Notre commission s'est saisie de deux propositions de directives présentées le 21 mars dernier par la Commission européenne, visant à garantir la juste imposition des activités numériques au sein de l'Union européenne.
La question de l'imposition des GAFA - Google, Apple, Amazon, Facebook - et autres multinationales du numérique traîne depuis plusieurs années. On ne peut donc que se féliciter des propositions de la Commission européenne - présentées, il faut le rappeler, à la demande de la France et de trois de ses principaux partenaires : l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne.
J'ai conduit une dizaine d'auditions ouvertes aux membres du groupe de travail sur la fiscalité du numérique. À l'issue de ces travaux, il m'a semblé indispensable que le Sénat prenne position. C'est donc l'objet de la proposition de résolution européenne que je vous présenterai, en application de l'article 88-4 de la Constitution.
Tout d'abord, quel est le problème ? Conçue au début du XXe siècle pour une économie « physique », la fiscalité internationale des entreprises est inadaptée aux GAFA qui créent de la valeur sans présence physique sur un territoire, détiennent beaucoup d'actifs incorporels et proposent un modèle souvent gratuit pour l'utilisateur.
Le taux effectif moyen d'imposition des entreprises numériques est de ce fait de 9,5 %, contre 23,2 % pour les entreprises traditionnelles. Google, deuxième entreprise mondiale par sa capitalisation, n'a payé que 6,7 millions d'euros d'impôt sur les sociétés (IS) en France en 2015, avec un bénéfice déclaré de 22 millions d'euros. Airbnb, dont Paris est la première destination mondiale, a payé seulement 92 944 euros d'IS en France en 2016.
Les tentatives répétées de l'administration de taxer davantage ces géants, sur le fondement de l'établissement stable, n'ont pour l'heure pas été très concluantes. En juillet 2017, le redressement de 1,1 milliard d'euros notifié à Google a été annulé par le tribunal administratif de Paris.
Face à ce problème, la Commission européenne propose une solution en deux temps, prenant la forme de deux propositions de directives.
Premièrement, une réforme des règles d'imposition des bénéfices des sociétés visant à compléter la notion d'établissement stable, qui permet d'imposer une entreprise sur un territoire donné, par un critère de « présence numérique significative » (proposition de directive n° 147). Il s'agit d'une solution de moyen ou long terme. Une entreprise serait considérée comme ayant une présence numérique significative dans un État membre dès lors qu'elle dépasse l'un des trois seuils suivants : 7 millions d'euros de chiffre d'affaires issu des activités numériques, 100 000 utilisateurs ou 3 000 contrats commerciaux.
Deuxièmement, la Commission européenne propose la création d'une taxe de 3 % sur le chiffre d'affaires de certaines activités numériques (proposition de directive n° 148). Il s'agit d'une solution temporaire, dans l'attente de la réforme globale. Cette taxe est ciblée sur les activités pour lesquelles une grande partie de la valeur est liée à la « contribution des utilisateurs » : la publicité en ligne, qui permet à Google et Facebook d'être en apparence gratuits pour les utilisateurs ; l'intermédiation proposée par les plateformes qui mettent les utilisateurs en relation en vue de la vente d'un bien, comme sur Amazon Marketplace, ou d'un service, comme Uber ou Airbnb ; et la vente de données.
La taxe s'appliquerait aux entreprises qui réalisent un chiffre d'affaires supérieur à 750 millions d'euros au niveau mondial, toutes activités confondues, et supérieur à 50 millions d'euros au sein de l'Union européenne s'agissant des activités imposables.
Au taux de 3 %, cette taxe pourrait rapporter quelque 5 milliards d'euros aux États membres. Ce n'est pas grand-chose, mais c'est un début.
Que penser de ces propositions ? Tout d'abord, je ne suis pas d'une manière générale un grand amateur des taxes sur le chiffre d'affaires : celles-ci frappent indifféremment les entreprises qui font du profit et celles qui n'en font pas, ce qui n'est pas très intelligent d'un point de vue économique.
Toutefois, le réalisme oblige à reconnaître que la solution de long terme a peu de chances d'aboutir, compte tenu de la règle de l'unanimité des États membres de l'Union européenne en matière de fiscalité.
Surtout, cette réforme n'aura de sens que si elle est mise en oeuvre au niveau international, ce que la Commission européenne reconnaît. Or pour l'instant, malgré un certain nombre de points d'accord entre les grands pays, les négociations à l'OCDE sont bloquées. Cette taxe semble donc être la seule solution possible à ce stade.
