La réunion est ouverte à 14 h 35.
Nous entendons cet après-midi une communication de Michel Canévet sur l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi). Après un contrôle budgétaire réalisé en 2015, il a souhaité observer l'évolution de l'agence et mesurer l'effectivité de la mise en oeuvre de ses recommandations. Le suivi des travaux de contrôle est tout aussi important que la conduite de nouvelles investigations ; je salue donc cette initiative.
En ma qualité de rapporteur spécial de la mission « Direction de l'action du Gouvernement », j'ai effectué, le 22 février dernier, un déplacement à l'Anssi, à laquelle j'avais déjà consacré un rapport. Le contrôle de l'action du Gouvernement va, paraît-il, devenir une priorité du Parlement... J'ai considéré, en conséquence, utile de constater si nos préconisations étaient ou non suivies d'effet.
L'Anssi a été créée en 2009, à la suite des cyberattaques subies par l'Estonie en 2007, et placée sous la tutelle du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Sa création visait à répondre à un double objectif : assurer la protection des intérêts nationaux contre la cybercriminalité et renforcer la sécurité des systèmes d'information de l'État comme des opérateurs d'importance vitale (OIV).
Depuis, l'actualité n'a cessé de démontrer l'importance de ces enjeux ; je pense notamment aux milliers de sites piratés par des organisations islamistes radicales après les attentats de janvier 2015 et aux attaques massives contre les hôpitaux britanniques en mai 2017. Le coût de ces cyberattaques, qui se chiffre en milliards d'euros chaque année, justifie une veille particulière et explique l'importance prise par l'Anssi comme les moyens croissants qui lui sont consacrés.
Le budget de l'Anssi a plus que doublé depuis sa création, passant de 43 millions d'euros en 2010 à 83 millions en 2014, pour s'établir désormais à plus de 100 millions d'euros. Environ un tiers de ses ressources est consacré aux dépenses de personnel. La progression des crédits affectés au titre 2 a permis d'accompagner le renforcement de l'agence : alors qu'elle ne comptait que 128 ETP en 2009 et encore seulement 460 lorsque j'y ai effectué mon premier déplacement en 2015, l'Anssi a bénéficié d'un schéma d'emplois de plus 50 ETP, qui lui a permis d'atteindre 548 ETP à la fin de l'année 2017. L'objectif de 567 ETP, fixé par la loi de programmation des finances publiques pour la période 2015-2017, est donc quasiment atteint. La croissance du personnel est amenée à se poursuivre : pour les années 2018 à 2022, sous réserve que les arbitrages rendus soient respectés, ses effectifs devraient continuer de croître au rythme annuel de 25 ETP supplémentaires, pour atteindre 675 ETP en 2022. Cette épure me semble raisonnable au regard de la situation des agences étrangères chargées de missions équivalentes : environ 800 personnes travaillent sur les mêmes activités au Royaume-Uni, 600 en Allemagne.
La consolidation des moyens de l'Anssi permet d'accompagner l'extension continue de ses compétences. En particulier, son rôle va se trouver renforcé par l'article 19 la loi de programmation militaire 2019-2025, qui prévoit la mise en place d'un nouveau dispositif de détection permettant à l'Anssi de s'appuyer sur les opérateurs de communications électroniques pour détecter d'éventuelles attaques. La loi de programmation prévoit parallèlement la création de 1500 ETP dans les domaines de la cyber-défense et du numérique. Mais l'Anssi, se situant hors du périmètre budgétaire du ministère des armées, puisqu'elle relève des services du Premier ministre, ne pourra en bénéficier directement.
L'agence est, par ailleurs, directement concernée par la directive européenne Network and Information Security dite NIS de 2016, tout juste transposée, qui introduit la notion d'opérateur de services essentiels (OSE), plus large que celle d'OIV. Les OSE, qui entreront dans le champ de compétence de l'Anssi, sont ceux dont un dysfonctionnement causé par une cyberattaque mettrait en cause le fonctionnement normal de la société et de l'économie. L'agence est chargée, en collaboration avec les ministères concernés, de les identifier et d'en établir une liste publiée par décret d'ici le 9 novembre 2018. Selon les informations dont nous disposons, pourraient être inclus dans le champ des OSE les secteurs du tourisme, de l'agroalimentaire, des assurances, des affaires sociales et de la construction automobile.
Malgré l'augmentation de ses moyens et l'élargissement de ses missions, l'Anssi fait cependant face à certaines difficultés, dont la principale tient à la gestion du personnel de l'agence, composé à 80 % de contractuels, principalement de catégorie A. Certes, avec plus de 8 000 candidatures reçues pour les 144 recrutements effectués en 2017 - soit, en moyenne, 56 candidats par poste -, l'attractivité de l'Anssi n'est plus à prouver, d'autant que les recrutements apparaissent de qualité : 80 % des agents sont diplômés d'écoles d'ingénieurs ou docteurs, parfois les deux. Le recours fréquent à des contractuels présente l'avantage, pour l'agence, de maîtriser sa masse salariale et de diffuser de bonnes pratiques dans les entreprises où ils poursuivront leur carrière. Mais le taux de départ est élevé : chaque année, environ 19 % des agents quittent l'Anssi, principalement pour rejoindre le secteur privé. La difficulté à retenir les contractuels tient moins à une crise des vocations qu'à des considérations financières : dans un secteur aussi concurrentiel que celui du numérique et des télécoms, l'administration ne peut souvent surenchérir aux propositions salariales des grandes entreprises. On touche là aux limites de la puissance publique en matière de dépenses de personnel : bien qu'il soit juridiquement possible pour l'Anssi d'accorder à ses contractuels une part variable de rémunération, les montants demeurent trop symboliques pour lui permettre de rivaliser avec le secteur privé et de fidéliser ses agents les plus qualifiés. Cette problématique, partagée par d'autres services numériques de l'État, rend nécessaire la définition d'un cadre d'emploi plus adapté pour les agents aux compétences recherchées.
La deuxième difficulté concerne les besoins immobiliers de l'Anssi, qui n'ont pas été budgétisés au-delà de 2018. En raison de la croissance des effectifs, les locaux situés aux Invalides, auprès du SGDSN, et dans la tour Mercure quai de Grenelle, arriveront à saturation en 2019. L'agence est donc à la recherche d'une nouvelle implantation pour ses effectifs installés dans la tour Mercure. Or, le budget quinquennal actuel ne prévoit aucune provision pour le nouveau bail, qui devrait être signé au plus tard début 2019. Le sujet devra faire l'objet de notre attention lors l'examen de la prochaine loi de finances.
