cela a été le cas en juillet 2017, dans le cadre du projet de loi pour la confiance dans la vie politique. Notre commission a plusieurs fois, au cours des dernières années, réaffirmé son soutien à ce dispositif sans fermer la porte à des améliorations.
Le texte que nous examinons va plus loin, et sans doute trop loin, puisqu'il vise à supprimer complètement le verrou, d'une part en retirant à l'administration le monopole du dépôt des plaintes pour fraude fiscale, d'autre part en supprimant le filtre créé par la commission des infractions fiscales. Il prévoit aussi d'étendre considérablement le champ d'action de la procédure d'enquête judiciaire pénale, créée en 2009 pour permettre à l'administration, dans des cas bien délimités, de recourir à des moyens de police judiciaire pour rassembler des éléments de preuve.
De manière plus fondamentale, le texte ne propose pas de solution alternative. Dans un tel changement de système, quelle doit être l'articulation entre les opérations de contrôle administratif et la procédure d'enquête judiciaire fiscale ? Comment gérer l'engorgement de l'autorité judiciaire qu'entraînerait, de fait, un transfert de l'ensemble des dossiers ? Une interprétation littérale de l'article 1741 du code général des impôts renverrait devant la juridiction pénale tout cas où une somme supérieure à 153 euros est dissimulée : il faut bien définir un filtre obéissant à certains critères.
Pour toutes ces raisons, cette proposition de loi présente le mérite de poser les termes du débat et nous permet d'explorer les solutions possibles. Attendons cependant les conclusions de la mission d'information commune que l'Assemblée nationale a mise en place. L'occasion de transformer le verrou de Bercy nous sera donnée par l'examen prochain du projet de loi relatif à la lutte contre la fraude.
J'ai évoqué quelques idées : inscrire dans la loi les critères justifiant la transmission d'un dossier à l'autorité judiciaire ; assurer le contrôle, par des parlementaires habilités de tous bords politiques, des dossiers non transmis. Peut-être faudrait-il aussi clarifier l'articulation entre l'article 40 du code de procédure pénale et l'article L. 228 du code de procédure fiscale spécifique aux plaintes pour fraude fiscale, et réfléchir à des critères de traitement des fraudes internationales.
Je propose donc à notre commission de ne pas adopter de texte, ce qui permettra au Sénat d'examiner la proposition de loi dans le texte soumis par ses auteurs, le 16 mai prochain.