Si j'en approuve le principe, certains points ne manquent pas d'interroger. Ne sont concernés, en effet, ni la vente en ligne de biens matériels, ni la fourniture de services numériques tels que Netflix ou Spotify. Amazon ne sera pas taxé pour la vente de biens en direct, mais le sera pour la mise en relation de vendeurs et d'acheteurs via la plateforme Amazon Marketplace. Ce sont donc principalement Google et Facebook qui sont visés, non l'ensemble des GAFA : plutôt qu'une « taxe GAFA », nous avons là une « taxe GF ».
Ensuite, ce qui me semble bien plus grave, cette taxe toucherait des entreprises qui paient d'ores et déjà leur impôt sur les sociétés en France ou en Europe. Parmi les entreprises potentiellement concernées par cette taxe, on trouve Criteo, leader dans le ciblage publicitaire, AccorHotels pour ses activités de location de services et d'intermédiation, Orange ou encore Solocal.
Des plateformes françaises comme Leboncoin ou Dailymotion atteignent presque les seuils. Les start-up sont certes protégées par les seuils de 750 et 50 millions d'euros, mais si elles grandissent ou sont rachetées, leurs activités seront incluses dans l'assiette, ce qui diminuera d'autant leur valeur aux yeux des investisseurs. Je pense par exemple aux nombreuses acquisitions réalisées par AccorHotels ces dernières années.
Ces entreprises paient l'IS en France. Les soumettre à la taxe de 3 % sur le chiffre d'affaires reviendrait à leur imposer une double peine, ce qui n'est pas du tout l'objectif ! Le taux effectif d'imposition de Criteo était de 24,7 % en 2017, soit plus que le taux moyen du secteur « traditionnel », qui est de 23,2 %. Le groupe Solocal, ex-Pages Jaunes, a payé environ 30 millions d'euros d'IS en France en 2017 ; avec la nouvelle taxe, le total passerait à 40 millions d'euros : ce n'est pas rien pour une entreprise qui n'est pas en grande forme. N'ajoutons pas une double imposition aux distorsions de concurrence existantes.
Comment éliminer cette double imposition ? Certes, la proposition de directive permet aux États membres de rendre la taxe déductible de l'assiette de l'impôt sur les sociétés, au même titre que toute autre charge déductible, mais cela ne permettra pas de neutraliser entièrement la double imposition.
Il faudrait pour cela rendre la taxe déductible du montant de l'IS lui-même, sous la forme d'une réduction d'impôt. Cette possibilité n'est pas prévue dans la directive, au motif qu'une déductibilité de l'IS se heurterait aux conventions fiscales internationales.
Cet argument est valable, mais il ne s'applique que dans les relations avec des États tiers. Or les entreprises susceptibles d'être soumises à la taxe sur le chiffre d'affaires sont dans leur quasi-totalité établies dans l'Union européenne. Le fait que les conventions fiscales priment sur les directives dans les relations avec les États tiers n'interdit donc en rien de prévoir une déductibilité pleine et entière de l'IS au sein de l'Union européenne. C'est d'ailleurs le raisonnement sur lequel s'appuie la proposition de directive de long terme, en ce qui concerne la modification de la définition de l'établissement stable.
Par conséquent, je vous propose de demander, par cette proposition de résolution, que la taxe sur les services numériques soit déductible de l'IS. Elle serait alors conforme à son esprit, qui est de taxer les entreprises qui ne paient pas d'impôt, sans nuire à la compétitivité des entreprises françaises et européennes déjà soumises à l'IS. La déductibilité serait seulement possible dans l'État où l'IS est dû afin d'éviter toute stratégie d'optimisation fiscale abusive.
Nous avons également identifié d'autres pistes, par exemple celle d'une « super-déduction » de la base d'imposition.
Des solutions permettent d'atteindre l'objectif poursuivi par la Commission européenne sans nuire à la compétitivité des entreprises françaises et européennes qui s'acquittent déjà de l'IS. Ce sujet va connaître d'importantes évolutions dans le contexte de la réforme fiscale américaine. Pour l'heure, je souscris donc au principe des propositions de directives que nous examinons, tout en demandant à ce que le Gouvernement soutienne la neutralisation de cette taxe pour les entreprises qui paient déjà l'IS. Le Président de la République s'était d'ailleurs engagé à ne pas créer d'impôt nouveau.