La dernière difficulté porte sur le niveau de sécurité des systèmes d'information de l'État et la peine qu'a l'agence à faire respecter ses préconisations par l'administration, ce qui me semble particulièrement préoccupant. Selon l'Anssi, le niveau de sécurité des systèmes d'information de l'État est inégal et souvent trop faible, malgré une prise de conscience des enjeux de cyber-sécurité par les acteurs publics. Au-delà des risques liés à l'espionnage, ces lacunes sont susceptibles de causer de graves dysfonctionnements en cas d'attaque massive. Imaginez, par exemple, que les données relatives aux casiers judiciaires soient détruites ou volées, ou que le site impots.gouv.fr soit hors d'état de fonctionner pendant plusieurs semaines !
À l'issue de ma visite, je souhaite donc émettre quelques observations et recommandations. Il me semble d'abord utile de réfléchir au positionnement institutionnel de l'Anssi. Son rattachement au SGDSN limite son autonomie de gestion financière et en ressources humaines, ses moyens sont intégrés au sein du budget opérationnel de programme (BOP) du SGDSN, sans être distingués des autres directions et services. Si, de l'avis de l'agence elle-même, ce positionnement doit être conservé car il permet de faire valoir les enjeux de cyber-sécurité au plus haut niveau de l'État, je réitère la proposition que j'avais faite en 2015 de créer un BOP propre à l'Anssi, qui lui permettrait de renforcer son autonomie de gestion. Cette proposition s'inscrit dans l'esprit du programme Action publique 2022, qui propose de donner aux managers publics davantage de liberté et de responsabilité en matière de gestion budgétaire et de ressources humaines.
La création d'un BOP spécifique offrirait, en outre, au Parlement un moyen d'assurer un meilleur suivi du budget, ce qui m'amène à ma seconde recommandation : développer et affiner les indicateurs de performance associés à l'Anssi au profit d'une meilleure évaluation des actions menées. Les deux sous-indicateurs associés à l'agence, qui mesurent respectivement la maturité des systèmes d'information ministériels et le niveau d'avancement des projets interministériels en matière de sécurité des systèmes d'information, se concentrent sur l'État. De nouveaux indicateurs portant sur la capacité de réaction de l'Anssi en cas d'attaque et la mise en oeuvre de ses recommandations par les directions des systèmes d'information des ministères et les opérateurs d'importance vitale pourraient utilement être envisagés pour mesurer l'impact du travail réalisé, notamment par la quantification des attaques identifiées.
S'agissant de la gestion des ressources humaines, il me semble indispensable de mettre en oeuvre une politique indemnitaire volontariste pour attirer et, surtout, fidéliser les ingénieurs informatiques de l'Anssi, en créant notamment un régime attractif de prime en fonction du travail réalisé. À cet égard, je salue à nouveau l'effort de 460 000 euros inscrit dans la loi de finances pour 2018 au titre des mesures catégorielles, destiné à la revalorisation du régime indemnitaire des agents de l'Anssi. Je suivrai attentivement les travaux portés sur ce sujet par la direction interministérielle du numérique et du système d'information et de communication (Dinsic).
Enfin, si la croissance interne de l'Anssi semble progressivement arriver à son terme, son développement territorial est encore embryonnaire et doit être poursuivi afin d'installer un véritable service de proximité. Je vois pour cela deux moyens : d'une part, achever la désignation, lancée fin 2015, de référents dans chacune des treize régions métropolitaines et, surtout, en Outre-mer, où aucun référent n'a encore été identifié ; d'autre part, renforcer les relations de l'Anssi avec les services interministériels départementaux des systèmes d'information et de communication (Sidsic), placés sous l'autorité des préfectures. Telle est, à mon sens, la direction que doit suivre cette jeune agence, qui suscite une attente croissante des entreprises et des collectivités territoriales.
Merci de nous avoir rappelé le rôle de l'Anssi et les enjeux auxquels elle est confrontée. L'année 2017 a vu l'apparition de nouveaux modes d'opérations cyber avec de regrettables conséquences politiques, économiques et stratégiques, à l'échelle tant nationale qu'internationale. Quelle est l'articulation entre l'Anssi et la loi de programmation militaire ? La problématique du renseignement, indispensable à l'anticipation des attaques, est-elle intégrée à l'agence ? Existe-il des collaborations entre l'Anssi et ses partenaires européens ?
Vous êtes fidèle à vos convictions ! Comme en 2015, vous prônez davantage de souplesse dans la gestion de l'agence, notamment pour fidéliser ses ingénieurs. Quel est le salaire moyen des agents de l'Anssi ? À quel niveau devrait-il idéalement s'établir et quel serait le coût de cette augmentation ? Je n'ai plus souvenir si, dans votre rapport de 2015, vous recommandiez l'établissement d'un tableau de bord de l'activité de l'Anssi mais j'ai l'impression qu'il n'existe pas. Si cela était avéré, ce serait ennuyeux...
Vous proposez la création d'un BOP propre à l'Anssi : est-ce, dans votre esprit, au profit d'une meilleure lisibilité budgétaire ou d'une autonomie supérieure ? La problématique du développement territorial est-elle limitée à l'outre-mer ou concerne-t-elle l'ensemble du territoire national ? Vous ne proposez effectivement pas une réduction des dépenses de l'Anssi, mais cela peut se justifier...
Le sujet de l'Anssi est essentiel à la sécurité nationale. À cet égard, et compte tenu de la complexité technique des tâches réalisées, la mobilité élevée des agents m'apparait préoccupante. Comment se répartissent les effectifs de l'agence sur le territoire et comment s'organisent ses missions ?
Antoine Lefèvre, l'articulation entre l'Anssi et la loi de programmation militaire se trouve à l'article 19 de cette dernière, qui permettra à l'agence de s'appuyer sur les opérateurs de communications électroniques pour mieux détecter les cyber-attaques. L'enjeu, auquel le Sénat est attentif, réside dans l'utilisation et le stockage des données ainsi récupérées. L'Anssi dispose d'interlocuteurs dans les différents États membres de l'Union européenne et entretient des liens étroits avec l'instance européenne, qui coordonne les dispositifs nationaux de protection des systèmes d'information, plus ou moins efficaces en fonction des moyens dont ils sont dotés.
Je partage, Vincent Delahaye, votre souci de rigueur budgétaire : si nous devions accroître encore les moyens dévolus à l'Anssi, il conviendrait de réaliser ailleurs des économies pour poursuivre l'objectif du Gouvernement de réduction des dépenses publiques. S'agissant du salaire annuel moyen des agents de l'agence, les données dont je dispose permettent de l'estimer à environ 55 000 euros bruts.
C'est 70 000 euros au centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) !
Ce niveau de rémunération pose effectivement problème au regard des compétences recherchées par l'Anssi. Les ingénieurs informatiques peuvent prétendre à des salaires annuels de 90 000 euros dans le privé ! On comprend dès lors le taux de mobilité à l'agence, même s'il présente un avantage en matière de diffusion des bonnes pratiques... L'Anssi doit disposer d'une plus grande latitude dans sa gestion des ressources humaines. Je partage également votre analyse quant à la nécessité de disposer d'un tableau de bord pour mesurer son activité.
Bernard Delcros, la finalité du BOP que je propose est à la fois la lisibilité et la souplesse de fonctionnement par rapport à la tutelle du SGDSN. Je suis, comme vous, favorable à une diminution de la dépense publique.
Enfin, Marc Laménie, les agents de l'Anssi exercent leur fonction dans l'un des deux sites parisiens, exception faite des treize représentants de l'agence dans les régions, qui oeuvrent notamment auprès des entreprises et des collectivités territoriales en matière de protection contre les cyber-attaques. La mobilité observée a essentiellement des origines financières, mais, heureusement, certains agents restent par sens du service public !
À l'invitation de la fédération bancaire française, Jérôme Bascher et moi-même avons visité la semaine dernière un centre de lutte contre la cybercriminalité bancaire. Nous avons appris à cette occasion que 80 faux sites de la Société générale étaient identifiés et bloqués par jour ! Les enjeux sont énormes.
Pour ces métiers très pointus, les banques n'hésitent pas à surpayer leurs collaborateurs pour les fidéliser. Au regard des 450 salariés de la Société générale dans ce domaine, le nombre de personnes employées pour protéger les administrations de l'État les plus sensibles ne me paraît pas excessif.
Vos propos sont éclairants pour la commission mixte paritaire de demain sur le projet de loi transposant la directive concernant les services de paiement dans le marché intérieur, dite « DSP2 ». Les sites d'agrégateurs de comptes ou d'initiateurs de paiement inquiètent. J'ai proposé une solution assurantielle, mais on aurait pu aussi envisager de restreindre la publicité de ces services, d'exiger des agréments ou d'interdire purement et simplement ces sites. Il semblerait que le Gouvernement ne veuille pas agir pour le moment, mais il est dangereux de ne pas réglementer ce qui apparaît comme un « vide » juridique. Les Français ne connaissent pas forcément les enjeux derrière les services qui leur sont proposés. Le jour où certains verront leurs comptes vidés, on dira que le Parlement n'a rien fait pour protéger l'épargne de nos concitoyens !
La commission donne acte au rapporteur spécial de sa communication.
Nous passons maintenant à la proposition de loi n° 376 présentée par notre collègue Marie-Pierre de la Gontrie et les membres du groupe socialiste et républicain, renforçant l'efficacité des poursuites contre les auteurs d'infractions financières et supprimant le « verrou de Bercy ».
C'est un sujet important, sur lequel notre commission a déjà dû se pencher à de nombreuses reprises, mais souvent dans l'urgence, en commission comme en séance publique, à l'occasion d'amendements déposés par certains de nos collègues. L'examen de cette proposition de loi nous permet de revenir de manière plus approfondie sur ce thème, avant même l'examen du projet de loi relatif à la lutte contre la fraude, qui devrait avoir lieu en juillet et qui ne comporte à ce jour aucune disposition sur cette question.
Nous examinons donc le rapport de notre collègue Jérôme Bascher, et allons procéder à l'élaboration du texte de la commission. Je vous indique qu'aucun amendement n'a été déposé sur ce texte.
La proposition de loi renforçant l'efficacité des poursuites contre les auteurs d'infractions financières et supprimant le « verrou de Bercy » nous permet de nous intéresser plus en détail à un mécanisme qui revient régulièrement dans nos débats. Il a encore été évoqué dimanche dernier lors d'un entretien télévisé du Président de la République.
Le « verrou de Bercy » est un sujet complexe, parce qu'il touche à la conciliation entre plusieurs principes qui sont au coeur du pacte républicain : le principe de l'efficacité dans le recouvrement de l'impôt, sans lequel le consentement à l'impôt n'a guère de sens, le principe de l'égalité devant les charges entre les puissants et les autres, le principe de l'égalité de traitement entre les citoyens. À ces principes j'en ajouterai un : le principe de réalité.
Je voudrais tout d'abord dissiper quelques mythes au sujet du fonctionnement de ce mécanisme, qui n'est pas très bien nommé puisqu'il s'exerce en grande partie en régions et non à Bercy.
Chaque année, l'administration effectue environ un million de contrôles sur pièces, principalement sur les entreprises, et 50 000 contrôles fiscaux « externes », plus approfondis, sur pièces et sur place. Ces contrôles sont menés sur l'ensemble du territoire.
L'objectif du contrôle fiscal est triple : recouvrer l'argent dû à l'État, sanctionner les fraudeurs, dissuader ceux qui pourraient être tentés de les imiter. L'administration cherche d'abord à récupérer les droits et peut appliquer des pénalités égales à 40 % des sommes dues en cas de manquement délibéré, 80 % en cas d'abus de droit ou de manoeuvres frauduleuses, voire 100 % en cas d'opposition à un contrôle fiscal. Entre 14 000 et 16 000 dossiers conduisent chaque année à l'application de pénalités d'au moins 40 %.
Tous ces dossiers n'ont pas vocation à être déférés devant l'autorité judiciaire. Le Conseil constitutionnel, dans deux décisions du 24 juin 2016, a limité aux cas les plus graves la possibilité de cumuler sanction administrative et sanction pénale. Cette dernière a un objectif d'exemplarité, qui est surtout atteint avec les sanctions non financières telles que l'emprisonnement ou la privation des droits civiques.
Sur les 50 000 contrôles fiscaux « externes », 4 000 sont qualifiés de « répressifs », c'est-à-dire que le montant des droits est élevé - typiquement supérieur à 100 000 euros - et que des pénalités sont appliquées à hauteur de 40 % au moins.
À ce stade, nous ne sommes pas vraiment à « Bercy », c'est-à-dire à la direction centrale, mais dans les pôles locaux de l'administration fiscale ou dans d'autres directions nationales. Le ministre et son cabinet sont donc très éloignés de ces dossiers. La direction centrale, qui elle-même agit selon les règles prévues par la loi et les circulaires, ne reçoit en fait que 1 100 dossiers environ par an et les transmet presque tous à la Commission des infractions fiscales (CIF). L'un des points les plus importants de ce débat est la différence entre les 4 000 dossiers « répressifs » et les 1 000 dossiers effectivement transmis à la CIF.
En réalité, le verrou est double. C'est tout d'abord le fait qu'une plainte pénale pour fraude fiscale est irrecevable si elle n'est pas déposée par l'administration fiscale, selon l'interprétation que fait la Cour de cassation de l'article L. 228 du livre des procédures fiscales. Mais c'est aussi le fait que cette administration ne peut déposer plainte que si elle y est autorisée par la commission des infractions fiscales.
La CIF est une autorité administrative indépendante, composée de 24 magistrats - Conseil d'État, Cour des comptes, Cour de cassation - et de 4 personnalités qualifiées désignées par les présidents du Sénat et de l'Assemblée nationale. Certains y voient une sorte d'outil au service d'un pouvoir opaque, mais elle présente plutôt toutes les garanties d'indépendance. Soyons clairs : ce serait une folie de supprimer la CIF !
Elle a d'ailleurs été créée en 1977 comme une garantie afin de mettre de l'ordre dans les critères suivis par l'administration pour renvoyer un contribuable devant l'autorité judiciaire. Et cet objectif est rempli, 90 à 95 % des dossiers qui lui sont transmis étant renvoyés au pénal.
Ce fort taux de transmission ne signifie pas pour autant qu'elle ne sert à rien. L'administration a « intériorisé » les règles élaborées par la commission et elle prépare bien ses dossiers en amont pour être certaine de démontrer l'intentionnalité de la fraude. L'autorité judiciaire, elle aussi, valide la plupart des plaintes qui conduisent en fin de compte à une condamnation. Les amendes sont toutefois souvent limitées et les condamnations à de la prison ferme restent l'exception : 70 par an environ et généralement des peines inférieures à un an.
Dans ces dossiers de grosses infractions fiscales, il est primordial que les dossiers soient bien préparés si l'on ne veut pas in fine aboutir à un échec judiciaire. Les justiciables ont en effet les moyens de prendre de très bons avocats fiscalistes, qui connaissent tous les méandres de la procédure.
Faudrait-il donc, comme l'a suggéré le ministre, transmettre les 4 000 dossiers à la CIF ? Les moyens actuellement à la disposition de la commission n'y suffiraient pas. Au-delà, il me semble que la raison d'être de cette commission n'est pas de faire le travail d'investigation de l'administration, mais de le contrôler, notamment pour éviter les transmissions abusives à la justice.
Deux catégories de critiques portent sur ce système. Il est présenté comme peu transparent, voire totalement opaque, et il ne traiterait pas les citoyens de manière égale. L'administration comprend mal ces critiques, mais on ne peut pas les balayer d'un revers de main.
La transparence est assurée par un certain nombre de rapports tels que le rapport d'activité de la CIF, le rapport au Parlement sur les remises et transactions à titre gracieux en matière fiscale, le rapport du comité du contentieux fiscal, douanier et des changes, ainsi que par les enquêtes menées régulièrement par la Cour des comptes. Sans doute n'est-ce pas totalement suffisant pour assurer la transparence. Les critères suivis par l'administration pour transmettre un dossier à la CIF sont aujourd'hui définis par une circulaire. Ils reposent sur le montant des droits fraudés, les manoeuvres du contribuable et la personne même du fraudeur, ces deux derniers points pouvant constituer une circonstance aggravante, par exemple s'il s'agit d'un élu de la Nation ou d'une personne exerçant certaines professions réglementées.
Comme l'ont suggéré le Président de la République et le ministre de l'action et des comptes publics, la transparence pourrait être améliorée par l'inscription de ces critères dans la loi. Il serait en revanche dangereux selon moi d'inscrire expressément dans la loi un seuil de 100 000 euros, qu'il serait assez facile pour les entreprises de contourner au moyen d'artifices comptables.
La transparence pourrait aussi être améliorée par un contrôle plus diversifié. Je plaide pour un contrôle plus systématique par l'inspection générale des finances sous la forme d'audits internes et par la Cour des comptes.
Je ne suis pas favorable à la proposition du ministre de faire entrer des parlementaires à la commission des infractions fiscales. En revanche, on pourrait envisager que des parlementaires habilités à cet effet contrôlent les 50 dossiers rejetés chaque année par la CIF, afin de comprendre les raisons pour lesquels ils ne sont pas transmis à la justice. Ils pourraient également, par voie de sondage, examiner une partie des 3 000 dossiers non transmis par l'administration à la CIF, pour s'assurer qu'il n'y a pas, ici ou là, une spécificité locale...
Il est normal que l'administration fiscale, soucieuse de conserver le secret fiscal, ne soit pas totalement transparente sur chaque dossier individuel. Mais ses méthodes de travail pourraient devenir plus « translucides » pour nos concitoyens.
La seconde critique porte sur l'égalité de traitement. La « cellule fiscale » placée auprès du ministre a été supprimée en novembre 2010, et les ministres ne peuvent plus intervenir dans ces dossiers aujourd'hui.
La critique porte aussi sur la question des transactions, qui supposent une négociation et laissent une marge d'appréciation à l'administration. L'article L. 247 du livre des procédures fiscales trace le cadre de ces transactions, qui font l'objet, dans les cas les plus importants, d'une transmission au comité du contentieux fiscal, douanier et des changes.
Environ 3 000 transactions sont conclues chaque année. Le montant total des pénalités remises, selon la Cour des comptes, a été de 102 millions d'euros en 2017.
Ces pénalités ont-elles évité des sanctions pénales aux contribuables concernés ? Sur les 4 222 dossiers « répressifs » d'un montant de droits supérieur à 100 000 euros et faisant l'objet de pénalités d'au moins 40 %, des pénalités ont été prononcées pour un total de 2,2 milliards d'euros. Or les transactions n'ont porté que sur 294 dossiers, pour un montant total de 12,5 millions d'euros. Il s'agit pour l'essentiel d'entreprises. Seules 28 transactions ont concerné des particuliers, pour un montant remis de 1,8 million euros. Il faut comparer ces montants au total des pénalités appliquées sur l'ensemble des dossiers contrôlés : 4 à 5 milliards d'euros par an, soit 0,2 point de PIB.
Ces transactions sont tout simplement justifiées par leur efficacité : pour un coût limité par rapport à l'étendue des pénalités appliquées, elles permettent de conclure des affaires beaucoup plus rapidement qu'en ayant recours systématiquement à l'action judiciaire. Cette dernière prend couramment trois ans et plus, avec de surcroît un aléa.
L'action judiciaire doit être privilégiée dans un objectif d'exemplarité et de dissuasion, notamment lorsque la fraude est répétée année après année. Mais, pour des raisons de protection des personnes et des intérêts économiques, il n'est pas toujours opportun de transmettre les dossiers.
C'est enfin une question d'intérêt financier pour l'État. Le monopole du dépôt des plaintes par l'administration répond à une logique très simple : l'État porte plainte parce que c'est lui la victime ; il agit au nom des contribuables. Le juge est saisi d'une affaire ponctuellement et porte donc un jugement au cas par cas, mais l'administration, elle, prend en compte le temps long : l'intérêt de l'État, c'est aussi que l'entreprise continue à exister l'année suivante, à fournir des emplois et à payer des impôts...
Le Sénat a déjà examiné, et parfois adopté, des amendements tendant à assouplir le verrou, notamment sur l'initiative de notre collègue Éric Bocquet - cela a été le cas en juillet 2017, dans le cadre du projet de loi pour la confiance dans la vie politique. Notre commission a plusieurs fois, au cours des dernières années, réaffirmé son soutien à ce dispositif sans fermer la porte à des améliorations.
Le texte que nous examinons va plus loin, et sans doute trop loin, puisqu'il vise à supprimer complètement le verrou, d'une part en retirant à l'administration le monopole du dépôt des plaintes pour fraude fiscale, d'autre part en supprimant le filtre créé par la commission des infractions fiscales. Il prévoit aussi d'étendre considérablement le champ d'action de la procédure d'enquête judiciaire pénale, créée en 2009 pour permettre à l'administration, dans des cas bien délimités, de recourir à des moyens de police judiciaire pour rassembler des éléments de preuve.
De manière plus fondamentale, le texte ne propose pas de solution alternative. Dans un tel changement de système, quelle doit être l'articulation entre les opérations de contrôle administratif et la procédure d'enquête judiciaire fiscale ? Comment gérer l'engorgement de l'autorité judiciaire qu'entraînerait, de fait, un transfert de l'ensemble des dossiers ? Une interprétation littérale de l'article 1741 du code général des impôts renverrait devant la juridiction pénale tout cas où une somme supérieure à 153 euros est dissimulée : il faut bien définir un filtre obéissant à certains critères.
Pour toutes ces raisons, cette proposition de loi présente le mérite de poser les termes du débat et nous permet d'explorer les solutions possibles. Attendons cependant les conclusions de la mission d'information commune que l'Assemblée nationale a mise en place. L'occasion de transformer le verrou de Bercy nous sera donnée par l'examen prochain du projet de loi relatif à la lutte contre la fraude.
J'ai évoqué quelques idées : inscrire dans la loi les critères justifiant la transmission d'un dossier à l'autorité judiciaire ; assurer le contrôle, par des parlementaires habilités de tous bords politiques, des dossiers non transmis. Peut-être faudrait-il aussi clarifier l'articulation entre l'article 40 du code de procédure pénale et l'article L. 228 du code de procédure fiscale spécifique aux plaintes pour fraude fiscale, et réfléchir à des critères de traitement des fraudes internationales.
Je propose donc à notre commission de ne pas adopter de texte, ce qui permettra au Sénat d'examiner la proposition de loi dans le texte soumis par ses auteurs, le 16 mai prochain.
Je ne suis pas mécontent de cette proposition de loi, qui vient alors qu'une mission a lieu à l'Assemblée nationale sur ce sujet et que le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude sera examiné en premier par le Sénat. Elle pose une vraie question à propos d'une bizarrerie du droit français, à savoir le monopole de l'administration fiscale pour lancer des poursuites pénales.
L'administration fiscale française est l'une des plus efficaces au monde en matière de recouvrement ; elle a aussi une tradition de secret fiscal qui offre toutes les garanties - alors que les procès-verbaux d'auditions judiciaires se retrouvent souvent dans la presse...
Faut-il supprimer le verrou de Bercy ? Je suis d'abord soucieux d'efficacité. Lorsque j'ai présenté, avec Claude Raynal, une proposition de loi sur le non bis in idem - la poursuite des mêmes faits à deux reprises - pour les délits boursiers comme le délit d'initié ou la manipulation de cours, nos auditions ont mis en évidence l'inefficacité de la justice dans le traitement de ce type de délits. Des jugements ont parfois été rendus après quinze ans, alors que l'Autorité des marchés financiers (AMF) peut infliger des amendes et des sanctions administratives très rapidement. Je crains que la même chose ne se produise avec la fraude fiscale. Si le verrou de Bercy est supprimé, on ne créera certainement pas des centaines de postes de magistrats spécialisés dans les affaires fiscales faute de moyens pour la justice comme cela est souvent rappelé. Or la justice ne s'intéresse pas prioritairement à la délinquance en col blanc qui passe - et on peut le comprendre - après les viols, les attaques à main armée, ou encore les délits routiers... Ainsi, d'appel en cassation, les contentieux traîneront, pour le bonheur des avocats fiscalistes, et l'argent ne rentrera pas.
Je préconise par conséquent le maintien de la voie pénale pour les infractions les plus graves et une révision du verrou de Bercy dans le sens d'une plus grande transparence, en revoyant peut-être les critères appliqués, ou encore en prévoyant un contrôle parlementaire. En revanche, supprimer ce verrou et transférer l'ensemble du contentieux de la fraude fiscale à la justice, c'est engorger celle-ci encore davantage et perdre des recettes. Soyons pragmatiques, remettons-nous-en au professionnalisme de l'administration fiscale et faisons des propositions de réforme à l'occasion de l'examen du projet de loi relatif à la lutte contre la fraude.
Je partage l'analyse du rapporteur et du rapporteur général. Cette proposition de loi sera examinée en séance le 16 mai, quelques semaines avant le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude dont, par surcroît, le Sénat aura la primeur. Faisons plutôt évoluer celui-ci par amendement. La démarche est précipitée. Ce sont des objections de forme mais, comme le disait Victor Hugo, la forme est le fond qui remonte à la surface.
Certes, le verrou de Bercy souffre d'un déficit d'image qui tient largement à son nom ; mais des évolutions ont été annoncées par le Président de la République et le ministre de l'action et des comptes publics, l'Assemblée nationale a créé une mission d'information sur le sujet, plusieurs pistes de réforme ont été suggérées par le rapporteur général.
L'autorité de l'État - à laquelle renvoie la question du verrou de Bercy - ne sera pas mieux confortée par l'ordre judiciaire que par l'administration. L'intérêt de l'État consiste à assurer la rentrée rapide des recettes. Je ne dirai pas, comme les Britanniques, qu'un mauvais arrangement vaut mieux qu'un bon procès, mais si les dossiers de fraude fiscale sont tous transmis à la justice, les avocats fiscalistes s'engouffreront dans la brèche, faisant traîner les affaires pendant des années.
Je ne prétends pas pour autant que tout doive rester en l'état, mais travaillons sur les propositions qui seront émises par l'Assemblée nationale, faisons évoluer le projet de loi qui nous sera bientôt présenté. Le groupe La République en marche ne votera pas ce texte, mais il est opportun que le débat ait lieu.
Il faut protéger les citoyens de l'arbitraire. Qui l'incarne en la matière : la justice ou Bercy ? Si tant de contrôles fiscaux sont annulés, c'est à cause des erreurs fréquentes de procédure, dans lesquelles les fiscalistes s'engouffrent depuis longtemps. Je ne parlerai pas du fond et de la forme, mais du sens et de la lettre : beaucoup de contribuables, qui ne pensent pas à mal en faisant de l'optimisation fiscale, se heurtent à une application rigide du droit. Il conviendrait d'humaniser les contrôles fiscaux.
Merci au rapporteur de son travail sur un sujet qui n'est pas simple. Le mécanisme du verrou de Bercy est connu des membres de notre commission, mais pas du grand public. Le rapporteur a évoqué 2,2 milliards d'euros de pénalités pour les dossiers dits répressifs, mais a-t-on une idée du manque à gagner pour le budget de l'État ? Beaucoup de petites entreprises font appel aux experts-comptables, qui ont aussi un rôle de prévention et d'information en matière fiscale. Quel travail est mené à ce niveau ?
Merci au rapporteur de sa rapidité, dans les délais très resserrés qui lui étaient impartis, et de m'avoir laissée assister à quelques auditions. Il est bienvenu de pouvoir débattre sur la problématique du verrou en amont d'un projet de loi qui laisse cette page entièrement vierge. Nous proposerons peut-être des améliorations au dispositif lors de son examen en séance publique.
Après les avancées législatives successives de ces dernières années, en général provoquées par des affaires, le verrou de Bercy paraît désormais hors du temps. Le principe de réalité invoqué par le rapporteur ne saurait être élevé au même niveau que celui de la séparation des pouvoirs. Nos concitoyens ne comprennent pas cette justice qui n'en est pas une, alors qu'on leur dit qu'il faut réduire les dépenses de l'État.
Si 4 000 dossiers pourraient légitimement être transmis au juge, selon les critères du Conseil constitutionnel, et que seuls 1 000 l'ont été, alors qu'environ 300 ont fait l'objet d'une transaction, qu'est-il advenu des 2 700 dossiers restants ? Pourquoi n'ont-ils pas été transmis ? Les syndicats ont pointé des effectifs insuffisants à la CIF pour traiter l'ensemble des dossiers...
Je suis favorable à l'idée d'un contrôle par une instance extérieure au ministère des finances des dossiers rejetés par la CIF ; mais quelles seront les conséquences si ladite instance pointe des manquements ? Ces contrôles se feront-ils sur la base des critères que vous avez évoqués ?
J'entends les arguments sur l'engorgement de la justice, mais on ne se pose pas la question quand il s'agit d'augmenter les peines ou de transformer des délits en crimes...
Quant à l'efficacité, le Conseil constitutionnel a bien dit que les dossiers les plus graves pouvaient faire à la fois l'objet d'une sanction administrative et de poursuites pénales. L'un n'empêche pas l'autre, et l'efficacité n'est pas en cause. De plus, c'est un sujet qui intéresse les Français. Il faut enfin songer à l'efficacité de la dissuasion : le risque d'être traîné devant un tribunal a sans aucun doute un effet dissuasif sur les fraudeurs.
Nous avons dû quitter une commission d'enquête pour assister à ce débat qui, certes, touche à une question sérieuse et récurrente. Néanmoins, je suis choqué de voir pas moins de huit ministres du précédent gouvernement, dont le président du groupe socialiste et républicain, signer cette proposition de loi. Viennent-ils de découvrir l'existence du verrou de Bercy ? N'avaient-ils aucun pouvoir dans le gouvernement auquel ils appartenaient ? À moins que ce ne soit simplement une provocation pour nous faire perdre notre temps, ou d'un moyen de résoudre des problèmes internes à votre formation politique...
Notre assemblée débat cet après-midi d'un projet de loi sur le secret des affaires. Dans ce contexte, le verrou de Bercy, qui interdit notamment à une entreprise de se porter partie civile contre une autre pour avoir accès à des informations sur son fonctionnement interne, semble assez logique.
Le critère de la récidive est un facteur aggravant que nous devrons prendre en compte. Il peut justifier l'engagement de poursuites même lorsque les sommes en jeu ne sont pas considérables, puisque les services fiscaux sont inutilement mobilisés.
Quant à l'arbitraire, Alain Houpert, c'est un débat philosophique. La complexité de la loi fiscale rend très difficile le traitement judiciaire. La direction de la législation fiscale est amenée à interpréter dans des circulaires des lois qu'elle a elle-même préparées. Le serpent se mord la queue. La procédure judiciaire, en la matière, réclame une expertise considérable d'autant que chaque cas est particulier. Au demeurant, espérons que le projet de loi pour un État au service d'une société de confiance fera évoluer les relations entre l'administration et les citoyens.
Marc Laménie, vous évoquez un manque à gagner, je parlerai plutôt de gain à perdre si le verrou était supprimé. Quant aux experts-comptables, nous verrons ce que le projet de loi Pacte, qui arrivera un jour devant le Parlement, dit de leur rôle. Quoi qu'il en soit, en cas de fraude fiscale, l'expert-comptable peut être considéré comme complice.
Sophie Taillé-Polian, je rappelle que le Conseil constitutionnel a validé le principe d'une sanction par l'administration fiscale d'un côté, par la justice de l'autre. Ce dispositif n'est pas hors norme.
Quelles sont les conséquences lorsque le contrôle montre qu'un dossier aurait dû être transmis à la CIF ? L'administration fiscale a plusieurs années pour porter plainte. Si l'erreur ou l'oubli est avéré, le contrôle le répare ; s'il y a faute, les faits peuvent faire l'objet d'un déféré au procureur général près la Cour des comptes et le responsable peut être interdit d'exercice de fonctions financières dans l'administration, ou il peut être déféré à un juge dans le cadre d'une procédure pénale classique.
S'agissant des 2 700 dossiers manquants, c'est bien la preuve qu'il y a un manque de transparence !
Conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance portera sur le texte de la proposition de loi déposée sur le Bureau du Sénat. La date limite pour le dépôt des amendements de séance est fixée au vendredi 11 mai, à midi. Nous les examinerons en commission le mardi 15 mai, à 9 heures.
La Commission européenne a présenté, il y a un peu plus d'une quinzaine de jours, deux propositions de directives, l'une établissant les règles d'imposition des sociétés ayant une présence numérique significative, l'autre concernant le système commun de taxe sur les services numériques applicable aux produits tirés de la fourniture de certains services numériques.
La commission des finances s'est saisie de ces propositions et a désigné Albéric de Montgolfier, rapporteur général, comme rapporteur en vue de la rédaction d'une résolution européenne du Sénat.
Notre commission s'est saisie de deux propositions de directives présentées le 21 mars dernier par la Commission européenne, visant à garantir la juste imposition des activités numériques au sein de l'Union européenne.
La question de l'imposition des GAFA - Google, Apple, Amazon, Facebook - et autres multinationales du numérique traîne depuis plusieurs années. On ne peut donc que se féliciter des propositions de la Commission européenne - présentées, il faut le rappeler, à la demande de la France et de trois de ses principaux partenaires : l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne.
J'ai conduit une dizaine d'auditions ouvertes aux membres du groupe de travail sur la fiscalité du numérique. À l'issue de ces travaux, il m'a semblé indispensable que le Sénat prenne position. C'est donc l'objet de la proposition de résolution européenne que je vous présenterai, en application de l'article 88-4 de la Constitution.
Tout d'abord, quel est le problème ? Conçue au début du XXe siècle pour une économie « physique », la fiscalité internationale des entreprises est inadaptée aux GAFA qui créent de la valeur sans présence physique sur un territoire, détiennent beaucoup d'actifs incorporels et proposent un modèle souvent gratuit pour l'utilisateur.
Le taux effectif moyen d'imposition des entreprises numériques est de ce fait de 9,5 %, contre 23,2 % pour les entreprises traditionnelles. Google, deuxième entreprise mondiale par sa capitalisation, n'a payé que 6,7 millions d'euros d'impôt sur les sociétés (IS) en France en 2015, avec un bénéfice déclaré de 22 millions d'euros. Airbnb, dont Paris est la première destination mondiale, a payé seulement 92 944 euros d'IS en France en 2016.
Les tentatives répétées de l'administration de taxer davantage ces géants, sur le fondement de l'établissement stable, n'ont pour l'heure pas été très concluantes. En juillet 2017, le redressement de 1,1 milliard d'euros notifié à Google a été annulé par le tribunal administratif de Paris.
Face à ce problème, la Commission européenne propose une solution en deux temps, prenant la forme de deux propositions de directives.
Premièrement, une réforme des règles d'imposition des bénéfices des sociétés visant à compléter la notion d'établissement stable, qui permet d'imposer une entreprise sur un territoire donné, par un critère de « présence numérique significative » (proposition de directive n° 147). Il s'agit d'une solution de moyen ou long terme. Une entreprise serait considérée comme ayant une présence numérique significative dans un État membre dès lors qu'elle dépasse l'un des trois seuils suivants : 7 millions d'euros de chiffre d'affaires issu des activités numériques, 100 000 utilisateurs ou 3 000 contrats commerciaux.
Deuxièmement, la Commission européenne propose la création d'une taxe de 3 % sur le chiffre d'affaires de certaines activités numériques (proposition de directive n° 148). Il s'agit d'une solution temporaire, dans l'attente de la réforme globale. Cette taxe est ciblée sur les activités pour lesquelles une grande partie de la valeur est liée à la « contribution des utilisateurs » : la publicité en ligne, qui permet à Google et Facebook d'être en apparence gratuits pour les utilisateurs ; l'intermédiation proposée par les plateformes qui mettent les utilisateurs en relation en vue de la vente d'un bien, comme sur Amazon Marketplace, ou d'un service, comme Uber ou Airbnb ; et la vente de données.
La taxe s'appliquerait aux entreprises qui réalisent un chiffre d'affaires supérieur à 750 millions d'euros au niveau mondial, toutes activités confondues, et supérieur à 50 millions d'euros au sein de l'Union européenne s'agissant des activités imposables.
Au taux de 3 %, cette taxe pourrait rapporter quelque 5 milliards d'euros aux États membres. Ce n'est pas grand-chose, mais c'est un début.
Que penser de ces propositions ? Tout d'abord, je ne suis pas d'une manière générale un grand amateur des taxes sur le chiffre d'affaires : celles-ci frappent indifféremment les entreprises qui font du profit et celles qui n'en font pas, ce qui n'est pas très intelligent d'un point de vue économique.
Toutefois, le réalisme oblige à reconnaître que la solution de long terme a peu de chances d'aboutir, compte tenu de la règle de l'unanimité des États membres de l'Union européenne en matière de fiscalité.
Surtout, cette réforme n'aura de sens que si elle est mise en oeuvre au niveau international, ce que la Commission européenne reconnaît. Or pour l'instant, malgré un certain nombre de points d'accord entre les grands pays, les négociations à l'OCDE sont bloquées. Cette taxe semble donc être la seule solution possible à ce stade.
Si j'en approuve le principe, certains points ne manquent pas d'interroger. Ne sont concernés, en effet, ni la vente en ligne de biens matériels, ni la fourniture de services numériques tels que Netflix ou Spotify. Amazon ne sera pas taxé pour la vente de biens en direct, mais le sera pour la mise en relation de vendeurs et d'acheteurs via la plateforme Amazon Marketplace. Ce sont donc principalement Google et Facebook qui sont visés, non l'ensemble des GAFA : plutôt qu'une « taxe GAFA », nous avons là une « taxe GF ».
Ensuite, ce qui me semble bien plus grave, cette taxe toucherait des entreprises qui paient d'ores et déjà leur impôt sur les sociétés en France ou en Europe. Parmi les entreprises potentiellement concernées par cette taxe, on trouve Criteo, leader dans le ciblage publicitaire, AccorHotels pour ses activités de location de services et d'intermédiation, Orange ou encore Solocal.
Des plateformes françaises comme Leboncoin ou Dailymotion atteignent presque les seuils. Les start-up sont certes protégées par les seuils de 750 et 50 millions d'euros, mais si elles grandissent ou sont rachetées, leurs activités seront incluses dans l'assiette, ce qui diminuera d'autant leur valeur aux yeux des investisseurs. Je pense par exemple aux nombreuses acquisitions réalisées par AccorHotels ces dernières années.
Ces entreprises paient l'IS en France. Les soumettre à la taxe de 3 % sur le chiffre d'affaires reviendrait à leur imposer une double peine, ce qui n'est pas du tout l'objectif ! Le taux effectif d'imposition de Criteo était de 24,7 % en 2017, soit plus que le taux moyen du secteur « traditionnel », qui est de 23,2 %. Le groupe Solocal, ex-Pages Jaunes, a payé environ 30 millions d'euros d'IS en France en 2017 ; avec la nouvelle taxe, le total passerait à 40 millions d'euros : ce n'est pas rien pour une entreprise qui n'est pas en grande forme. N'ajoutons pas une double imposition aux distorsions de concurrence existantes.
Comment éliminer cette double imposition ? Certes, la proposition de directive permet aux États membres de rendre la taxe déductible de l'assiette de l'impôt sur les sociétés, au même titre que toute autre charge déductible, mais cela ne permettra pas de neutraliser entièrement la double imposition.
Il faudrait pour cela rendre la taxe déductible du montant de l'IS lui-même, sous la forme d'une réduction d'impôt. Cette possibilité n'est pas prévue dans la directive, au motif qu'une déductibilité de l'IS se heurterait aux conventions fiscales internationales.
Cet argument est valable, mais il ne s'applique que dans les relations avec des États tiers. Or les entreprises susceptibles d'être soumises à la taxe sur le chiffre d'affaires sont dans leur quasi-totalité établies dans l'Union européenne. Le fait que les conventions fiscales priment sur les directives dans les relations avec les États tiers n'interdit donc en rien de prévoir une déductibilité pleine et entière de l'IS au sein de l'Union européenne. C'est d'ailleurs le raisonnement sur lequel s'appuie la proposition de directive de long terme, en ce qui concerne la modification de la définition de l'établissement stable.
Par conséquent, je vous propose de demander, par cette proposition de résolution, que la taxe sur les services numériques soit déductible de l'IS. Elle serait alors conforme à son esprit, qui est de taxer les entreprises qui ne paient pas d'impôt, sans nuire à la compétitivité des entreprises françaises et européennes déjà soumises à l'IS. La déductibilité serait seulement possible dans l'État où l'IS est dû afin d'éviter toute stratégie d'optimisation fiscale abusive.
Nous avons également identifié d'autres pistes, par exemple celle d'une « super-déduction » de la base d'imposition.
Des solutions permettent d'atteindre l'objectif poursuivi par la Commission européenne sans nuire à la compétitivité des entreprises françaises et européennes qui s'acquittent déjà de l'IS. Ce sujet va connaître d'importantes évolutions dans le contexte de la réforme fiscale américaine. Pour l'heure, je souscris donc au principe des propositions de directives que nous examinons, tout en demandant à ce que le Gouvernement soutienne la neutralisation de cette taxe pour les entreprises qui paient déjà l'IS. Le Président de la République s'était d'ailleurs engagé à ne pas créer d'impôt nouveau.
Disposons-nous d'éléments sur le montant à attendre de cette taxe en France et dans les autres pays, et sur le coût de la déductibilité de l'IS ?
Entre 130 et 150 entreprises européennes, américaines ou autres pourraient être concernées, d'après la Commission européenne. La déductibilité revient à neutraliser l'effet de la taxe dès lors que l'IS est payé : elle n'aurait aucun coût par rapport à la situation actuelle.
Je pense que l'impact de cette taxe sur les entreprises françaises a été mal évalué par Bercy, mais il est clair que le Gouvernement ne souhaite pas créer une nouvelle taxe pour les entreprises qui paient l'IS.
Le dispositif que vous proposez est-il conforme au droit de l'Union européenne ? Ne crée-t-il pas une inégalité de traitement entre les entreprises françaises et les entreprises étrangères ?
La possibilité de déduire la taxe n'est pas contraire au principe de non-discrimination entre résidents et non-résidents, puisqu'elle est ouverte à toutes les entreprises dès lors qu'un bénéfice est déclaré en France. Nous en avons discuté avec les services de Bercy, et nous sommes convaincus que c'est la voie qui doit être empruntée. Nous demandons soit une déduction de l'IS soit une autre mesure de portée équivalente, par exemple une « super-déduction » des charges.
La proposition de résolution est adoptée.
Le délai limite pour le dépôt d'amendements est fixé au mercredi 2 mai, à 12 heures. La commission les examinera le mardi 15 mai, à 9 heures.
La réunion est close à 16 h 30.